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Limmigration indienne dans les îles de lOcéan Indien, après
labolition de lesclavage, amène dans le paysage créole de nouveaux
éléments culturels. Larrivée de ces immigrants et de leurs rites
principalement issus dun hindouisme populaire provoque donc, surtout après
1848 avec limmigration massive dengagés, un bouleversement dans la société
créole qui doit alors compter avec un nouveau référant. Les fêtes religieuses
populaires indiennes sont certainement, aux yeux de la société créole, les formes les
plus apparentes et les plus marquantes de lindianité dans cette société.
Cest dailleurs ce que reflète la littérature réunionnaise qui,
lorsquelle met en scène des Indiens, évoque de manière presque systématique
leurs fêtes religieuses.
Ce qui nous intéresse ici cest justement la
représentation de ces fêtes dans le roman réunionnais. Quel regard les auteurs
réunionnais portent-ils sur les cérémonies religieuses et les fêtes indiennes ?
Quelles images véhiculent-ils selon le contexte socio-historique ? De quelle
manière ces fêtes travaillent-elles limaginaire réunionnais ?
Les descriptions de fêtes indiennes, le plus souvent le Pongol
mais aussi la fête de Pandialé et la fête des dix jours, peuvent paraître semblables
dans les romans coloniaux et dans les romans contemporains, puisquil sagit
bien souvent de la description du déroulement de la fête avec toutes les étapes
quelle comprend. Nous verrons pourtant que lidéologie sous-jacente des
auteurs nest pas la même selon le contexte historique. Ce qui apparaît néanmoins
constant dans la représentation des fêtes indiennes cest la mise en évidence de
son insertion dans la société créole. Ces fêtes sont nécessairement représentées
dans leurs rapports à la société créole qui finit par les intégrer, que ce soit en
tant que spectacle exotique ou réalité locale.
La littérature
coloniale, dont lidéologie est aujourdhui dépassée et même condamnée,
semble, de ce fait, être tombée dans loubli. Pourtant les romans coloniaux posent
les problèmes sociaux de lépoque coloniale et de lespace colonial où
devaient cohabiter des groupes culturellement hétérogènes. Ces romans fournissent donc
un état des lieux intéressant sur le discours social et limaginaire de
lépoque. Le roman colonial réunionnais se définit comme le roman des «
races » et donne une représentation de lAutre et du Même en mettant en
scène des personnages emblématiques de chaque ethnie. Il se présente donc, comme un
regard ethnographique et se voulant authentique, sur la réalité coloniale, prétention
contredite par son idéologie, fondée sur lapologie de la « race »
blanche et de sa mission civilisatrice à lencontre des autres
« races ».
Les descriptions des fêtes indiennes illustrent cette
contradiction. En effet, ces descriptions qui, dans la plupart des cas, pourraient
facilement être retranchées sans que cela gêne la compréhension de lhistoire
semblent avoir avant tout une valeur anthropologique aux yeux de leurs auteurs.
Cest le cas, en particulier, de la nouvelle de Madame Winter Frappier de
Montbenoît, « Viry et ses trois maris », dont le sous-titre est
« Murs indiennes à lîle de la Réunion », ou encore de celle de
Suzanne Bar-Nil, « Mahavel », centrée sur la fête du Pongol. Ces deux
nouvelles sont surtout le prétexte à une description à la fois ethnographique et
exotique des pratiques et des murs indiennes, description qui met en évidence leur
éloignement de la culture occidentale considérée comme la valeur absolue. La
description ny est donc absolument pas objective puisque lon peut y discerner
lidéologie ethnocentriste de leurs auteurs, idéologie qui tend à situer les
pratiques indiennes dans la distance et dans létrangeté.
Cette distance et cette étrangeté se manifestent lors de la
fête du Pongol, fête de la moisson célébrée en lhonneur du Soleil et qui a lieu
au mois de janvier après la coupe des cannes. Les immigrants indiens eurent, à la fin du
XIXème et au début du XXème siècle, la liberté davoir
leurs croyances et de célébrer leurs rituels mais durent cependant les adapter au
système de la plantation. Cest la fête du Pongol, qui, semble-t-il, na alors
plus grand-chose à voir avec sa pratique en Inde, qui est le plus largement représentée
dans le roman colonial. La description des scènes ethnotypiques qui marquent cette fête,
tels que les processions de fidèles et de chars, la marche sur le sabre, la marche sur le
feu et les sacrifices, cette description révèle lambiguïté du regard
du Blanc sur les fêtes indiennes, regard de répulsion mêlée de crainte et de
fascination.
