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iii. La chanson comme raccourci dans la narration :
On constate que,
très souvent, la chanson sert comme raccourci dans la narration, constituant un outil qui
permet de traverser de longues distances dans les dimensions spatiale et temporelle.
Compte tenu des « règles » du théâtre classique qui prévalent toujours sur les
conventions du cinéma hindi, le film moyen retrace souvent la vie entière des
personnages principaux (car souvent, les forces qui façonnent leurs caractères et
destins se trouvent dans leur enfance ou leur adolescence). Même dans les films qui ne
touchent que la vie adulte, il y a quand même des références aux moments fatidiques
antérieurs et aux personnages clés dans leurs vies, car lhomme indien
nest presque jamais une unité autonome et autosuffisante, il est un nud dans
un réseau gigantesque et les films soulignent toujours cette vérité primordiale. La
chanson, alors, est bien souvent utilisée pour faire les « sauts » dans le temps : de
lenfance ou de ladolescence à la vie adulte (ou bien en ordre inverse, avec
les flash-backs), mettant en lumière les faits significatifs de la vie. Elle peut
également être le fil dAriane qui regroupe des événements apparemment sans
rapport et qui se déroulent dans des lieux différents, mais qui ont, bien entendu, un
lien fort avec lhistoire.
Dans Border (Frontière, 1998 ; réalisateur : J.P. Dutta ;
compositeur : Anu Malik ; parolier : Javed Akhtar), le film sur la guerre de 1972 que nous
avons cité tout au début de notre étude, la chanson qui sélève brutalement
après une scène dattaque nous rappelle, en fait, les vies antérieures des
personnages, leur existence sur dautres champs que celui de la bataille. Cette
séquence chantée facilite notre accès à lespace intérieur des personnages ainsi
que la compréhension des éléments qui forgent leur élan vital et les aspirations
personnelles qui les aiguillonnent. Elle permet, tout simplement, de situer les
personnages dans leur environnement familier, ils assument des traits distinctifs, et
deviennent plus que des soldats anonymes (permettant également au public de mieux
sidentifier). En montrant ces autres lieux, joyeux dans le passé et
actuellement mornes, la séquence élargit également lespace que traite le film. La
première strophe, interprétée par le chur (et répétée en alternance par un
chanteur/acteur en solo), symbolise létat desprit commun partagé par chacun
des soldats face aux évocations de leurs familles, maisons, villages et amis :
Sandesé aaté
hein, humen tadapté hein,
Oh chitti aati hain, oh pooché jaati hain,
Ki ghar kab aawogé, ki ghar kab aawogé
Likho kab aawogé
ki tum bin yé ghar soona soona hein... |
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[Des messages arrivent, nous tourmentent
Des lettres arrivent, nous demandent
« Quand seras-tu de retour ? Ecris, dis-nous
quand seras-tu de retour ?
cette maison est bien vide sans toi »] |
Les strophes présentent lune
après lautre les personnages principaux, leurs préoccupations et leur situation
précédente. Ainsi le jeune capitaine retrouve son bonheur dans la lettre de sa fiancée,
il décrit les images qui lui viennent à lesprit et le spectateur les voit dans le
plan suivant, à la fois avec le personnage (le passé) et seul dans son univers (le
présent) :
Kisi dilwali ne,
kisi matwali ne
hamhein khat likha hein, ki hamse poocha hein
kisi ki saanson ne, kisi ke dhadkan ne,
kisi ki choodi ne, kisi ke kangan ne.
Kisi ke kajre ne, kisi ke gajre ne
Mehakti subahon ne, machalthi shyamon ne
akeli raaton ne, adhoori baaton ne
tharasti baahon ne
aaur poocha hain tharasi nigahon ne
ki ghar kab aaoge ...
ki tum bin ye dil soona soona hein |
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[Une jeune amoureuse, dans sa lettre,
me pose cette question ...
ses souffles, ses battements du cur
ses bracelets, ses grelots
les fleurs de ses cheveux, la belladone de ses yeux, ils minterrogent tous ...
des aurores parfumées, des soirs badins, des mots doux interrompus
des nuits solitaires,
des bras impatients, le regard assoiffé
me demandent « quand seras-tu de retour ?
écris, dis-nous, quand seras-tu de retour,
ce cur est bien vide sans toi. »] |
Pour un autre soldat, cest le
village qui lance un appel :
Hamare gaaon ne,
aamki chaon ne
purane peepal ne, baraste badal ne
khetkhaliyalon ne, hare maidenon ne ...
lachakte jhoolon ne, bahekte phoolon ne
aur pooccha hein gaaon ki galiyon ne |
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[Mon village, les ombres du manguier
le vieux peepal, les bancs de nuages
les champs de blé, les prés verdoyants
de gaies balançoires, des fleurs dansantes
et les ruelles du village me demandent ...] |
Le commandant rappelle sa mère, son
adjoint sa femme, et les dix minutes de la chanson servent ainsi à récréer leurs divers
univers, éparpillés sur le territoire indien. La dernière strophe, encore en
chur, nous rappelle quils sont - malgré leur diversité dorigines,
d'expériences et de souhaits - liés non seulement par le devoir de défendre le pays,
mais le désir de retourner à ces univers précieux.
