Comprendre la participation à la fête de Pandyalé impose donc une multiple lecture d'un événement qui est en même temps un moment de foi individuelle, un lieu de mémoire et de transmission culturelles et un mode privilégié de mise en relation de l'hindouisme réunionnais avec la société globale. Construction d'une réalité qui n'est à personne mais où chacun a sa part.

 Réalité sociale, aussi, qui s'édifie au long du cycle cérémoniel. Chaque phase de la cérémonie marque au long des jours l'entrée en scène de tel ou tel acteur. C'est d'abord l'entrée des marcheurs eux-mêmes dans une relation quotidienne au divin, par le changement de statut qui les incorpore dans le temps sacré, et affirme leur lien à la divinité. Quelques jours plus tard arrivent la divinité protectrice du feu, et des personnages du Mahabharata; la veille de la marche, Adjunin et Druvédé se manifestent dans un grand concours de scènes et de personnages.

Tous ces épisodes  construisent peu à peu le récit du Mahabharata et le font vivre aux participants. A la succession des stades de la cérémonie, répond, comme sur une scène d'opéra, l'élargissement progressif de son cadre social par l'implication d'un cercle de plus en plus ample de participants.

 Le premier jour, seuls les marcheurs et quelques proches suivent l'ama-kap. La sortie d'Alvan se fait devant un public un peu plus large, venu du voisinage, à la fois pour le spectacle et en raison de ses relations avec le prêtre et avec les marcheurs. Le nuit du mariage Bon-Dieu engage toute la communauté locale : chaque groupe de maisonnée s'implique dans une procession qui conduit au temple des plateaux d'offrandes; durant toute la nuit, femmes et enfants assistent, dans un emplacement qui leur est réservé, au déroulement du culte, et participent aux prières.

 Au moment de la marche enfin, c'est toute la population insulaire qui est potentiellement présente, à travers les annonces dans la presse. La marche elle-même se déroule devant une foule qu'il faut contenir à quelque distance de l'aire sanctifiée, mais de façon qu'elle puisse bien voir la marche. On passe ainsi progressivement de la petite communauté de prière, limitée au pusari et aux marcheurs, à l'expression des liens sociaux au sein d'un espace de fréquentation quotidienne puis à la convergence de toute la population de l'île.

Mais, à mesure que les participants sont plus nombreux, leurs rôles et leurs regards divergent. Tous ces regards entrecroisés se portent cependant sur la même marche dans le feu; ils la mettent en relief, et lui donnent une force propre. Et c'est grâce à ces sens multiples qu'elle peut les rassembler. Elle devient un patrimoine commun justement parce qu'elle est un lieu d'entrecroisements de regards qui en donnent des interprétations diverses, chacune compatible avec les autres positions de celui qui la regarde. Disparité des images ? Certes. Mais le social n'est-il pas là tout entier, à ce point d'ancrage de l'incommensurabilité du sujet  à un objet où s'amarrent d'autres sujets, dans ce lieu carrefour, dont chacun croit que les autres l'ont en commun avec lui ?

D'une façon  paradoxale, c'est la concomitance de ces sens disparates qui fait exister et durer le rituel en permettant que tous y soient à l'aise. La croyance des marcheurs est confortée par le prestige du prêtre, lui-même grandi par l'afflux des spectateurs qui cautionnent son pouvoir et sa renommée, et apportent un appui financier qui rehausse la cérémonie. Le social tout entier s'édifie ainsi, pièce par pièce, non à la façon d'un ouvrage planifié, mais par une suite d'ajustements, de complémentarités, de contradictions résolues. L'ordre de l'édifice achevé est un ordre a posteriori, né de tâtonnements. Ce n'est pas l'intention de chacun, ni l'image qu'il croit percevoir qui sont à sa base, mais c'est l'interprétation qu'en fait l'autre. Le sujet n'est ni acteur autonome, ni objet passif d'une structure. Il est un acteur dont l'intention est bien souvent détournée par ce que les autres y décèlent. 

Primauté du sujet, de l'acteur, ou de la structure? La question initiale se présentait  comme une opposition. Mais n'est-ce pas parce qu'elle omettait de reconnaître que les intentions des acteurs ne sont qu'une part des liens qui s'édifient entre eux, et des messages que l'on entend d'eux ? Mais aussi que les structures sont le carrefour de regards croisés plus que des  absolus. externes à ces regards.

Les faits sociaux ne sont pas des "choses"... Ils sont des images virtuelles qui font se mouvoir les acteurs qui les dessinent .


    

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