La mise en texte de ces scènes représentatives permet aux
romanciers coloniaux de faire connaître la réalité réunionnaise sur la scène
métropolitaine et surtout dillustrer la nécessité de la mission civilisatrice du
Blanc. En effet les pratiques indiennes, et particulièrement la marche sur le feu, les
sacrifices et les danses des jacquots, sont avant tout, pour les Blancs, la manifestation
du manque de civilisation des Indiens et de leur barbarie.
Dans la nouvelle de M-A Leblond, « Moutousami »,
publiée en 1905 dans Les Sortilèges, les
fêtes du Pongol sont présentées comme un spectacle auquel toutes les ethnies de
lîle viennent assister et dont la valeur religieuse est niée. En effet, Moutousami
lui-même, le personnage principal, considère ces fêtes comme (je cite) « une distraction colorée et tapageuse, au milieu de laquelle il
pourrait fuir les soucis des derniers temps. » [1]
La marche sur le feu est évidemment le clou du spectacle dont le but serait
dimpressionner les Blancs en leur faisant croire à un miracle qui relèverait en
fait, selon le narrateur, dun secret national :
« Les Indiens sont fiers du
miracle de la marche ardente ; ils se plaisent à cacher au profane les
mortifications par lesquelles doivent passer pendant trois semaines ceux qui se soumettent
à lépreuve. Retranchés dans leur secret national, ils savourent lillusion
de dominer un instant les races pâles [
] » [2]
Cette démystification de la marche sur le feu révèle en fait
linquiétude que ressentent les Blancs à légard des Indiens. La marche sur
le feu, les sacrifices et lensemble des fêtes du Pongol provoquent chez les Blancs
une prise de conscience de la puissance de ces foules asiatiques donnant libre cours à
leurs passions mystiques et possédant de plus le pouvoir, considéré comme diabolique,
de maîtriser le feu. Les Indiens
apparaissent, pendant ces fêtes, dautant plus inquiétants quils sont unis et
dégagés de leur soumission aux Blancs.
Dans la nouvelle « La marche sur le feu » publiée en 1937, M-A
Leblond mettent en évidence la dimension spectaculaire aussi présente du point de vue
des Indiens qui se donnent alors à voir au reste de la population, lui montrant leur
force et leur capacité de résistance à la douleur :
« Fierté
pour cette race que tous méprisent et raillent à cause de sa faiblesse et de sa
geignardise, fierté, ce jour-là, dattester au grand soleil, devant les Blancs, les
Chinois, les Arabes et les Noirs, que lIndien, dont ils disent quil
« na pas de tripes », na point peur de la Douleur. » [3]
Toutes
les fictions coloniales réunionnaises insistent sur cet aspect dauto
spectacularisation des fêtes indiennes pendant lesquelles les Indiens se donnent à voir,
en particuliers aux Blancs des propriétés sucrières pour qui ils ont inséré une phase
spécifique dans le déroulement des fêtes, celle de la manifestation aux Maîtres. La
mise en texte de cette phase sert surtout, semble-t-il, à mettre en évidence le
paternalisme exacerbé des Blancs bienveillants, admirés et respectés comme le montre la
narratrice de la nouvelle de Suzanne Bar-Nil, « Mahavel », publiée en 1951
dans Nouvelles de chez nous :
« Les colliers de lauriers
passés à nos cous, les marques de safran faites à nos fronts ; le grand prêtre,
en psalmodiant, élevait devant mon père, comme devant une idole, le plateau des
offrandes où fumaient, par monceaux de lencens et du camphre. Mon père y entassait
généreusement billets de banque et pièces blanches. » [4]
Dans cette nouvelle où la marche sur le feu est présentée comme
« un barbare spectacle » les jacquots aussi font lobjet dune
description dénigrante qui les présente comme des hommes hideux et primitifs mais
surtout effrayants, quil sagit encore damadouer par largent :
« Puis, il y avait loffrande des cocos, linstant palpitant
de la montée sur le sabre, la danse éperdue de tous les jacquots maintenant réunis, qui
se bousculaient, jusque sous les pieds des mules du char, pour ramasser les pièces de
monnaie. Nous les leurs jetions, ces pièces de nickel ou de cuivre, à la volée, comme
lon sème des grains aux champs, et de cette semence là, levait le dévouement
fervent de ces hommes primitifs pour mon Père. » [5]
Il sagit bien là dexorciser la peur que le Blanc
ressent face à ces pratiques étranges en les assimilant à un spectacle folklorique,
révélateur de la barbarie des Indiens et donc de leur infériorité. Les sacrifices, eux
aussi, sont évidemment considérés comme une manifestation de cette barbarie et le
discours tenu révèle encore une fois linquiétude que ressentent les Blancs.
