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Indes réunionnaises
    

    L'ART DE LA BIJOUTERIE INDIENNE À LA RÉUNION.

   Florence CALLANDRE


     Après des études de droit, Maragadame Permale surnommée "Mala" qui signifie "guirlande", décide de passer un certificat d'aptitude professionnelle de bijoutière. "Quand on est d'une famille de bijoutiers, on ne choisit pas la bijouterie, c'est la destinée !" Maragadame - émeraude en tamoul (1) - a voulu ensuite suivre une formation en gemmologie à Saumur. Accompagnée de sa mère pour s'installer, une année, le temps nécessaire pour suivre cette formation, elle a choisi finalement de ne pas rester et de rentrer chez ses parents à la Réunion pour seconder son père Nardène Permal, artisan bijoutier, et vendre ses créations.


Ganesh, divinité tutélaire des bijoutiers, jardin de Mala.

   Aujourd'hui, elle travaille tantôt avec lui à l'atelier de Saint André, tantôt avec sa mère à la bijouterie Nardène à Saint Paul, au contact avec la clientèle et elle avoue être assimilée au nom du magasin, Nardène, prénom de son père et autre nom de Shiva (2). "Mes clients sont fidèles : ils m'appellent Nardène !" Elle souligne que Ganesh, fils de Shiva, est la divinité tutélaire des bijoutiers et que c'est important. Autrement dit, le travail réalisé sous ses auspices est sacralisé quelle que soit l'opération, manuelle ou mécanique, effectuée.


Nardène et Maragadame Permale dans leur atelier

   Étudiante dans mon cours de civilisation indienne de deuxième année du "département de Langues, Cultures et Sociétés de l'Océan Indien", à l'Université de la Réunion, Maragadame a présenté, le 5 Mars 2008, un document en cours de réalisation qu'elle préparait en vue d'obtenir pour son père le label "artisan qualité" de la chambre des métiers.
   David Souprayen (3), un des étudiants présents lors de son exposé a enrichi le débat en donnant des informations sur l'or : " Les scientifiques ont prouvé qu'à la base, quand il y a eu le big-bang, la grande explosion, l'or a explosé de toutes parts et comme il était à différentes températures, certains sont devenus roses, d'autres gris ou jaunes... mais c'est la même chose. Quelqu'un qui va porter un bijou en or dans un autre pays portera la même chose que nous. A la base, tous les ors étaient ensemble ; ils ne faisaient qu'un. " Il s'agit là d'une jolie métaphore qui pourrait s'appliquer à une théorie sur la culture : une seule culture au départ se serait transformée au fil du temps, des déplacements et selon les conditions de vie, climatiques, économiques, politiques. Et plus tard, lorsque plusieurs de ses variantes se retrouvent ensemble à nouveau sur une île tropicale, elles n'en feront qu'une, résultat d'une mystérieuse alchimie réussie de la créolisation. La bijouterie d'origine indienne, à la Réunion, peuplée récemment et peu à peu d'immigrants de diverses origines, offre des exemples nombreux de fusion de divers éléments culturels, aussi bien indo-océaniques, qu'européens. Le port du moukouti en est un bel exemple. Originaire de l'Inde, ce bijou porté sur une aile du nez fait aujourd'hui pratiquement l'unanimité des jeunes femmes de toutes sensibilités ethno-culturelles (4)


Les néli, bagues en l'honneur de Ganèsh, et Durga, en cours de réalisation

Nardène : "Le moukouti, vous connaissez, çà vient de l'Inde et maintenant tout le monde le porte. C'est à la mode."

   A l'inverse, la "pat sheval", dont l'origine n'est plus connue, mais qui mêle par la magie du savoir-faire des bijoutiers indiens, des rubélites, pierres rouges, l'estampage de motifs aussi bien européens que provenant de l'Ouest de l'Asie, comme la feuille de vigne (5), faisait partie des bijoux indispensables des jeunes filles réunionnaises des années 1950. Cette "pat sheval", boucle d'oreille connue et fabriquée aussi dans l'hexagone sous le nom de "boucle briquet" d'après Nardène Permal, a joué le rôle de l'actuelle "créole en or" auprès des jeunes filles de la Réunion. Elle était le bijou incontournable, le "must have" du milieu du XXe siècle. Il s'agit d'un bijou léger, de qualité, produit de plusieurs techniques, qui propose deux couleurs d'or différentes, chargé d'une petite pierre, aux motifs symboliques et décoratifs. Plus sophistiquée, plus discrète, mais tout autant signe identitaire que la "créole" en or, la "pat sheval" reprend actuellement, à la Réunion, le chemin de ses anciennes "lettres de noblesse".


