La constitution d’un patrimoine culturel, fondé sur l’idée d’une Nation, d’une Région et/ou d’une Culture, résulte d’efforts de certains acteurs sociaux - dont les préoccupations intellectuelles ne sont pas nécessairement celles de la population générale - pour préserver, valoriser, voire réinventer des modes d’être spécifiques et suppose un ensemble de rationalisations et de légitimations en référence aux notions fourre-tout de " tradition " et d’" identité ". Cette préoccupation identitaire s’inscrit dans le contexte de la globalisation des cultures et du pluralisme culturel, géré plus ou moins différemment par les sociétés (des politiques intégrationnistes aux politiques multiculturalistes). La dialectique entre faits multiculturels et politiques multiculturalistes est particulièrement complexe dans les sociétés créoles où les références et (re)définitions identitaires sont multiples et mouvantes. Cet essai propose une lecture des reformulations historiques, des processus de patrimonialisation en cours à l’île de La Réunion, en mettant en perspective ces dynamiques locales avec les enjeux (multi)culturels globaux.

   Département français dans l’Océan Indien depuis un demi siècle, la société réunionnaise a pour caractéristique d’être une société post-coloniale habitée par des personnes originaires de différentes régions du monde (Europe, Afrique, Inde, Chine, Madagascar et Comores), porteuses à divers degrés de spécificités qui coexistent dans un espace social marqué par l’occidentalisation. Elle constitue un laboratoire d’observation privilégié pour la compréhension des représentations, discours et pratiques d’une population hétérogène aux prises avec des modèles qu’elle va chercher (ou qui lui viennent d’) ailleurs et qu’elle reformule dans un contexte local. Plusieurs mouvements culturels à vocation identitaires s’élaborent actuellement dans l’île (qu’un certain discours officiel appelle " La France de l’océan indien "), parmi lesquels ceux valorisant la " créolité " ou la " réunionité ", c’est-à-dire une façon d’être " spécifiquement réunionnais ", et ceux qui vont chercher leur référence culturelle et religieuse hors de l’île. Des constructions identitaires divergentes sont ainsi à l’oeuvre dans un espace insulaire relativement restreint.

   Les diverses recherches menées sur les populations réunionnaises oscillent le plus souvent entre la définition - ou la construction? - d’un certain être réunionnais, culturellement composite, métis ou pluriel, à l’image de l’île dans laquelle il/elle vit, et celle de micro-cultures aux patterns de pensées et d’actions différents, tout au moins dans la sphère privée, de ceux de la société globale. Fondées sur le critère ethnique, ces dernières recherches, plutôt " culturalistes " - et, dans le pire des cas, " exotisantes " - visent à dégager des " identités " cohabitant au sein de la société. Elles s’inscrivent à la fois dans un contexte historique précis, en réaction à la politique française d’assimilation (qui évacue toute référence ethnique dans les documents officiels concernant la population de l’île) et dans un contexte idéologique propre à la recherche anthropologique qui, il faut le reconnaître, reste encore fortement animée par le désir de poser - et malheureusement aussi parfois de figer - des différences (le fait que celles-ci soient quasiment toujours valorisées ne rend pas la démarche moins problématique).

   La société réunionnaise a toujours dépendu d’une métropole éloignée mais, dans une accélération de l’histoire qui diffère radicalement des évolutions passées, les modèles locaux, sur lesquels l’île s’est constituée pendant la colonisation, sont de plus en plus confrontés à des modèles alternatifs provenant, encore et toujours, de l’extérieur. Le développement économique rapide de ce Département français transforme l’univers social en diffusant conjointement aux modèles de la consommation les systèmes de valeurs qui leur correspondent. Les modalités de l’expression culturelle et identitaire y sont néanmoins continuellement négociées et des processus dialogiques gouvernent les interactions entre les modèles locaux et extérieurs, ces derniers étant toujours réinterprétés localement (1).

   La pénétration généralisée des modèles métropolitains dans l’île depuis une vingtaine d’années va de pair avec la référence accrue à une " différence culturelle ", particulièrement chez les jeunes générations qui s’investissent très souvent dans une représentation-revendication de leur spécificité, fut elle indienne, islamique ou chinoise. Ces renforcements indentitaires s’inscrivent dans une logique nouvelle de la mise en patrimoine, souvent paradoxale et ambiguë, et ne peuvent être véritablement compris qu’en étant replacés dans un contexte plus large, ce qui suppose de retracer les grandes lignes de l’histoire de l’île, une histoire qui pèse encore lourdement sur la réalité sociale, particulièrement dans ce qui touche aux représentations de soi et d’autrui.


  1. L’opposition analytique tradition/modernité, quoique commune en sciences sociales et à laquelle je me suis largement référé pour analyser il y a quelques années la situation des originaires de l’Inde à La Réunion [Ghasarian, 1991], alimente la schématisation. Des notions comme " continuités ", " ajustements ", " accommodations ", " reformulations " et " processus dialogiques " me semblent désormais beaucoup plus pertinentes pour appréhender avec acuité les phénomènes de rencontres culturelles.

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