Dans la nouvelle de Mme Winter-Frappier de Montbenoît, « Viry et ses
trois maris », publiée en 1935 dans les Bulletins
de lAcadémie de la Réunion, le personnage indien principal, Nalou, est
dabord présenté comme un domestique épanoui dans sa fonction, voir même heureux.
La vision paternaliste de ce premier portrait disparaît totalement lorsque la narratrice
enfant assiste pour la première fois à la fête du Pongol et en particulier au sacrifice
dun cabri :
« Nalou se redresse. Ses yeux
illuminés font peur, il saisit un coutelas, tranche la tête du cabri sans la
détacher ; il contourne, échevelé, hagard, le dôme, larrosant du sang de la
pauvre bête, qui a poussé quelques gémissements. Plusieurs fois je vois le Malabar
courant autour, tenant toujours le cabri pantelant, et chantant, accompagné des tam-tams
et des cris des femmes, et des enfants. Le spectacle est terrifiant. Je menfuis
épouvantée, et pendant des nuits lhorrible vision poursuivra mon sommeil. » [6]
A partir de ce moment Nalou napparaît plus aux yeux de la
narratrice que comme un être monstrueux, primitif et bestial quil vaut mieux
éviter. On assiste ainsi à une inversion des représentations, le sacrificateur étant
présenté comme une bête tandis que le cabri est humanisé comme on peut le voir dans
« Mahavel » de Suzanne Bar-Nil : « Dans lair, les
bêlements des victimes promises au sacrifice montaient, déchirants comme des cris
humains. » [7]
Dans les fictions coloniales la représentation des fêtes indiennes
révèle principalement la vision ethnocentriste des auteurs qui font des Indiens des
êtres inférieurs. Pourtant, cette représentation est loin dêtre totalement
négative et dévoile, en même temps que la crainte, la fascination que ressentent les
Blancs face aux pratiques religieuses des Indiens. Cette double appréhension de la
réalité indienne réunionnaise renvoie par ailleurs à la littérature occidentale dans
laquelle lInde a toujours été présentée comme étant à la fois sublime et
monstrueuse.
La fascination dont les Indiens et leurs pratiques font
lobjet, peut se lire à plusieurs niveaux. Dans La fille du Commandeur de Charles Cazal, paru en
1945 dans un journal local, La Démocratie,
cette fascination est révélée par lintérêt que porte lauteur à la
culture indienne telle quelle se présente à la Réunion, intérêt que lon
peut voir à travers lextrême précision dans la description des pratiques
indiennes et à travers le vocabulaire utilisé. En effet, si certaines fictions
décrivent ces pratiques en y appliquant un vocabulaire français, dans ce
roman-feuilleton, Charles Cazal utilise le vocabulaire tamoul. Cette utilisation crée un
effet de réel qui lui permet de montrer quil sait de quoi il parle et donne une
valeur scientifique à son roman tout en y ajoutant un certain « exotisme
local ». Le lecteur, même sil ne connaît pas ce vocabulaire, ayant déjà
assisté aux cérémonies indiennes, comprend ce quil signifie.
M-A Leblond fascinés par la culture millénaire des Indiens et
pour qui lindianité constitue un fantasme de haute culture laissent paraître cet
intérêt et cette fascination principalement dans deux nouvelles, « La croix du
Sud » et « La marche sur le feu ». Dans « la Croix du
Sud », publiée en 1928, les Leblond mettent en scène la christianisation
dune jeune indienne ainsi que lindianisation dun créole blanc. Ce
dernier personnage, loncle du narrateur, produit un discours didactique sur les
croyances indiennes et sur la fête du Pongol dont il explique les origines, montrant
ainsi lintérêt des Leblond pour la culture indienne.
