Ajustements et reformulations

   Les sociétés créoles sont largement fondée sur la violence symbolique et physique qui induit des ajustements et reformulations de significations et de pratiques. Les engagés indiens (principalement des hommes) arrivent ainsi dans la seconde partie du siècle dernier avec un contrat de cinq ans dans une société de plantation fortement marquée par un passé esclavagiste. Si leur statut officiel est celui de " travailleurs libres ", ils endurent une situation très proche de celle de leurs prédécesseurs dans les plantations, doivent se conformer au comportement autoritaire des propriétaires fonciers blancs et même supporter les mauvais traitements que ceux-ci leurs infligent. Déracinés culturellement et dans des conditions de vie très difficiles, ils développent des modes d’être répondant aux besoins et exigences du contexte. La politique française visant à " civiliser " les populations qu’elle contrôle, les engagés doivent aussi éviter de trop afficher leurs différences. Dans les premiers temps de leur implantation dans l’île, ils ne peuvent pas pratiquer librement leurs rituels hindous (ce qui était pourtant une des closes de leur contrat) mais sont contraints d’aller à l’église, de porter des vêtements occidentaux et de parler la langue de communication locale: le créole.

   En dépit des pressions acculturatrices découlant d’un modèle dominant, les sociétés multiculturelles sont souvent le lieu d’une disjonction entre langue et culture. Un système spécifique de valeurs et d’idées peut en effet persister en dehors du contexte de sa langue originelle d’expression. C’est le cas pour les réunionnais d’origine indienne, qui (s’ils ont une ascendance ethnique endogame) véhiculent encore largement des formes de pensées et d’actions proches de leurs congénères en Inde du sud, même s’il ne s’expriment plus en tamoul (2). Outre le domaine linguistique, les originaires de l’Inde se sont ajustés à la structure sociale préexistante de la société coloniale dans le domaine religieux. Si la religion chrétienne fut imposée dès les premiers temps de l’implantation par l’administration française et les propriétaires terriens, son adoption par la grande majorité des engagés et leurs descendants n’a pas aboli la pratique de l’hindouisme. On ne peut donc parler de véritable " conversion " au christianisme mais plutôt d’une " appropriation " de cette religion pour afficher une certaine intégration dans la société globale: si les modèles chrétiens ont été mis en oeuvre en public, les rites ancestraux hindous ont été maintenus en privé [Ghasarian, 1997a,b]. Les conceptions et pratiques culturelles indiennes ne se résument par ailleurs pas aux activités religieuses mais sont encore vivaces dans la sphère privée et la vie familiale. L’exploration des représentations et pratiques des populations ayant d’autres origines ethniques révèle la coexistence d’univers culturels spécifiques maintenus et adaptés dans l’île et ce en dépit de l’usage d’un médium commun: le créole et, dans une moindre mesure, le français. L’existence de " banques chinoises " fonctionnant sur des principes de droiture et de solidarité intersubjectifs, pour ne citer que cet exemple, témoignent du maintien de catégories alternatives dans le contexte de la départementalisation.

   C’est dans le contexte de ces accommodations linguistiques, culturelles et religieuses qu’ont émergé, depuis les années soixante dix, des revendications identitaires – et, dans des cas très minoritaires, indépendentistes - s’articulant notamment autour de la revalorisation du créole comme langue de communication dans la vie quotidienne à La Réunion. Cette mise en légitimité du créole s’effectue à travers des analyses de sa littérature [Armand & Chopinet, 1984; Sam-Long, 1989, 1990] et, pour certains, à travers son utilisation dans des cadres où il n’avait en principe pas le droit de cité: la télévision, la radio, l’école, l’université, le discours politique, etc. (auparavant, le seul espace public où le créole n’était pas déprécié était celui des chansons populaires). Les intellectuels à la base de cette revalorisation, maîtrisant parfaitement le français et pour la plupart éduqués en France, écrivent parfois également des romans et de la poésie en créole. De nombreux débats tournent ainsi autour de l’enseignement du créole à l’école et du créole comme langue - envisagée comme plus logique et moins déstabilisante pour l’élève réunionnais - de l’enseignement.

