Le cadre et le contexte 

Dans les îles de la Guadeloupe et de la Martinique, la fin de l’esclavage (1848) et la pression des propriétaires fonciers en vue de contrecarrer les revendications des nouveaux libres et de maintenir, à des conditions favorables aux planteurs, la production de la canne à sucre, conduisent à engager sous contrat des travailleurs recrutés en Inde.
   Leur contrat précisait qu’ils auraient le droit de pratiquer leur religion, et il affectait à celle-ci des lieux situés sur les Habitations. Il s’implanta ainsi dans les îles un hindouisme populaire -issu avant tout des castes inférieures auxquelles appartenaient en majorité les immigrés- qui s’est pérennisé dans le cadre des grandes plantations, où les Indiens avaient le statut d’un prolétariat rural.
   La Guadeloupe offre un tableau plus nuancé que la Martinique. La population indienne, plus nombreuse à son arrivée comme de nos jours, y est d’origines plus diverses. Alors que les Indiens de la Martinique sont en quasi totalité d’ascendance tamoule ou du moins sud-indienne (comme ceux de La Réunion), les immigrants venus à la Guadeloupe, tamouls pour la plupart, intègrent en leur sein une importante minorité d’ Indiens du Nord.  Cela se traduit de nos jours par la diversité du panthéon, même si les interférences ont été nombreuses, et par une certaine bipolarité au sein de l’ensemble indien. Cette bipolarité favorise la diversification des contacts extérieurs, les uns se faisant avec le monde tamoul, en Inde ou dans l’émigration (Martinique, Réunion, Paris), les autres avec le monde marqué par la présence nord-indienne (Trinidad, Maurice, Inde du Nord).

La présence indienne, à travers ses lieux de cultes, ses rituels, ses manifestations profanes aussi, est de plus en plus affirmée dans le monde antillais. Et ce qui caractérise son évolution récente est l’accent mis sur les dimensions esthétiques héritées ou récemment importées de l’Inde : sculpture, musique, danse, vêtement, bijoux, architecture parfois, incarnent, et représentent aux Antilles la présence de l’Inde dans les arts.
   Présence qui est centrée avant tout sur le religieux. Facteur de survie, la religion est aussi lieu de vie et de changement sans rupture. En effet, dans les cultes hindous contemporains des îles créoles (Martinique, Guadeloupe, Réunion) de nouvelles pratiques esthétiques s’associent tout aussi bien à la renaissance hindoue qu’aux influences profanes de la culture de l’Inde. Leur influence se répand bien au-delà du cercle des premiers intéressés -les descendants d’immigrants de l’Inde- et elle travaille toute la société. Tout cela se passe dans le nouveau contexte antillais, marqué par les effets de la scolarisation, de la hausse du niveau de vie, de l’urbanisation, de la multiplication considérable des échanges avec la France métropolitaine d’abord, avec le reste du monde ensuite. Effets qui se font sentir de proche en proche jusqu’au cœur de l’hindouisme local.
   On assiste à la réévaluation de nombreux jugements; des changements profonds et des innovations se manifestent en matière de formes artistiques liées à la religion, et comme on l’a laissé entendre, dépassent le cercle des croyants. Or, même si ces jugements traduisent une évolution de la conception de l’hindouisme, celle-ci ne relève pas exclusivement du champ du religieux : le changement tient pour une large part à une nouvelle image de soi qui se développe chez les descendants d’Indiens. On consultera, pour le cas de la Guadeloupe, la réflexion de Jean-Pierre Sainton, en annexe de ce livre, sur les contours sociaux, politiques, économiques et culturels de l’évolution des représentation et auto-représentation des Indiens, et pour le cas de la Martinique, l’article de Juliette Sméralda-Amon (1994), sur des aspects historiques et actuels de ces représentation et auto-représentation. Le changement tient aussi à une nouvelle image de l’Inde dans la société globale.
  
