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C. DES SIGNIFICATIONS ET
FONCTIONNALITES DES FILMI GEET
DANS LA SOCIETE INDIENNE

                        

   iii. Vulgarisation de la musique savante, diffusion des traditions populaires régionales et familiarisation avec les pratiques culturelles des différentes régions ?

   Cette pluralité culturelle de l’industrie du cinéma hindi a trouvé son expression dans les œuvres elles-mêmes, surtout dans la musique. Dès le début, la musique a joui de diverses influences. Si Timir Boran Bhattacharya et Raichand Boral (deux compositeurs formés en musique savante de l’Inde du Nord) ont apporté de fortes influences issues de la musique Hindoustani aux films produits à Calcutta dans les années trente et quarante (juste après l’avènement du parlant), Ustad Jhande Khan, maître du chant Khayal, a amené ce courant à Bombay. Mastar Krishna Rao, Keshav Rao Bhole et le célèbre Vasant Desai ont eux introduit les mélodies du MarathiNatya Sangeet et du théâtre marathi dans le cinéma hindi. Master Ghulam Haider de Lahore (actuellement au Pakistan), originaire d’une famille de musiciens Mirasis (la communauté qui auparavant chantait des shabadh-kirtans, les chants religieux dans les gurudwaras, les temples des Sikhs), avant de repartir au Pakistan en 1947 après la Partition, a modifié la structure des filmi geet. Partha Chatterjee note 83a qu’il a ajouté des « mélodies assurées avec des rythmes forts du répertoire punjabi », un style qui fut repris avec un énorme succès par un de ses disciples, O.P. Nayyar, qui se fit connaître avec son premier film Aasman (Le Ciel, 1952). En fait, les disciples de Ghulam Mohammed ont lancé la pratique d’ajouter des instruments occidentaux aux mélodies indiennes, et d’introduire des orchestres pour le fond sonore.
   Cette tendance de la chanson des films hindis à intégrer des influences musicales de toute l’Inde (et de l’étranger) continue jusqu’à nos jours. Si S.D. Burman et, plus tard, Bhupen Hazarika, ont popularisé les musiques folkloriques de l’Inde du Nord-Est, aujourdhui, A.R. Rahman, le grand guru de la musique composite, surnommé « fusion music », intègre une gamme étonnante de musiques, de qawwali, folk punjabi et chants sufis aux rock, musique classique occidentale, hindoustani (les thumris de Zubeida, par exemple) et carnatique. Tout cela permet à des musiques religieuses à l’origine de sortir des lieux et usages sacrés et de gagner un public qui n’est pas forcément pratiquant de la même religion. La laïcisation de musiques religieuses par ce médium mériterait plus d’attention, nous semble-t-il.
   Quant à la présence des musiques classiques dans ces chansons, elle est indéniable : nous avons retrouvé dans un site web 84 dédié au cinéma hindi, un répertoire d’environ mille chansons puisant dans 86 ragas majeurs des musiques hindoustani et carnatique. Cette présence, d’ailleurs, n’est pas toujours manifeste, « audible » aux oreilles inhabituées ou inexercées : on pourrait la comparer au squelette, indispensable pour soutenir le corps mais caché sous la peau.
   C’est peut-être la contribution des musiciens les plus célèbres de la musique classique en tant que compositeurs de films qui a pu donner une certaine légitimité à cette musique auprès des puristes et des autorités, sceptiques quant aux effets néfastes de cette musique « bâtarde ». On peut citer ainsi Ravi Shankar, Vilayat Khan (les deux ont surtout composé la bande sonore de certains des films les plus reconnus de Satyajit Ray), Allah Rakhah, Shiv Kumar Sharma et Hari Prasad Chaurasia (les deux, sous le nom de plume Shiv-Hari ont composé la bande sonore de la majorité des films de Yash Chopra : de Silsila à Darr) et Zakir Hussain (dont la dernière collaboration en tant que compositeur était pour le film Saaz, réalisé par Sai Paranjpai en 1998), qui ont tous mis un pied dans l’industrie du cinéma.
   Nous remarquons aussi une vulgarisation de musiques classiques et semi-classiques (ghazal, bhajan etc.) qui s’est produite grâce à la collaboration des chanteurs classiques (Ustad Bade Ghulam Ali Khan pour Mughal-e-Azam ; Parveen Sultana pour Pakeezah ; Ustad Ghulam Mustafa Khan pour Umrao Jaan, pour en citer quelques exemples) qui ont interprété des chansons exquises pour des films musicaux . En fait, l’existence (croissante depuis les dernières années) des produits autres que les bandes sonores de films dans l’industrie du disque pourrait être due au moins partiellement, paradoxalement, aux chansons des films hindis : car c’est à travers celles-ci que le grand public indien a découvert le bhangra, le garba, le qawwali et le ghazal.