Dans la nouvelle, « La marche sur le feu », M-A
Leblond insistent un peu plus sur le sens de la marche sur le feu, du moins sur les
motivations du marcheur, et mettent en évidence la sérénité impressionnante de
certains dentre eux :
« Derrière lui vint un Indien quon appelait en ville « le
roi des jardins » à cause de la parfaite ordonnance de ses plantes
maraîchères : la chevelure nouée en chignon luisant comme de la laque, il
soutenait de ses bras au-dessus de sa tête un petit tamby dont lépouvante dilatait
les yeux : cétait lenfant moribond que, dans lannée, le dieu des
malabars avait sauvé. Le père, comme sil marchait dans leau du Gange sacré,
avançait dans la fournaise, doux, souriant, le visage chantant de reconnaissance :
la foule fit silence tant on lui voyait lâme. » [8]
Ladmiration de la foule mais aussi celle des auteurs est ici
particulièrement visible et le marcheur semble renvoyer très clairement à la figure de
lIndien telle que la conçoit limaginaire occidental, imaginaire qui retient
avant tout sa sagesse, sa spiritualité et son savoir sur les mystères de la nature.
La représentation des fêtes indiennes semble donc révéler les
réactions ambiguës du Blanc, réactions de répulsion et de fascination à la fois.
Quoiquil en soit cette représentation contribue à faire de lIndien un être
étrange mais de moins en moins étranger car elle met en évidence son intégration dans
le paysage réunionnais, en particulier lors de ses fêtes. Même si on le regarde en tant
quAutre, on le regarde quand même, et cela de façon régulière, puisque les
fêtes indiennes deviennent aussi des fêtes locales, des rendez-vous annuels auxquels
toutes les ethnies de lîle se rendent avec plaisir, sans distinction de couleur et
de religion. Les fêtes indiennes rassemblent, mêlent les ethnies qui vivent
habituellement plus ou moins séparés. Ainsi, dans « Mahavel » le prêtre se
plaint de cette fête païenne qui attire même ses paroissiens :
« Cest que Brahma, Shiva, Vischnou et
leur culte démoniaque, en faisaient faire du mauvais sang au Prêtre. De voir ses
ouailles se mêler aux immigrants indiens de « lEtablissement », les
jours de fêtes, lui mettait lâme à lenvers. Il parlait, criait,
menaçait ; mais autant en emportait le vent ; personne ne
lécoutait. » [9]
Les fêtes indiennes et
ses diverses manifestations attirent, créent ladmiration, létonnement, la
peur, la fascination, lamusement et la répulsion et constituent par là même un
spectacle fort auquel on ne manque pas dassister.
Ces fêtes indiennes
dans le roman colonial apparaissent donc principalement comme un spectacle auquel on
assiste sans vraiment y participer. Si leur représentation sert à mettre en évidence la
nécessité de la mission de civilisation des Blancs à légard des Indiens elle
révèle aussi un plaisir non dissimulé dy assister. Bien quétranges et
dénigrées les pratiques indiennes apparaissent dans le roman colonial comme un élément
de la vie créole, un spectacle impressionnant où la valeur religieuse est cependant
niée. Il semble que le roman contemporain, lorsquil met en scène les fêtes
indiennes, ne dise pas tout à fait la même chose que le roman colonial.
Après la
départementalisation et la reconnaissance des Indiens comme citoyens français, ces
derniers sinscrivent de manière différente dans le paysage réunionnais. Ils font
désormais partie intégrante de la population réunionnaise, du moins de manière
officielle puisque leur intégration sociale est antérieure à la départementalisation.
Ils ne sont plus regardés comme des étrangers, mais comme des indo-créoles. Leurs
fêtes font partie des traditions populaires locales et certaines couches de la société
créole y participent aussi. Quen est-il donc de la représentation de ces fêtes
dans le roman réunionnais contemporain?
Alors que le roman colonial affirmait la suprématie de la
culture occidentale, le roman contemporain dénonce cette vision albocentriste et tente
daffirmer la spécificité de lidentité réunionnaise. La littérature
réunionnaise contemporaine se présente donc comme le contre-texte de la littérature
coloniale et de son idéologie.
