Martine QUENTRIC-SEGUY
Miracle !
(Conte inédit)

  
    

                    

Nâduka, fils de marchand et marchand lui-même avait fait de si mauvaises affaires qu'il ne lui restait ni marchandises, ni argent, ni maison. Il lui restait seulement une immense balance à peser les lourds troncs d'arbres coupés loin, là-haut dans l'Himalaya. Le fleuve les portait jusqu'à la ville. Ses ancêtres et lui-même avaient coutume d'acheter le bois brut et de vendre le bois séché, coupé en planches. Cette énorme balance en fer, capable de peser plusieurs troncs ensemble, avait toujours été dans sa famille. On disait qu'un géant l'avait forgé pour son ancêtre à l'aube des temps et qu'elle portait chance à celui qui la possédait. Elle pesait mille kilos.

Nâduka se voyant réduit à la misère, déposa sa balance en gage chez Lakshmana, ami de son père et président des artisans de sa ville. Lakshmana lui remis alors un sac de cent pièces d'argent afin qu'il rachète une coupe de bois et qu'il tente de recommencer son commerce.
         Longtemps Nâduka voyagea dans de nombreux pays. Il achetait et vendait du bois, il faisait travailler des menuisiers et ébénistes talentueux, vendait des meubles raffinés. Si bien qu'au bout de quelques années, ayant réussi à faire fortune, il revint dans son pays. Sa première visite fut pour Lakshmana. Il fit porter chez lui un coffre sculpté extraordinaire. Sur le passage des porteurs, la foule émerveillée s'arrêtait.

Reçu chaleureusement, Nâduka s'inclina devant le vieil homme, lui toucha respectueusement les pieds, puis se redressant lui dit:
-          Me voici de retour. Grâce à votre prêt, j'ai pu rétablir ma situation. Voici un coffre que je vous offre en témoignage de ma gratitude. Dans ce coffre vous trouverez deux cents pièces d'argent. Cent pour rembourser celles que vous m'aviez prêtées, et cent autres puisque j'ai pu faire fructifier votre aide.
-          Merci beaucoup pour ces marques de reconnaissance. Ton père, s'il avait vécu jusqu'à ce jour, serait fier de toi. Nous sommes tous très heureux de te revoir parmi nous.
-          Puisque voici ma dette remboursée, je vous serais reconnaissant de me restituer la balance de mes ancêtres que je vous ai remise en gage.
-          Hélas, dit Lakshmana, les souris l'ont mangée et je suis dans l'impossibilité de te la remettre.
         Nâduka sourit, il répondit doucement :
-          Certes, si les souris l'ont mangée vous voici bien embarrassé et incapable de me la rendre. Je comprends tout à fait.
         Il salua Lakshmana, fit quelques pas vers la porte, se ravisa :
-          Nos familles sont liées depuis si longtemps ! Je pense aller au temple pour offrir une grande cérémonie aux dieux qui ont accompagné mon long voyage et m'ont permis de revenir sain et sauf dans ma ville. Je suis le plus jeune fils de votre ami, aussi je me demande si votre plus jeune fils pourrait venir avec moi afin de participer aux rituels.
-          Bien entendu, dit Lakshmana, il est juste qu'il en soit ainsi.
         Il fit appeler son fils Krishna, un bel adolescent qu'il chérissait grandement.
-          Voici  Nâduka le plus jeune fils de mon meilleur ami. Il fut longtemps absent d'ici et souhaite aller au temple célébrer son retour parmi nous. Je te prie de l'accompagner et de te comporter en tous points comme son jeune frère.
         Krishna s'inclina devant son père et suivit Nâduka.

Ils prirent la grand'rue puis tournèrent vers la montagne.
-          Frère Nâduka, depuis longtemps vous avez quitté notre ville, vous semblez en avoir oublié le plan. Je me dois de vous signaler que le temple n'est pas dans cette direction mais derrière nous. Voyez sa flèche dépasser les toits des maisons.
-          Merci petit frère, je me souviens que le temple est derrière nous, toutefois je dois aller chercher les offrandes que transporte ma caravane, afin de les apporter au temple.
         Le jeune homme, hochant la tête pour marquer sa compréhension, continua de marcher.

