Malbars et
" Tamouls " (définitions de
l" authentique ") La recherche des racines par les originaires de lInde à La Réunion sexprime notamment par lapprofondissement de la religion hindoue, lapprentissage pour certains de la langue tamoule, les voyages (organisés) en Inde, etc. Chez les jeunes surtout, le particularisme et lextériorisation de lindianité sinscrivent de façon manifeste dans le corps, avec lapparition et le port de plus en plus généralisé des tenues indiennes dans certains contextes, de lanneau dans le nez (que les générations âgées nont vu porté jusque là que par leurs parents et grands-parents venant directement de lInde), le placement fréquent, pour les femmes, du point sur le front, etc. Consécutivement à ces démarches distinctives vis-à-vis du reste de la population réunionnaise, un glissement sémantique sopère du terme Malbar à celui de " Tamoul " pour se désigner au sein de la société. Rappelons que les descendants des engagés indiens dans lîle sont encore le plus souvent désignés, et se désignent pour la majorité par le terme Malbar, qui fut appliqué aux engagés dès les débuts de leur implantation dans lîle (9). Dans les années soixante-dix, les premiers Malbars à se référer à une " tamoulitude " étaient motivés par une connaissance plus approfondie de la culture et surtout de la religion indienne. Aujourdhui, cette nouvelle définition de soi est progressivement appropriée par les milieux revendiquant un statut social plus élevé. Pour ceux qui sy réfèrent, le terme " Tamoul " marque la volonté daffirmer une identité particulière, hors du cadre de référence local et tournant le dos au passé Malbar (marqué par lengagement et les pratiques religieuses populaires). La conscience et laffirmation dune origine culturelle spécifique qui se rattache explicitement à un " ailleurs " (lInde du Sud) a ainsi contribué à la création dun nouveau concept, particulièrement employé par les instigateurs des associations culturelles, celui de " Communauté Tamoule de La Réunion " (10).De nombreux jeunes réunionnais dorigine indienne, sinterrogeant sur les pratiques religieuses populaires hindoues, notamment sur les sacrifices danimaux et les possessions rituelles, reprennent dune certaine façon les vues stigmatisantes que la société globale a longtemps eu sur celles-ci. Opposés aux rites brahmaniques constituant une religion " douce " (aux offrandes exclusivement végétariennes), les rites ancestraux, dorigine dravidienne, sont considérés comme " sanguinaires " et inférieurs. Progressivement, le culte populaire hindou tel quil est pratiqué par les Malbars de La Réunion devient incompatible avec une représentation idéale de lindianité. La nouvelle approche de la religion passe par la contribution des " experts " de la religion indienne: les brahmanes, ou " prêtres-missionnaires ", qui viennent de lîle Maurice et plus récemment du Tamil Nadu pour officier dans les temples urbains. Avec cette entrée en force subite du brahmanisme dans le culte hindou pratiqué depuis les débuts de limmigration dans lîle, le renouveau tamoul à La Réunion exprime une volonté de différenciation et de démarcation externe mais aussi interne, dont il va chercher la légitimité hors de lîle et de son histoire locale. Ce traditionalisme tamoul, bien quil se présente comme un " retour à la tradition " purifiée, effectue le tour de force dêtre en rupture avec certains aspects du traditionalisme malabar déjà constitué et de se référer à lInde, tout en assimilant implicitement certains thèmes importants de lOccident et du christianisme. La culture indienne, ici magnifiée, nintéresse que dans ses aspects les plus brillants: spiritualité, danse, musique, faste religieux. Elle a en cela le même attrait quen Occident, avec la pratique religieuse en plus (11). La mise en patrimoine de la culture indienne à La Réunion seffectue par exemple à travers de deux fêtes récemment organisées par des associations qui sapproprient lespace publique: la célébration du nouvel an tamoul (le 14 avril) et un défilé identitaire (officiellement baptisé: " parade indienne ") rassemblant des personnes en tenues indiennes dans la rue principale du chef-lieu de lîle. Ces célébrations ne font cependant pas lunanimité chez les originaires de lInde car nombre dentre eux considèrent quelles nont pas de signification profonde. Pour les générations âgées notamment, elles constituent un glissement de la religion hindoue dans le " folklore " (12).De façon tout à fait significative, les fondements indiens de ce traditionalisme tamoul sont pensés en relation à lOccident. Dans le même temps quil affirme une indianité idéale qui se démarque de certaines pratiques populaires, il se défend explicitement contre la diffusion des modèles occidentaux. Mais laffirmation des particularismes indiens sinscrit dans une critique occidentale de loccidentalisation (13). Lindianité se veut ici essentiellement publique, cest-à-dire concernée par son