La mise en scène des Indiens intervient dune part dans ce
quon peut appeler des romans historiques, où le souci didactique se mêle à une
intention revendicative, celle dune réhabilitation de lhistoire. Retraçant
la vie des engagés Indiens à lépoque coloniale, ce genre de roman, dont celui de
Firmin Lacpatia, publié en 1978, Boadour, du Gange
à la Rivière des Roches ainsi que Lécho
du silence de Danielle Dambreville, publié en 1995, donne une représentation
ethnographique des fêtes indiennes. Dans Boadour,
qui met en scène la quotidienneté de la vie des engagés indiens ainsi que leur
intégration au sein de la société créole, lauteur consacre un chapitre entier à
la fête du Pongol. Il en décrit les différentes étapes de manière presque complète,
cest-à-dire du début du carême le 15 décembre jusquà la procession finale
des attelages le 4 janvier, en passant, entre autres, par la purification, les lectures du
Mahabharata, la marche sur le feu et le bal tamoul. Les auteurs coloniaux, eux,
réduisaient leur description à la marche sur le feu, aux jacquots et à tous les
éléments les plus étranges et spectaculaires à leurs yeux. Ici lauteur cherche,
semble-t-il, plus à produire un discours didactique sur les cérémonies religieuses
indiennes quà apporter un élément essentiel à lhistoire, puisque tout le
chapitre consacré au Pongol napporte aucun élément nouveau à lintrigue. Il
produit surtout des explications sur lhistoire religieuse des fêtes du Pongol dont
la fonction principale semble être ici de permettre laffirmation dune
identité, la revendication dune indianité. Cette revendication nexclut
cependant pas un certain discours de la créolité, discours qui paraît ici à travers la
prise en compte de la vie des engagés dans certaines pratiques :
« Ce bal
tamoul se composait de représentations théâtrales sur la vie de Krishna, émaillées de
scènes chantées et mimées de la vie quotidienne des engagés indiens. Ces passages
tristes ou comiques tenaient en haleine toute la nuit un peuple avide de saffirmer
et dexprimer par ses travestis, ses grimes, ses chants et ses mimes, ce quil y
a de plus précieux : un fond culturel authentique et forgé en commun au fil des
jours. » [10]
Dans
un autre roman rétrospectif sur les engagés indiens, Lécho du silence de Danielle Dambreville,
nous assistons au déroulement de la fête de Pandialé. La description se veut très
clairement didactique et ne se contente pas de décrire lévènement de
lextérieur mais donne de nombreuses explications sur le sens de cette fête. Ce qui
paraît vraiment nouveau ici cest que pour la première fois dans le roman
réunionnais nous assistons à la mise en scène dune marche sur le feu vécue de
lintérieur, du point de vue du personnage principal, appelé le Muet, qui y
participe. Ce nouveau point de vue adopté par lauteur permet de mettre en évidence
les émotions ressenties par un marcheur du feu et de redonner sa dimension spirituelle à
un évènement qui était, dans le roman colonial, perçu comme un pur spectacle :
« Puis, ce fut le brasier
ardent et se révélation : à peine si les émanations de la fournaise lui
étaient-elles perceptibles, tout lui parut irréel. Le muet ne ressentit rien et planait
dans une paix intérieure où tout était achevé et parfait. Il sétait offert à
Dieu et dans ce sacrifice du feu, il appréhenda pendant quelques secondes ce que pouvait
être labsolu ; et il y avait tout là-dedans : la grâce infinie, la
splendeur de la vie, lamour épurée, le feu vaincu, la peur maîtrisée, une grande
force retrouvée. Il termina sa marche dans un bien-être total. Il passa dans le
bassin dlait plus par tradition que pour se soulager » [11].