Ils n'avaient pas sitôt laissé les dernières maisons derrière eux que le campement parut. Alors Nâduka se saisit de l'adolescent, le bâillonna en bredouillant des excuses et le jeta sur le dos d'un des chevaux qui attendaient là. Enfourchant lui-même un pur-sang, il lança les deux coursiers vers la montagne. Là, il poussa Krishna dans une grotte dont il se souvenait car il y jouait dans son enfance. Il lui laissa la gourde d'eau que portait son cheval, puis poussa un rocher devant l'entrée afin de l'emprisonner.
         Depuis le seuil, cependant, il rassura l'adolescent :
-          Je ne te veux aucun mal, je ne crois pas que tu doives rester longtemps ici. Je promets de revenir bientôt.

Il accrocha le second cheval à la selle du sien, puis sautant à nouveau sur sa monture, il retourna chez Lakshmana.
-          Je viens vous présenter des excuses : Alors que nous partions vers le temple, un faucon a plongé vers votre fils et l'a enlevé dans les airs en un instant. Je n'ai rien pu faire, hélas. Vous comprendrez, j'en suis sûr, combien je suis désolé de ne pas pouvoir le ramener avec moi.
-          Comment oses-tu me raconter qu'un simple faucon peut enlever un adolescent de quinze ans? C'est tout à fait impossible !
-          Je comprends votre surprise. Assurément, il se passe d'étranges choses en ce pays. Des souris rongent mille kilo de fer, un faucon enlève un jeune homme. Peut-être rêvons-nous? Ainsi à votre réveil vous retrouverez ma balance entière et je verrai que votre fils n'a jamais pu être soulevé du sol.
-          Rends-moi mon fils ou j'appelle la garde !
-          Appelez la garde si vous le voulez, je suis incapable de vous restituer ce que le faucon a enlevé.
         Lakshmana hurlant, vociférant, fit venir la garde qui arrêta aussitôt Nâduka. Il fut conduit sans tarder devant le prince. Le plaignant les suivit afin d'exprimer ses doléances.

        Au palais, le prince entendit le père éploré lui raconter comment ce bandit de Nâduka avait enlevé son plus jeune fils. Choqué, il se tourna vers Nâduka qui souriait, et se mit en colère :
-          Ainsi vous trouvez votre crime plaisant ? Sachez Monsieur que vous rirez moins tout à l'heure lorsqu'on vous coupera la tête !
-          Majesté, je n'ai pas enlevé Krishna, c'est un faucon qui a plongé sur lui et l'a emporté dans ses serres.
-          Vous osez vous moquer de moi ? Depuis quand un faucon peut soulever un adolescent de quinze ans ?
-          Depuis que les souris peuvent ronger mille kilo de fer, Majesté !
-          Quelle est cette histoire ridicule ?
-          Majesté, lorsque je suis parti pour tenter de recommencer mon commerce, j'ai laissé en gage une balance de fer pesant mille kilo chez Lakshmana. Je suis revenu aujourd'hui et j'ai largement remboursé ma dette. Mais la balance ne peut m'être rendue car les souris l'ont mangée.
         Se tournant vers Lakshmana, le prince s'enquit :
-          Avez-vous reçu cette balance en gage et avez-vous été remboursé ?
-          Oui, Majesté.
-          Avez-vous restitué sa balance à Nâduka ici présent ?
-          C'est-à-dire que… Enfin… Non, Majesté.
         Le prince, comprenant toute l'affaire, fit relâcher Nâduka dans l'instant et ordonna à ses gardes d'accompagner les protagonistes afin que l'un rende la balance et l'autre le fils. Ce qui fut fait, prouvant à ceux qui commençaient à croire aux miracles que les souris et les faucons sont les mêmes en ce pays que partout ailleurs.


Retour à la page précédente

    

SOMMAIRE