interaction avec la société. Contrairement au premier traditionalisme malabar qui dut dans une certaine mesure adopter le christianisme comme pratique religieuse parallèle, la nouvelle idéologie traditionaliste veut affirmer les différences entre la culture indienne et la société globale. Cest ainsi que les jeunes " Tamouls " critiquent à la fois ladaptation des fêtes religieuses hindoues au calendrier chrétien et la pratique de la double religion, deux des aspects fondamentaux du traditionalisme malabar. La valorisation de la culture indienne tente de masquer, par lévacuation du christianisme notamment, la réalité, non pas syncrétique mais contextuellement ambivalente de la " malabarité ". Le renouveau tamoul stigmatise donc aujourdhui un mode dêtre qui dans les faits, et pour la majorité des Malbars, nest pas vécu comme contradictoire ou problématique. Ce prosélytisme religieux, qui discrédite la pratique conjointe de la religion catholique par les réunionnais dorigine indienne, trahit donc un mode de pensée occidental assez éloigné des principes intégrateurs de lhindouisme, principes que le traditionalisme malabar qui avait conservé malgré ladoption du christianisme.Lattitude consistant à oublier où à réinventer son passé est très particulière à la société réunionnaise et à lhistoire de sa constitution. En effet, mis à part le cas des réunionnais issus des grandes familles de planteurs, pour lesquels la référence aux ancêtres peut être source de fierté, le vécu des ascendants des autres composantes de la population est généralement peu valorisant. La façon de pratiquer la religion hindoue (en loccurrence exclusivement " végétarienne " avec lapparat de lindianité) devient le champ dun enjeu symbolique majeur: celui de la revalorisation de soi et de la promotion sociale. Les descendants des engagés indiens qui participent encore activement aux cultes populaires subissent ainsi aujourdhui une double pression culpabilisatrice: ils ne sont pas assez chrétiens pour les uns (les catholiques de la société réunionnaise) et pas assez indiens pour les autres (les nouveaux " Tamouls "). Paradoxalement, la réfutation de lhindouisme populaire par les jeunes " Tamouls " qui prônent un " retour aux sources " conduit ceux-ci à se référer au brahmanisme et non aux cultes dorigine dravidienne de leurs ancêtres. Pour un nombre croissant de réunionnais dorigine indienne, se définir aujourdhui " Tamoul ", cest faire référence à une indianité idéale, qui nest pas celle du passé plutôt pénible de leurs ancêtres à La Réunion, ce qui explique le glissement de ce renouveau dans la référence brahmanique - le haut de la hiérarchie indienne. Il reste que les pratiques religieuses du traditionalisme malabar sont toujours considérées par les ceux qui les pratiquent comme beaucoup plus puissantes que celles de lhindouisme brahmanique récemment importé [Ghasarian, 1994]. Entre statut et pouvoir, ils nhésitent pas... Par ailleurs, malgré les nombreux paradoxes du renouveau tamoul, celui-ci construit du nouveau avec lancien, et la hiérarchie du système des castes qui avait disparu dans lîle revient en force, avec dautres formes dexpression (14).9. Le terme " Malabar " désignait sans distinction dès le début du XVIIIème siècle les quelques travailleurs indiens venus de la côte malabar (Mahé, Goa) en Inde et a ensuite été attribué à tous les engagés sud-indiens dans lîle. 10. Les nombreuses prises de positions dans les médias qui se font au nom de la " Communauté Tamoule ", sans véritablement savoir qui cette notion inclut précisément en dehors de ses portes-paroles, visent à affirmer un fait communautaire qui nexiste en réalité que dans les regroupements religieux. 11. Une des caractéristiques de ce renouveau est notamment dassocier les symboles de la religion de type brahmanique avec la spiritualité et la sagesse hindoue. 12. Le décalage de la célébration du jour de lan tamoul à La Réunion, par exemple, vient notamment de son inadéquation à la société réunionnaise (comme par exemple le prêtre brahmane lisant en tamoul - langue non pratiquée par les fidèles - le calendrier astrologique tamoul qui prédit que les récoltes seront prospères et le lait en abondance... en Inde. 13. En Occident, la réaction à ce qui est souvent appelé " modernité " se réfère très souvent à des modèles non-occidentaux (dans les domaines de la religion, la spiritualité, lart, etc.). 14. La référence à une " orthodoxie " religieuse exclusivement " végétarienne " nest que le discours justificatif dun enjeu bien plus important: laffirmation par son option de son statut social. Pratiquer un culte strictement végétarien, cest " consommer " un signe et cest se différencier de celui/celle qui ne la pas. Avec la référence brahmanique (même si elle nest pas toujours très consciente), le positionnement critique vis-à-vis des sacrifices danimaux devient un moyen daffirmer une promotion sociale acquise, en voie de lêtre, ou désirée. |