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Notre étude de la structure
du cinéma hindi et de son historique nous invite à émettre
lhypothèse que la chanson jour le rôle de ce quEdgar Morin avait défini
comme lélectrode négative de lindustrie culturelle 63 : lélément qui lui permet de fonctionner
positivement. Morin constate que lindustrie culturelle, quelle soit du
cinéma, du disque, de la presse ou bien d'un autre domaine, prend sa vitalité
dans la synthèse du standard et de loriginal, caratérisée par une « zone de
création et de talent au sein du conformisme standardisé » 63a : pour quun produit « standardisé » et «
formaté » réussisse, il lui faut en effet continuer à trouver un public, il lui faut
quand même contenir de la nouveauté, quelque chose de novateur. Daprès notre
témoignage, il nous semble que les séquences chantées fournissent à léquipe «
créative » des films, le seul espace de liberté au sein dune
structure rigide et codifiée. Mais nous pensons également avec le critique Kishore
Valisha 64 que souvent ces séquences ne servent quà « remplir le néant » du film
commercial. Cest une remarque qui se vérifie pour un grand nombre de films actuels
où les séquences chantées (qui se ressemblent comme si elles étaient produites à la
chaîne) semblent rarement apporter une dimension supplémentaire ou un sens à
lhistoire.
Ainsi, cette étude nous a permis de découvrir et de recenser quelques-unes
des utilités que peut avoir cet « instrument » mis à la disposition des réalisateurs
indiens depuis larrivée du parlant en Inde, ainsi que les abus quil pourrait
subir. Il est pourtant aussi nécessaire de souligner que les chansons remplissent les
finalités qui leur sont assignées uniquement parce que les spectateurs sont sur la même
longueur dondes : il existe une complicité entre les spectateurs et le réalisateur
qui permet à ce dernier de les insérer et aux premiers de comprendre les codes utilisés
et dextrapoler le sens caché et les significations de ces séquences. i. La chanson d'introduction :
Le visionnement de
plusieurs films nous a montré que la première chanson est souvent celle qui révèle le
thème du film, et sert aussi comme un pressentiment des événements à venir. Il
sagit, visiblement, dune présentation simple de personnages principaux mais
souvent - à travers les paroles de la chanson ou des symboles visuels - il sagit
aussi dun « avant-goût » de lintrigue, des questions existentielles qui
préoccupent les personnages et de leur manière de les aborder. Un des exemples les plus
frappants serait la chanson Awaara Hoon (Un vagabond, je suis un vagabond) du film Awaara
(Le Vagabond, 1951. Compositeurs : Shankar - Jaikishan ; paroliers : Shailendra -
Hasrat Jaipuri), le chef duvre de Raj Kapoor qui a connu un immense succès
non seulement en Inde, mais dans tout le Moyen-Orient, en Asie Centrale et en URSS.
Ce mélodrame flamboyant était avant tout un film noir, une critique de
laliénation de lindividu dans la ville. Il a aussi abordé une question assez
provocatrice dans une société érigée sur un système de castes : il se demande en
effet à quel point le caractère dun individu est le fruit de son héridité ou de
lenvironnement social. En quelques mots, cest lhistoire dun voyou,
Raj (joué par Raj Kapoor lui-même), qui ignore quil est le fils dun
célèbre juge, Raghunath. Raj est poursuivi depuis son enfance par Jagga, un criminel qui
veut se venger de Raghunath, et qui lentraîne dans la délinquance. Dans ses
tentatives déchapper à lemprise de Jagga, Raj le tue. Il sera condamné à
la prison par son propre père mais défendu par son amie denfance, Rita, qui
lencourage à reprendre le droit chemin.
La chanson arrive presquau début du film : nous voyons Raj sortir de
la prison (il y est souvent pour de petits actes de délinquance), habillé à la Charlie
Chaplin, et retourner dans les ruelles de Bombay où pullulent toutes sortes
dactivités criminelles (fidèlement saisies par la caméra). Nous voyons Raj voler
le portefeuille dun passant, en chantant ce morceau cité ci-dessous, qui est en
contraste rude avec son comportement exubérant :
Awaara hoon,
Awaara hoon
Ya gardish main hoon, asman ka tara hoon
Awaara hoon, awaara hoon
Gharbaar nahin, sansaar nahin
Mujhse kisi ko pyar nahin
Uspaar kisi se milne ka iqraar nahin
Mujhse kisi ko pyar nahin
Sunsan nagar, anjan dagar ka pyara hoon
Awaara hoon, awaara hoon
Abaad nahin, barbaad sahi,
Gata hoon khushi ke geet magar
zakhmon se bhara sina hain mera
Hansti hain magar ye mast nagar
Duniya, main tere tir ka ya taqdeer ka mara hoon |
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[Un vagabond, je suis un
vagabond
saisi par le malheur, une étoile du ciel.
un vagabond, je suis un vagabond]
[Je nai ni famille, ni
liens
ni lamour de personne,
et je nattends personne
ni lamour de personne.