Pat sheval ou boucle briquet, or et rubélites, Nardène Permale

Maragadame : "Nous,aujourd'hui, on met des créoles mais elles, et quand elles allaient dans une bijouterie, c'était çà. Comme souvent, c'étaient des iIdiennes qui les portaient, on a mis une pierre rouge."
Nardène : "Quand j'ai pris la profession, çà existait déjà. Je n'ai pas appris ce modèle-là de mon père. La boucle d'oreille "briquet" se fabrique aussi en métropole. Ici c'est "la pat sheval", parce que çà ressemble un peu à un fer à cheval. Devant, c'est une feuille de vigne estampée, avec ses vrilles, les petites lianes qui s'accrochent, en alliage d'ors. Si quelqu'un me demande de remplacer la feuille de vigne par une croix ou une fleur, je le fais volontiers."

   Maragadame montre un dessin de collier indien et commente : "Les parties rondes, rectangulaires qui constituent le tour du collier, je garde, mais les deux cygnes du motif central, jamais je ne les referai. Ils sont trop indiens. Les Réunionnaises achètent des colliers en Inde où la main d'oeuvre est très mal payée, parfois des enfants. Et puis moi j'ai un goût européen." La bijoutière décide des motifs qu'elle va garder et de ceux qu'elle écarte. Elle apporte des détails qui transforment certains bijoux simples en pièces sophistiquées, comme remplacer une chaîne à maille forçat par un tour de cou artisanal, en petits éléments soudés les uns aux autres. Maragadame et Nardène participent au dialogue interculturel en terre créole. "A Saint Paul, on a volé la couronne de la Vierge et une femme qui ne pouvait pas avoir d'enfants a fait une "promes" : "si tu me donnes un enfant, çà sera une couronne que je t'offrirai" Et elle a fait le tour des bijoutiers de Saint Denis et aucun des bijoutiers n'a voulu lui faire sa couronne. Elle est arrivée à Saint Paul et elle a trouvé Papa qui lui a dit : "Je ne vous garantis rien mais je vais essayer!" Et il l'a faite toute en argent. Elle était contente. Il y a une petite chapelle en face de la grande église et une vierge à l'intérieur, juste à côté de l'hôpital Gabriel Martin, mais elle ne porte pas toujours sa couronne : on ne la lui met que pour les festivités, la nativité, parce qu'elle est en argent... J' y suis allée une seule fois pour déposer la couronne. Les pierres dessus, ce sont des strass parce que diamants ou même zirconium, çà aurait été trop cher. Mais elle a eu son enfant et elle a offert cette couronne."

   Pour Maragadame, il est fondamental de créer en tenant compte du contexte local. "Je vais vous montrer quelque chose qu'on est en train de faire. C'est papa qui le réalise. On s'est basé sur un dessin indien qu'on a transformé. Sur le bijou indien il y a beaucoup de pampilles par exemple. Moi, j'ai imaginé un modèle beaucoup plus européen. On a mis du corail, des turquoises parce que l'ambre et tout çà, c'est très "tendance". Les gens demandent les pierres semi-précieuses et ornementales et on a mis ces pierres-là. Et c'est tout en filigrane. Là où le modèle indien était tout en pierre et avec beaucoup d'or, on a travaillé çà en filigrane pour donner du relief, de l'ampleur et puis après quelques petites turquoises pour rafraîchir. Sinon, il n' y a plus cette petite note fraîche de modernité qu'on veut donner. Si on met des zirconiums, des pierres rouges... là on est dans "l'indien" vraiment. Nous on veut garder "indien" car ce sont de très beaux modèles mais sinon, il vaut mieux que j'aille en Inde que je paie des ouvriers pour qu'ils me fassent un bijou indien. C'est possible de faire de l'import-export, mais ce n'est pas intéressant. Moi ce que je veux, c'est un bijou de chez nous, que ce soit nous qui puissions le faire. On a pris leurs modèles, mais je n'ai pas le goût indien, c'est clair. J'aime tout ce qui est indien mais je veux dire que je préfère prendre le design indien et le transformer à notre manière à nous. Vous, moi, quelqu'un de la Réunion, imaginez qu'il n'aime pas le style indien, il pourra apprécier le filigrane quand même. Vous n'êtes pas obligés d'être indien ou d'aimer "l'indien", mais vous pouvez apprécier l'oeuvre".

   Les Nardène, père et fille, expriment avec leurs créations originales la dynamique de l'interculturalité créole aussi bien dans le choix des techniques et leur utilisation, que dans la sélection des modèles de bijoux qu'ils produisent.