   Même le phénomène d’Indipop (la musique pop en Inde) a pris naissance dans le cinéma hindi en utilisant des compositions (souvent bien médiocres) des années quatre-vingts. Mais grâce à la prolifération des chaînes satellites, nous observons aussi l’entrée des courants musicaux du monde entier et, ainsi, le développement de musiques autres que celle des films, bien que celles-ci dominent encore et toujours l’industrie du disque en Inde. On voit le début des variétés en Inde et, avec un marketing assez aggressif de la part des maisons de disque, l’apparition des petites stars de musiques régionales et populaires partout dans le pays. Un développement qui n’aurait peut-être pas été imaginable il y a quelques années.
   L’influence des séquences chantées, pourtant, ne se limite pas au domaine musical : peut-être un des effets les plus remarquables est celui de la familiarisation des spectateurs avec des pratiques culturelles et rituelles des différentes régions au niveau national. Dans un pays aussi vaste que l’Inde, il n’est pas étonnant qu’une grande partie de la population ignore les particularités d’autres communautés, surtout celles qui sont distantes. Les séquences chantées des films hindis, grâce à leur prédilection pour représenter des rites de passages, les festivals etc. ont joué un rôle important de diffusion d’information culturelle (un effet involontaire, qui n’est pas sans conséquences remarquables).
   Des cérémonies et rituels - au départ limités à une région ou religion - ont aujourd’hui pris une dimension nationale. Par exemple, le mehndi ceremony (le rituel qui consiste à appliquer du henné sur les mains et les pieds de la nouvelle mariée la veille de ses noces), inconnu hors de « son » territoire au nord-ouest il y a vingt ans, se pratique aujourd’hui dans les petits villages de l’extrême sud. C’est aussi le cas du rakhi (une coutume hindoue du Rajastan, de l’Uttar Pradesh et du Punjab : c’est la fête qui célèbre la relation privilégiée entre le frère et la sœur) : le fil rouge qui symbolise le rituel se trouve aux poignets des Bengalis, Assamais, Tamouls et Telugus aujourd’hui.
   Nous observons un développement pareil à l’égard d’expressions artistiques régionales : le bangra, danse populaire du Punjab, est devenu l’expression presque spontanée pour manifester la jubilation partout dans le pays. Les exemples sont encore nombreux et mériteraient toute une étude, ils montrent bien la grande reconnaissance dont jouissent à l’heure actuelle les spécificités culturelles de diverses communautés. Ce qui est plus difficile à faire, c’est d’évaluer le rôle précis de ces séquences dans leur diffusion : tout ce que nous pouvons cerner, c’est qu’au moins jusqu’à la fin des années quatre-vingts, le cinéma hindi était le seul grand médium audiovisuel de communication, et celui qui a le plus mis en valeur tout ce qui constitue l’Inde « colorée ». L’essor de la télévision avec ses innombrables chaînes date seulement des années quatre-vingt-dix et la presse écrite, active dans tout le pays, a quand même une portée limitée à cause du taux d’analphabétisme qui afflige encore environ 35% de la population.
   Rappelons ici encore l’observation d’Edgar Morin 85 sur l’impact des médias audiovisuels dans les pays en voie de développement : « Dans le Tiers-Monde, l’industrie ultra légère, celle des communications (radio, cinéma au premier chef) commence à révolutionner les mentalités avant même que la société soit transformée... la culture audio visuelle se répand dans d’immenses zones encore analphabètes. » Si l’éveil d’une identité nationale constitue une révolution, cela pourrait bien être le cas avec l’Inde.


83a. Partha CHATTERJEE, « When Melody ruled the day » dans « Indian Horizons » vol. 44, Delhi, Indian Council for Cultural Relations, 1995, page 55 - Retour au texte.
84. http://www.geocities.com/Vienna/Strauss/1364/songs.html - Retour au texte.
85. Edgar Morin, « L’Esprit du Temps I », Paris, Bernard Grasset, 1962, page 225 - Retour au texte.

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