Ces deux évolutions ne procèdent pas nécessairement des mêmes raisons. A mesure que changeait la société, les descendants d’immigrants indiens s’y étaient intégrés, y connaissant nombre de succès économiques, politiques, culturels. Dans ce cadre, la part croissante que prend leur patrimoine initial dans la culture globale (aliments, cultes) modifie non seulement leur propre regard sur eux-mêmes, mais aussi celui que les autres portent sur eux. Dans la dialectique de l’identité, où l’affirmation de soi est en partie construite en réponse à la représentation qu’en a l’autre, ces changements aboutissent à de nouveaux équilibres et à de nouvelles représentations identitaires : l’héritage indien, longtemps confiné, occulté, voire refoulé, acquiert une place emblématique. L’inscription récente à l’inventaire des monuments historiques d’un temple hindou de la Martinique (Le Galion, à Trinité) et d’un temple de la Réunion (temple de la ville de Saint-Louis) est un signe éloquent de la valeur nouvellement attachée aux cultes et aux lieux de culte hindous des îles créoles
   Un nouveau regard se développe alors sur tout ce qui concerne l’Inde : regard patrimonial sur les héritages locaux, regard esthétique sur les apports nouveaux, et cela aussi bien chez les croyants que dans le milieu environnant. Ce regard intervient à son tour sur l’évolution des cultes et sur leurs dimensions artistiques. La nature même des faits nous conduit donc naturellement à pénétrer au coeur de cet ensemble indissociable que sont les rituels hindous et les sociétés créoles afin de déceler leurs articulations internes et leurs interférences. C’est là que peut se percevoir et s’expliquer la façon dont se construit, s’évalue et se transmet la dimension artistique de ce qui touche à l’indianité aux Antilles et en particulier au sein des lieux, des rituels et des instruments des cultes hindous des îles.

C’est d’abord vers l’évolution des cultes eux-mêmes qu’il faut se tourner. A la suite des changements sociaux très profonds consécutifs à l’effondrement de la société de plantation, ils ont subi la pression de deux forces (cf Benoist 1998) :
   - une visibilité accrue, qui traduit le réajustement de leur position au sein de la société globale. Ils sont passés du privé et du local à une manifestation forte de la présence indienne. Une partie des changements tient aux Créoles, qui sont devenus demandeurs d’indianité dans leur quête d’éléments capables de s’opposer au processus général d’assimilation à la culture française. L’accès croissant aux pratiques hindoues tient aussi aux relations étroites entre certains rituels hindous et les pratiques magiques observées dans de larges secteurs des populations non-indiennes des îles ; pour bien des gens, les cultes hindous font alors figure de nouvelles pratiques magiques d’action contre la maladie et le malheur. De ce fait, ils gagnent en crédibilité, en valeur symbolique et du coup en poids social, conduisant à leur appropriation partielle par de larges secteurs de la société locale.
   - une transformation interne qui suit un courant très analogue à celui que l’on a depuis longtemps décrit dans l’Inde sous le terme de sanskritisation : les castes inférieures changent leurs références religieuses, certaines de leurs coutumes, leurs idéologies et leur mode de vie et les rendent conformes aux normes des castes supérieures. On passe du sacrifice animal à l’offrande végétarienne, on adopte de nouveaux interdits, on se tourne vers de nouveaux visages du divin qui sont vécus comme d’une manifestation supérieure. Cela bouleverse les critères du beau et du laid liés au bien et au mal, à l’efficace et à l’inefficace au sein des rituels. Un nombre croissant de dévots veut adapter sa pratique religieuse à sa promotion sociale et donc rompre avec un héritage marqué par les pratiques des castes inférieures. 

   On ferait cependant une très grave erreur d’appréciation si on isolait tous ces faits « indiens » de ceux qui se produisent, bien au-delà mais en continuité avec eux, dans l’ensemble de la société des îles. Même si les cultes hindous des Antilles françaises et de la Réunion sont pour les descendants d’Indiens des lieux sociaux et culturels hautement identitaires, ils sont de nos jours profondément incorporés à la vie de la société globale. Ces cultes et leurs manifestations sont certes issus du patrimoine des immigrants indiens de la seconde moitié du XIXe siècle, mais leur présence maintenant ancienne, et plus encore leur développement récent, ne sont pas l’effet d’un découpage de la société en secteurs ethniques, en « communautés ». Les sociétés créoles sont capables de maintenir leur continuité et leur unité tout en portant en elles des manifestations culturelles et sociales qui se rattachent aux divers héritages originels. Elles savent les entrecroiser, permettre des passages d’individus, de pratiques, de valeurs qui édifient des ponts là où d’autres sociétés dresseraient des barrières. Les tensions et les conflits existent, des forces de fragmentation sont certes à l’œuvre, mais le plus souvent en prélude à de nouvelles fusions.

FIN


    

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