   Nardène : " On fait des bijoux européens parce qu'on est en France, en Europe, mais on a quand même un métissage ethnique à la Réunion. Ici on mélange le style européen et le style indien, même africain si on peut pour avoir un bijou ethnique. C'est ce qu'on essaye de faire. Au niveau des techniques, c'est vraiment fifty-fifty, européennes et indiennes. On utilise des techniques indiennes, mais comme on n'a pas de grands rapports avec l'Inde....Vous savez bien... Le filigrane et l'estampage sont des techniques indiennes mais le serti-clos n'est pas indien, ni le repoussé. Beaucoup de techniques ont été prises ici et perfectionnées en Europe."

   Nardène Permal respecte autant le catholicisme que l'hindouisme : "Hindou, Chrétien ou Musulman... Du moment qu'on parle de Dieu, il est "un seul". On peut prier à sa façon, à sa manière, comme on veut. Le but c'est un résultat. La vierge ou les saints. Il souligne d'ailleurs le séjour du Christ au Cachemire, le fait qu'il aurait été un yogi.... "On fait des croix en filigrane, des estampes de Christ. On peut souder de l'estampage de Christ et du filigrane ou le poser sur une croix plus simple. C'est estampé soit avec des modèles de moules indiens soit avec des moules européens. On fait les bagues des soeurs catholiques quand elles prêtent serment. Soeur Jacqueline, Soeur Thérésa... Ce ne sont pas leur vrai nom, c'est un pseudonyme et à ce moment là elles se marient à Dieu. On fait des talismans aussi pour les hindous, pour les juifs des médailles rondes auxquelles on applique au dos un chakram"(6).

   A l'heure où l'interdiction par l'autorité préfectorale de sacrifices d'animaux dans les koylous suscite la colère de bien des fidèles hindous, certains portent déjà depuis un an un arloir, sabre de sacrifice. "La nouvelle mode, c'est le arloir, le sabre qui sert à couper le cabri... Ça se porte à l'oreille, au cou, le petit sabre. C'est rigolo parce que j'étais au temple de Mariamen mercredi dernier, et j'ai vu un homme avec un petit arloir à l'oreille et moi je sais que chez nous on fait le pendentif mais la boucle d'oreille je n'y avais pas pensé. Je ne savais pas que les gens voulaient des boucles d'oreilles. Un client est venu et nous a dit : "Voilà, mi ve un sabre !" Je lui ai demandé : "Ou ve koi com sabre ?" Il a fait un croquis, un "arloir". On a fait un moule, une maquette en argent."


Dans un moule de silicone, arloir en cire perdue qui sera remplacé dans
un "arbre" par le métal précieux


Arloir de cire réalisé par Mala

   - Nardène : "Et puis après on le fait en or, on peut mettre des pierres."
   - F.C : "A votre avis quelle était la symbolique pour le premier qui a demandé ?"
  - Nardène : "A mon avis, c'était un coupeur de cabris qui devait vouloir garder les traditions ou bien partant pour le "coupage de cabris".
   - Maragadame : "De là à dire que c'est une réponse au préfet... Je sais qu'à un petit garçon, on donne un Ganesh ou un Shiva. J'ai vu dernièrement qu'on demande Kali sous des formes guerrières : Masanankarli ou d'autres guerrières des virin. Moi j'aurai plus tendance à demander la paix : Durga ou Latchimy..."

   Les productions artistiques de Maragadame et Nardène Permale, leur adaptation aux diverses demandes locales, les créations ou les transformations de bijoux anciens, comme les nèli, bague en l'honneur des divinités, pour l'instant au stade de magnifiques prototypes, les nouveaux orlé, réalisés conformément aux exigences de coquetterie de la femme réunionnaise d'aujourd'hui sont autant d'avancées culturelles qui enrichissent le patrimoine réunionnais. Mala et Nardène mettent avec beaucoup de talent l'art du bijou indien au service de l'harmonie interculturelle créole.


   Florence CALLANDRE
   Maître de Conférences au département de Langues, Cultures et Sociétés de l'Océan Indien,chercheur au Centre interdisciplinaire de recherche sur la construction identitaire (Circi)Univ de la Réunion Mai 2008

   Article extrait de la revue SANGAM N°27 de juillet 2008
 


(1) à l'image des prénoms d'origine indienne toujours évocateurs,celui de Maragadame correspond de plus parfaitement à sa destinée.
(2) Notons que Permal dérive de Péroumal, autre nom de Vishnou
(3) titulaire d'un Master de physique
(4) les étudiantes européennes et québécoises de l'Université de la Réunion se font parfois placer un moukouti pour marquer leur séjour dans l'île.
(5) la vigne dans les religions environnant l'ancien Israël,était un arbre sacré, messianique l'expression végétale de l'immortalité. Elle est associée à l'arbre de vie du paradis, et son produit, le vin, la boisson des dieux est symbole de connaissance
(6) diagramme symbolique d'une divinité auquel on attribue des pouvoirs spécifiques

© Revue Sangam 2008-2009

 

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