Chéri dune ville déserte, dun chemin inconnu
un vagabond, je suis un vagabond]
[Aussi maudit et ruiné que je
sois
des chansons de bonheur je chante.
mon cur est couvert de plaies
mais cette ville ivre ne cesse pas de rire !
ô monde, comme je suis transpercé par tes flèches, ou est-ce le destin ?] |
Cette chanson, vite devenue lhymne
de la « génération perdue », celle qui a suivi lindépendance et la partition,
résonne de tout le sens du déracinement, du désenchantement éprouvé par le nouveau
citadin. Le critique Iqbal Masood y voit également un rappel de
lamoralité, de limpitoyable brutalité de la ville industrielle et, par
ricochet, une célébration de la ruralité 64a, leit-motiv du film.
Dans un autre film, plus récent, Machis (Allumettes, 1996 ; réalisateur
et parolier : Gulzar ; compositeur : Vishal Bharadwaj), la première chanson évoque par
la mélodie envoûtante, les métaphores de ses paroles et la mise en scène, non
seulement une image du passé disparu mais aussi du destin inéluctable que vont affronter
les personnages. Machis, un film à la fois populaire,
controversé et acclamé par les critiques, est lhistoire déchirante de deux jeunes
sikhs, empêtrés dans les représailles du gouvernement indien suite à
lassasinat du Premier Ministre, Indira Gandhi. Dans la scène douverture nous
voyons que lun sest suicidé dans sa prison, brisé par la torture, mais son
identité nous est inconnue (le film est construit sur une série de flash-backs). Dans la séquence suivante, la
caméra entraîne le spectateur ailleurs : dans une vallée enneigée, belle, sereine et
loin de toute habitation.Quatre jeunes hommes parcourent des chemins déserts, traversent
des ruisseaux à flanc de montagne, évoquant par la chanson des images du village (et de
la vie idyllique) quils ont laissé derrière eux :
Chod aaye hum, vo
galiyan
jahan tere pairon ke kaval gira karte the
hanse to do galon pe bhanvar pada karthé the
he, teri kamar ke bal pe, nadi muda karthi thi
hansi teri sun sun ke phasal paka karti thi
chod aaye hum vo galiyan |
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[Nous les avons quittées,
ces ruelles,
là où des fleurs poussaient sous tes pas
où ton sourire leur redonnait des couleurs
ô, là où la rivière serpentait sur tes ordres
où la moisson attendait tes éclats de rire
nous les avons quittées, ces ruelles] |
Il y a une alternance de plans entre ces
scènes idylliques et des images de titres de journaux de cette époque : des émeutes
hindou-sikh, des sikhs emprisonnés et tués par la police les soupçonnant d'activité
terroriste. Les paroles continuent à décrire le passé en le juxtaposant à des images
actuelles : jahan teri aindhee se dhoop udha karti thi,
suna hai us chaukhat pe shyam raha karti hai (là sur tes marches doù se
levait le soleil, cest le crépuscule qui y réside). Le fond sonore de cette chanson se
répète à plusieurs moments du film, cest une évocation de la perte : de la
jeunesse, de linnocence, des espoirs, de lamour et finalement de la vie.
Sur un autre registre, le film Dilwale Dulhaniya Le Jayenge (Les galants obtiendront la main de
la mariée, 1995 ; réalisateur : Aditya Chopra ; compositeurs : Jatin-Lalit ; parolier :
Anand Bakshi), le deuxième plus grand succès commercial de lhistoire du cinéma
indien, souvre sur la lecture dun poème de lhéroïne à sa mère. Le
poème, qui devient vite une chanson (de l'héroïne, doublée, qui dans le style bollywoodien
danse sous la pluie en mini-jupe pour symboliser la libération sexuelle), décrit
léveil des désirs adolescents de cette fille élevée dans la tradition (bien
quelle ait passé toute sa vie en Angleterre), et son fantasme dun amant
quelle révèle à sa mère (la relation entre mère et fille, franche, égalitaire
et compatissante, comme ce film la dépeint, était sans précedent pour le cinéma
hindi). La séquence est filmée en plans alternés : pendant quelle décrit
lhomme dont elle rêve, le spectateur voit des scènes de la vie du héros, ce qui
lui permet de savoir tout de suite ce qui va se passer (même si les deux personnages ne
se rencontrent quaprès une bonne demi-heure).
63. Edgar MORIN, « LEsprit du Temps I
», Paris, Bernard Grasset, 1962, page 36 - Retour au texte.
63a. Ibid. - Retour au texte.
64. Yves THORAVAL, « Les cinémas de
lInde », Paris, LHarmattan, 1998, page 84 - Retour au texte.
64a. Iqbal MASOOD, « 1950s: Golden Era? »
dans « Frames of Mind: Reflections on Indian Cinema » sous la direction dAruna
Vasudev, New Delhi, ICCR, 1995 - Retour au
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