Ae guzarne waali
hawa zara
mere doston, meri dilruba meri maa
ko mera payaam de,unhein jake too ye payam de
« Mein vapas aaonga, mein vapas aoonga
phir apne gaaon mein, usi ke chaon mein
ki maa ke aanchal se, gaon ke peepal se
kisi ke kaajal se kiya jo vaada tha woh nibhaonga
Mein ikdin aoonga, mein ikdin aaonga... » |
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[ô vent de passage, vas-y
va voir mes amis, mon amour, ma mère
donne-leur mon message, dis-leur
« Je serai de retour, jy retournerai un jour.
la parole donnée, à mon village, à ses ombres ;
au voile de ma mère, au vieux peepal
à sa belladone, un jour je tiendrai parole
je serai de retour, jy retournerai un jour... »] |
Si dans Border, la séquence a un but plutôt de
rapprochement spatial avec quelques incursions dans le passé pour constituer un cadre,
dans Umrao Jaan (1981, réalisateur et producteur :
Muzaffar Ali ; compositeur : Khayyam ; parolier : Shahryar), le spectateur suit
lhéroïne de lenfance à lâge adulte dès la première chanson. Ce
film, représentatif du courant « médian », retrace la vie dune des poétesses et
tawaifs (courtisanes) les plus célèbres du
XIXe siècle, Umrao Jaan Ada, qui a été enlevée enfant, et vendue à un kotha (maison close) où elle a appris la
musique, la danse et la poésie. Le film possède une bande musicale qui comprend des ghazals
parmi les plus remarquables de lhistoire du cinéma de lInde. La première
chanson, pratham dhar
dhyan - raagmala (interprétée
par Ustad Ghulam Mustafa Khan, Shahida Khan et Runa Prasad) commence avec une séance de riyaz (répétition) où la petite Umrao
Jaan apprend - contre son gré - la musique classique, la danse kathak. Les plans successifs indiquent le
passage du temps et les progrès faits par lélève. Vers la fin de la séquence,
nous découvrons lactrice Rekha (qui interprète le rôle de ladulte Umrao
Jaan) .... encore à une séance de riyaz : il y a eu, donc, un saut dune
dizaine dannées à travers le seul symbole de permanence dans sa vie : la musique.
Cet usage de la chanson pour marquer la course du temps est très fréquent, même si
souvent il est fait dune manière beaucoup moins subtile : dans plusieurs films
(surtout des années 70 et 80 et surtout des films dAmitabh Bacchan), la transition
entre le héros enfant et l'adulte se fait à travers une chanson, souvent en compagnie de
sa famille, son meilleur ami ou son amour denfance (Amar Akbar Anthony, Meri Jung, Mukaddar ka
Sikandar, Yaarana etc.)
Dans dautres cas, la chanson représente un mouvement temporel, certes,
mais ne correspondant pas à des décennies ou des années : il sagit de la mise en
place dune période, dune habitude ou dune relation. Par exemple, dans
le film Ghar (Maison, 1978 ; réalisateur : Sippy
; producteur : N.N. Sippy ; compositeur : R.D. Burman ; parolier : Gulzar), la mise en
image de la chanson Aaj
kal paav zamin par nahin rahte mere (Mes pieds ne touchent pas terre ces
jours-ci) dépeint lépoque où le héros fait la cour à lhéroïne : le
passage du temps est visible à travers le changement dhabits et de saisons, ou bien
les lieux de rencontre. Tandis que, dans Dilwale Dulhaniya Lejayange, le réalisateur exploite la chanson dans
un but assez novateur pour le cinéma hindi : il fait une projection dans le futur des
personnages principaux avec la chanson Tujhe dekha to jana sanam (Il ma fallu te voir pour
savoir...) qui sinsère à mi-chemin de lhistoire, au moment où le héros et
lhéroïne se retrouvent en Inde après une séparation forcée et reconnaissent
leur amour. Le public entrevoit à travers cette séquence des moments de la vie de Raaj
et Simran après leur mariage ; or le film se termine quand le père de Simran donne son
accord pour leur mariage après maintes péripéties et du suspense jusquau dernier
moment (car elle est promise à un autre, et le père se présente avant tout comme un
homme de parole). Le dernier plan du film reprend une scène de ladite chanson, soit un
aperçu de la suite du happy-end.
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