Le souci didactique et la mise en évidence de la spiritualité
liée aux fêtes indiennes révèlent, dans les romans historiques contemporains, une
volonté de valorisation des éléments culturels indiens. Ces romans sopposent donc
très clairement à lidéologie de la littérature coloniale. La musique qui accompagne les fêtes indiennes et apparaissait
dans le roman colonial comme un tapage ou un tintamarre infernal est, dans le roman de
Danielle Dambreville, mise en valeur, spiritualisée, tant du point de vue des musiciens
que de la population créole qui ny résiste pas :
« Une sorte dappel
magique, provenant de la nuit des temps, éternelle vibration, émanait de ces tambours
qui annonçaient la procession, la fête, le passage de Dieu. Même ceux qui
naccouraient pas et ils étaient rares, ne pouvaient rester indifférents à ce
roulement prodigieux qui vous accaparait malgré vous, plus fort que lindifférence,
lhostilité ou la haine. « Tambours malbars y passent ! », avait-on
coutume de dire et on se précipitait pour voir, emporté par une insoutenable et
inexplicable émotion. Aussi, la foule se pressait-elle sur le passage de la
procession. » [12]
Tous les éléments culturels indiens sont donc ainsi valorisés, ce
qui nempêche pas pour autant de laisser poindre, comme dans Boadour, un discours identitaire de la créolité
qui passe ici par ladhésion totale de la population ainsi que par le syncrétisme
du personnage principal. Bien que catholique le Muet décide en effet de marcher sur le
feu. Quelque soit le moyen utilisé, il sagit pour lui dimplorer Dieu, un Dieu
universel :
« Lui qui avait pendant des années porté la croix du Christ pendant
la procession du Vendredi Saint, il pressentait quil lui fallait autre chose ;
plus que de la croix du Christ il avait besoin du feu de Pandialé. De toute façon,
cétait Dieu quil implorait. » [13]
Par ailleurs, au moment de marcher sur le feu, lui viennent à
lesprit deux formules sacrées, lune référant aux mantras hindous et
lautre aux invocations de la religion catholique :
« Lardeur le guida et
quand il sentit quil allait poser le premier pied sur la braise, il aurait voulu
crier comme Grand-Frère tout à lheure : « Lesprit est plus
fort ! », il se contenta dy penser très fort et lui revenait en même
temps cette phrase de la liturgie catholique : « Mon dieu que votre volonté
soit faite ! » » [14]
Le discours de la créolité, présent dans les romans
contemporains, se manifeste donc aussi à travers la représentation des fêtes indiennes.
Ce discours identitaire post-colonial apparaît aussi dans des uvres qui ne sont
plus tournées vers le passé, mais mettent en scène des situations contemporaines. Les
auteurs cherchent, semble-t-il, à affirmer une identité réunionnaise qui serait fondée
sur le métissage et linterculturalité. Dans la représentation des fêtes
indiennes cela se traduit par une insistance sur leur intégration dans la société
créole.
Dans son roman autobiographique publié en 1981, Louis Rédona, Daniel Honoré met en scène cette
intégration à travers la description du jacquot qui chante en créole, traduisant ainsi
la créolisation des pratiques indiennes. A vrai dire lacculturation est double.
Dun côté les pratiques indiennes se créolisent, sintégrant à la
communauté bénédictine dont il est ici question, et de lautre côté les
cérémonies indiennes ne sont plus regardées comme exotique mais sont considérées
comme faisant parti des activités culturelles de la communauté toute entière. Ainsi le
jour de lan semble particulièrement apprécié parce quil est marqué par la
présence des jacquots : « Ti Louis cé-t-in amatère
dzaco, un zour dlan sans zaco, cé-t-in cari bicique sans
piment. » [15]
Cela dit cette
acculturation a été le fruit dun long travail pour cette communauté dont le
personnage principal, Ti Louis, est ici la métonymie, à travers sa lente familiarisation
au spectacle des jacquots :
« Qand li lété pti, li lavé
per, et do moune té y raconte bataille zaco qué té y fé pèr a li plis encore :
dès quli té entend lo tambour, li té y race sous son lit
Pti a pti li la
fé lhabitide et acetère li pé pa res son caz quand li entend lo
tambour. » [16]
Les fêtes indiennes apparaissent comme des fêtes locales,
intégrées dans les pratiques de la société créole. Tout le monde y participe,
quil soit indien ou pas et, par conséquent, ces fêtes sont présentées, tout
comme dans le roman colonial, comme un évènement qui rassemble. Dans la nouvelle
« Sovtaz « Sote-la-brèz » », publiée en 1991 dans le recueil Lo Maloyèr blan, Daniel Honoré met en scène la
bonne entente, la joie de la foule qui vient assister à la marche sur le feu.
