Par-delà sa xénophobie et son racisme, ce que nous dit cette chanson, c’est que l’inscription des Indiens dans le processus de créolisation à la Martinique – c’est-à-dire de rencontre, d’emmêlement et de croisement des hommes et des cultures – s’est faite dans la douleur. Mais la créolisation est une dynamique et son résultat est par nature instable. Les petits-fils d’immigrants indiens bénéficieraient d’une évolution favorable.

   A l’issue des années soixante, avec la fin de la société d’habitation, à savoir la disparition de la plantation en tant qu’institution structurante de la société martiniquaise, disparut le cadre et les raisons d’une opposition entre Créoles et originaires de l’Inde qui trouvait son fondement dans l’instrumentalisation de ces derniers comme briseurs de grève et auxiliaires des planteurs contre le groupe majoritaire.

   Parallèlement, la modernité qui allait se mettre en place, à défaut d’être autoproduite et autogérée, se traduisit par la généralisation de l’assistance, l’immigration en France, l’urbanisation incontrôlée, l’apparition de media de masse valorisant d’autres configurations culturelles, la déliquescence des traits créoles les plus saillants ou leur folklorisation au travers de leur mise en spectacle par l’appareil touristique ; toutes choses menaçant le Martiniquais d’une “décréolisation compréhensive” (Burton, 1994 : 214). Faute de maîtriser les flux économiques et culturels qui le traversent, il encourre aujourd’hui le risque de se voir zombifié, c’est-à-dire “transformé en un transfusé inactif maintenu en survie par l’assistance et le téléguidage” (Blanquart, 1993 : 157).

   Cette mutation est ressentie avec d’autant plus de malaise au plan culturel que l’idéal d’assimilation à la Francité, généralisé aux lendemains de l’abolition et partagé longtemps par l’écrasante majorité de la population, ne semble plus à l’ordre du jour. Paradoxalement, la quasi-concrétisation de l’assimilation advint dans un environnement anti-assimilationniste, en raison de la remise en question de cet idéal par les tenants de la Négritude puis de l’Antillanité et de la Créolité, et eu égard au fait qu’on ne peut être assimilationniste que si l’on n’est pas déjà assimilé.

   Longtemps maintenus à l’écart, n’ayant d’autre choix que de cultiver des valeurs qui étaient les leurs et de maintenir leur différence, les originaires de l’Inde entrèrent dans la société post-agricole martiniquaise avec un héritage culturel substantiel. Cet héritage est aujourd’hui revendiqué par une société qui affirme son opposition à l’assimilation totale à la culture dominante et qui, à la recherche d’hétérogénéité en contexte d’identification, incorpore ce qu’elle rejetait jadis.

   Cette intégration trouve aussi son fondement dans l’évolution du complexe culturel général, par la dynamique même d’un processus de créolisation qui, en dépit du mépris dont l’Indien était l’objet, fit à la longue de ce dernier un acteur du fait créole, un co-producteur de cette culture.


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