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A. LE CINEMA HINDI,
PRATIQUE CULTURELLE NATIONALE ;
SES CHANSONS, LAME DES FILMS ?
Lobjectif de cette première
partie est de tenter détablir le développement des séquences chantées dans le
cinéma populaire et le rôle que ce développement a pu jouer dans le cinéma hindi. Or,
ayant adopté une méthode qui tend « à envisager un phénomène dans
ses interdépendances, mais aussi à envisager lobservateur dans
le système des relations »
14, qui nous mène à « éviter lempirisme parcellaire, qui
isolant un champ de la réalité, finit par lisoler du réel » 15, on est bien obligé dobserver tout dabord
lindustrie du cinéma dans sa globalité et de regarder les implications de ce
développement des séquences chantées non seulement sur luvre propre, mais
sur léconomie du cinéma et sur dautres champs. Car le cinéma est bien classé dans la liste des industries culturelles, ces secteurs qui conjuguent la création, la production et la commercialisation de biens et de services dont la particularité réside dans lintangibilité de leurs contenus à caractère culturel, généralement protégés par le droit dauteur 16. Ainsi, ne pas englober dans notre étude le caractère commercial de la production cinématographique et ses effets voudrait dire lui nier sa dualité culturelle et économique qui constitue son signe distinctif principal. Dans un premier temps, donc, nous allons faire un état des lieux de lindustrie du cinéma en Inde et regarder son apport dans le pays, ce qui nous mènera aussi à comprendre son modus operandi pour la conception et la production de ses « biens », ce qui a une influence indéniable sur luvre produite. i. Les dimensions actuelles de lindustrie cinématographique en Inde : En cent et quelques années, lInde a tourné environ 29.000 films de fiction (dont 1.288 films muets) en 52 langues - sans compter les courts métrages, les documentaires et les actualités 17, soit plus du quart de la production mondiale. En terme de nombre de films produits (une moyenne de 800 par an : en 1990, 950 films sont sortis des studios indiens mais ce chiffre a vu une baisse en 1998, année catastrophique pour le cinéma indien : 615 films), elle occupe le premier rang sur une échelle mondiale.Et, avec 5,7 milliards dentrées dans ses salles de cinéma chaque année 18, elle jouit également du plus grand taux de fréquentation (en 1987, Charles Tesson a écrit dans Les Cahiers du Cinéma que le cinéma indien en deux semaines faisait 20 millions dentrées de plus que le cinéma français en un an 18a ). Les modes de diffusion en plus des 14.000 salles de cinéma (dont presque la moitié sont itinérantes) sont les boutiques de vidéo, et la télévision dont la chaîne nationale, Doordarshan, touche 87% de la population. Ce nest guère étonnant donc que cette industrie soit lune des plus importantes du pays en terme dinvestissement de capitaux et deffectifs : selon une évaluation faite en janvier 2001 19, elle a un chiffre daffaires annuel de 1,33 milliard de dollars (qui rapportent autour de 400 millions de dollars de taxes à lEtat) et emploie plus de 6 millions de personnes, dont la plupart sont intérimaires. En outre, si nous faisions une estimation de son apport aux industries de médias (750 revues spécialisées sur le cinéma, et une présence quasi-permanente sur les radios et les chaînes de télévision, dont la plupart des diffusions sont soit de sa musique soit des interviews de vedettes soit des reportages de tournage etc.) et à lindustrie du disque (chiffre daffaires annuel de 150 milliards de roupies soit 330 millions de dollars en 2000 dont 70% des recettes proviennent des ventes de bandes sonores des films 20 ; croissance annuelle de 20%), par exemple, nous aurions un portrait plus fidèle de son immense influence sur léconomie du pays. Cependant, les statistiques citées ci-dessus ne révèlent pas la part de lindustrie dans le PIB ni lemploi car une grande partie de son activité se produit en dehors de léconomie légale et contrôlée : le piratage vidéo et la diffusion illégale des dernières sorties sur des chaînes câblées représenteraient