   La position de la plupart des intellectuels locaux qui consiste à préconiser le créole à l’école, traduit le décalage idéologique qui existe entre une nouvelle génération d’intellectuels et la population globale, conditionnée par l’idéologie dominante qui place le français au-dessus du créole. Rappelons que l’entrée dans la phase post-coloniale est marquée par des changements de modèles au niveau linguistique et social. Le français, langue véhicule du " projet républicain " et langue du pouvoir, a été renforcé comme langue officielle et parlé dans les sphères administratives. Principalement appris à l’école, sa maîtrise démontre un niveau d’éducation et donc un statut supérieur (3). Une manifestation de la valorisation de la langue française et implicitement des façons de faire françaises dans l’île se trouve dans l’effort que les parents de la classe moyenne réalisent souvent pour encourager leurs enfants à parler français à la maison (même si eux-mêmes ne parlent pas cette langue très bien et s’expriment toujours en créole entre eux). Dans cette logique, l’utilisation du créole dans des contextes publics suppose une certaine carence et la majeure partie des insulaires ne souhaitent pas que leurs enfants reçoivent un enseignement en créole à l’école car ils ne le voient pas favoriser l’acquisition d’une bonne éducation et, par conséquent, l’obtention d’un statut plus élevé dans la société.

   Si on remonte l’origine de la revalorisation et de patrimonialisation du créole, on trouve des universitaires métropolitains installés dans l’île qui se sont penchés sur cette langue orale et, ce faisant, lui ont donné une légitimité qui aboutit à la constitution d’un créole écrit [Carayol, 1976; Chaudenson, 1985; Cellier, 1989]. L’écriture du créole est l’objet de positions plus ou moins radicales allant d’une graphie etymologisante proche du français (avec des apostrophes) à une graphie phonétisante, qui s’en éloigne le plus (4). Ces travaux universitaires relativement récents sur le créole comme langue ont été accompagnés de théorisations sur la notion d’" identité créole ", distincte de l’" identité française". On a ainsi assisté à la généralisation du terme " Créole " dans l’île avec la supposition naïve que le fait de communiquer en créole est un facteur d’" identité créole" (au singulier) (5). Or pour certains milieux culturels de l’île, comme celui des originaires de l’Inde, le terme " Créole " ne s’applique qu’aux réunionnais (ceux qui sont nés dans l’île) blancs de peau. On a ici l’exemple d’une élaboration - dans un haut lieu du pouvoir symbolique: l’université - d’un concept ré-approprié ensuite par une partie de la population, en l’occurrence la population métissée, qui y trouve le moyen d’une redéfinition de soi valorisante. Du Sang-mêlé au Créole (Kréol), le capital symbolique est considérablement accru.


  2. Dans des travaux antérieurs [Ghasarian, 1991, 1993a, 1993b], je me suis efforcé de montrer que, bien que médiatisées par le créole et, à un moindre degré, le français, des formes de pensées indiennes ont persisté dans la sphère privée, notamment à travers des proverbes et des maximes se référant aux aînés et à leurs conseils. Des notions comme la pureté, l’honneur, la protection, la dévotion, le sacrifice, le destin, la séparation des choses, la propitiation, le mauvais oeil, la dépendance et la hiérarchie sont encore constamment mentionnées ou implicitement présentes dans la vie quotidienne des originaires de l’Inde à la Réunion.

  3. Chacun sur l’île lit et comprend généralement le français de base mais seul une fraction de la population (même si celle-ci augmente régulièrement) peut réellement le parler avec aisance. La capacité ou la difficulté à parler français traduisent certaines stratifications dans la société. Les interactions et les conversations quotidiennes fonctionnent avec ce critère implicite [Ghasarian, 1998].

  4. Deux dictionnaires publiés la même année par deux universitaires [Armand, 1987; Baggioni, 1987] ont pris le parti de l’engagement politique - associé à une certaine exotisation - en présentant une graphie créole phonétisante, que les insulaires eux-mêmes ont plus de mal à lire que le créole écrit sur la base du français.

  5. Certains évoquent ainsi une situation de disglossie, dans laquelle le créole est minimisé et dévalorisé comme une déformation du français, et vont jusqu’au playdoyer en estimant que " L’identité visuelle du créole écrit devient réellement le langage de l’identité " [Cellier, 1989: 144].

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