une perte de 1/6 de son CA selon les estimations. Daprès une enquête publiée par le quotidien The Hindu le 23 janvier 1987, les boutiques vidéo de la ville de Madras avaient gagné 105 millions de francs avec le marché des films piratés ; et la dernière décennie a vu la prolifération de quelques 70 000 câblo-opérateurs en Inde. Selon le rapport de Chander M. Lali, conseiller auprès de la Motion Picture Association - International 21, certains producteurs de films perdraient jusquà 40% de leurs recettes à cause du piratage par des chaînes câblées. Malgré tout son essor et son importance, cest un secteur qui se trouve très fragilisé par les variables économiques : en 1998, seulement 10% des sorties ont été profitables et les ¾ étaient déficitaires. La situation sest quelque peu améliorée en 2000 et 2001 avec de grosses réussites commerciales. Aujourdhui, le coût moyen de la production dun film sélève à 1,75 millions de dollars bien quun film à petit budget puisse être réalisé avec 330 000 dollars tandis quun « grand » film peut coûter plus de 30 millions de dollars 22. Or, le financement des films est une tâche herculéenne, surtout parce que jusquà très récemment (1998), le gouvernement indien a refusé de conférer à ce secteur le statut officiel dindustrie, ce qui voulait dire que les banques et les institutions financières refusaient de leur prêter de largent et, même suite à la nouvelle réglementation, elles hésitent à y investir vu les risques élevés et les possibilités réduites de succès. LEtat, par le biais de la National Film Development Corporation (NFDC : organisme de financement de films) ne finance guère le cinéma populaire, limitant son aide au cinéma « parallèle » ou non-conformiste, et encore, uniquement pour la production, et non pas pour la diffusion ou le marketing. Les difficultés du financement se sont aggravées depuis leffondrement du système de studios, des maisons de production. Les sources actuelles, énumérées ci-dessous, sont non seulement précaires mais exigent plus que leur dû, ce qui met souvent en péril lindépendance artistique du réalisateur : des distributeurs qui prêtent jusquà 50% du budget prévisionnel ; des prêteurs conventionnels qui prêtent à un taux dintérêt de 30% annuel ; des sources non-conventionnelles mais légales (corporatives) ; le hundi, le système de billet à ordre (la source la plus répandue) ; et - ce qui signifie un développement sinistre et récent - largent de la pègre (en 2001, 5% des films étaient suspectés de se faire financer par largent de la Mafia). Ce dernier facteur traumatise Bollywood : au cours des cinq dernières années, au moins une dizaine de producteurs et financiers ont été tués, il y a eu plusieurs attentats contre les réalisateurs et vedettes qui ont refusé de sassocier avec le Mafia, de payer le tribut pour leur protection ou simplement dêtre rackettés. Nous nous apercevons donc que cette industrie, pour autant quelle soit grande et impressionnante comme les Himalayas, a plutôt la stabilité de Lathor, la ville du Maharashtra qui sest effondrée pendant le tremblement de terre de 1996... Le cercle vicieux dans lequel lindustrie se trouve piégée a pour une grande partie été créé par le système de vedettariat, le star-system, sur lequel toute léconomie cinématographique est basée : presque la moitié du budget dun film - surtout des blockbusters, les films à grand spectacle - est consacrée aux cachets de comédiens et de compositeurs de musique, les deux principaux facteurs de succès dun film. Des vedettes comme Shahrukh Khan et Salman Khan (les coqueluches des années 90) touchent environ 440.000 dollars par film, tandis que les salaires des scénaristes et éditeurs nont pas beaucoup évolué dans les vingt ou trente dernières années (les plus connus ne reçoivent quentre 3.000 et 30.000 dollars par film). Croyant fermement que la présence de telle ou telle star garantira miraculeusement le succès de leur film, des producteurs se pressent doffrir des honoraires de plus en plus élevés (ce qui augmente les coûts de production de films) à ces stars qui acceptent de plus en plus de projets (certains comédiens avaient 70 projets à la fois, travaillant souvent sur quatre tournages par jour, se déplaçant dun studio à lautre, passant dun rôle à lautre !), nétant pas sous obligation de respecter quelque quota que ce soit, pour ce qui est des cachets ou du nombre de tournages. Outre la qualité artistique du film - qui souffre indubitablement de cette production « à la chaîne » - même la réalisation des projets est mise en dange,r premièrement parce que les stars narrivent pas à honorer leurs multiples engagements et par ailleurs parce que ce système crée une situation dinflation où le coût moyen croît exponentiellement, ce qui exige un afflux dargent qui nest pas disponible. Cette pression sur les producteurs qui doivent trouver des fonds inépuisables explique pourquoi 80 à 90 % dentre eux disparaissent dune année à lautre. La prédominance du vedettariat entrave le développement de nouveaux genres, de nouvelles caractérisations dans ce cinéma : rares sont les stars qui osent essayer de nouveaux rôles, surtout ceux qui pourraient être différents de leurs image établie et revendiquée. Et limage, pour un comédien en Inde, est dimportance primordiale, car il ne sagit pas que de sa carrière dans le cinéma : celle-là est souvent son tremplin à des sièges de pouvoir ultime. Car ce cinéma ne touche pas que léconomie du pays : il étend sa sphère dinfluence sur la politique en Inde. La présence dune vedette peut changer décisivement les résultats dune élection, dont le meilleur exemple serait le soutien de la super-star Amitabh Bachchan à lancien Premier Ministre Rajiv Gandhi (fils dIndira Gandhi et petit-fils de Jawaharlal Nehru, premier Premier Ministre de lInde indépendante) pendant les élections de 1985 23. Mais quand on voit que trois des chefs de gouvernements régionaux les plus puissants dans lhistoire de lInde indépendante (dont deux, N.T. Rama Rao dAndra Pradesh et M.G. Ramachandran du Tamil Nadu, ont été invaincus jusquà leur mort) - y compris le Chief Minister actuel de létat du Tamil Nadu, J. Jayalalitha - étaient des acteurs (qui nont pas hésité à faire campagne en portant les costumes de films ou à utiliser les discours politiques de leurs films), et que des comédiens sont aussi bien nombreux parmi les Members of Parliament (équivalent des députés dans lAssemblée Générale) qui dirigent le pays, on se rend compte qu'on ne voit que la partie émergée dun énorme iceberg et que les enjeux portés par ce médium sont dune ampleur presque effrayante. Avec cet aperçu sur le maillage du cinéma populaire dans la vie du pays, nous sommes peut-être mieux armés pour étudier la structure des films populaires.
14. Edgar Morin, « LEsprit du Temps I », Paris, Bernard Grasset, 1962, page 23 - Retour au texte. 15. Ibid - Retour au texte. 16. Définition fournie par lUNESCO sur les industries cultures, http://www.unesco.org - Retour au texte. 17. Manorama Year Book 2000, sous la direction de K.M. Mathew, Kottayam, Malayala Manoram Co. Ltd., 2000, page 593 - Retour au texte. 18. Yves THORAVAL, « Les cinémas de lInde », Paris, lHarmattan, 1998, page 139 - Retour au texte. 18a. Charles TESSON, « Les avatars dune crise », Les Cahiers du Cinéma, février 1987 - Retour au texte. 19. The Film industry in India: An IndiaOneStop synopsis, http://www.indiaonestop.com/film.htm , site soutenu par lIndian Motion Picture Producers Association - Retour au texte. 20. « Hip and Hype: Music industry, fastest growing business in the country », article publié dans lhebdomadaire indien THE WEEK, Oct 11, 1998 ; http://www.the-week.com/98oct11/cover.htm - Retour au texte. 21. Chander M. LALI, Indian Film Industry and Copyright Laws, http://www.indiaip.com/main/articles/indian_film_industry.htm - Retour au texte. 22. The Film industry in India: An IndiaOneStop synopsis, http://www.indiaonestop.com/film.htm , site soutenu par lIndian Motion Picture Producers Association - Retour au texte. 23. CHRISTOPHE JAFFRELOT (ss dir), « Le cinéma en Inde: rasa cinematographica » dans « LInde Contemporaine - de 1950 à nos jours », Paris, Ed. Fayard, 1996, page 545 - Retour au texte. |