Dans cette nouvelle toute la communauté bénédictine est
réunie pour assister à la marche sur le feu qui devrait alors se passer sans aucun
problème. Pourtant la nouvelle met en scène la transgression de cette tranquillité, de
lambiance bon enfant qui entoure lévènement. Sote-la-brèz, un créole
métissé vivant en marge de la communauté et ne supportant pas les Malbars, vient
gâcher la cérémonie en insultant les Malbars et en agressant le prêtre. Mais cette
transgression montre en fait le désir non avoué de Sote-la-brèz dêtre intégré
à la communauté. Bien quil déteste les Malbars il passe son temps à les
imiter :
« Pou kas lé kui zaco, kank
son degré té i lève, li té i fé pas dé pou tire son linz épi pou danse dann
milié semin, domi tout ni : « Diel, diel, lakou diel
Diel, diel
laka
» li fé ek la bous. » [17]
Et le jour de la marche sur le feu il saute par-dessus ce feu pour
montrer quil est capable de faire mieux que les Malbars : « Mi fé mié
kmalbar i mars dann fé : moin mi sote ! » [18]
Malgré cette transgression, à la fin du récit Sote-la-brèz finit
par être réintégré à la communauté, sauvé de la noyade par le prêtre malbar,
celui-là même quil avait agressé au début du récit. Désormais toute la
communauté pourra assister ou participer aux cérémonies sans quaucun élément
perturbateur ne vienne gâcher la fête.
La bonne entente et les rassemblements occasionnés par les
fêtes indiennes sont aussi mis en évidence dans le roman dAgnès Gueneau, publié
en 1981, La terre bardzour, Granmoun, dont le
discours identitaire est aussi celui de la créolité.
Dans ce roman le personnage principal, Tonin, est invité par un
vieil ami indien à assister à une de leur fête. Tonin paraît y assister pour la
première fois et pose donc le regard du néophyte sur les pratiques indiennes dont la
simplicité semble le surprendre, simplicité qui apparaît à travers « une
prière toute intérieure, sans bruits, sans paroles. » [19]
Lauteur ne
précise pas de quelle fête il sagit mais semble vouloir produire un discours
rassurant sur les pratiques indiennes qui sont souvent assimilées à de la sorcellerie
comme le précise le texte :
« On nous accuse
parfois de sorcellerie, dit Madame Soupou, mais vous voyez Tonin, il ny a que cela.
Nous prions toujours notre Dieu.
- Bien sûr, dit Tonin. Mais ce sont surtout ceux qui ne vous connaissent
pas qui parlent de sorcellerie. Ils sont jaloux surtout de votre bonté, jaloux de ce que
sait Monsieur Soupou. Il ma si bien apprit à travailler la terre.
Et cétait vrai que, dans le village, on sentendait bien. On ne
croyait pas vraiment aux histoires de sorciers. » [20]
Le roman met donc en évidence la bonne entente qui règne dans
le village ainsi que lintégration des Indiens. A vrai dire il sagit plus ici
dune acceptation que dune intégration complète, puisque la méconnaissance
de Tonin sur leurs rites révèle le manque de relations, déchanges, entre les
Indiens et le reste du village. Cela dit ces relations sont en passe de saméliorer
puisque Tonin participe pour la première fois à une de leurs cérémonies. Par ailleurs,
lauteur souligne la créolisation de ces rites, qui napparaissent finalement
ici pas bien différents des pratiques catholiques. Cette créolisation serait due à
léloignement de la patrie dorigine, éloignement qui entraîne loubli
de la langue et des traditions :
« Cest notre religion,
explique Soupou à Tonin, en tout cas, ce quil nous en reste ici. On se souvient de
ce que racontaient les vieux parents qui venaient de lInde. Mais on commence aussi
à oublier. On essaie de conserver les traditions. Mon père parlait beaucoup du Saint
quil vénérait particulièrement Mardévirin, mais ici, nous navons pas de
vraie chapelle et surtout nous navons pas de « poussarhi » pour dire les
prières. Nous ne savons plus parler notre langue. Seul mon frère connaissait encore les
prières et pouvaient les réciter. Quand il est mort personne na pu le remplacer.
Alors quand nous prions, nous pensons seulement à Dieu et nous lui demandons
seulement de nous protéger et de nous aider. » [21]
Laspect spectaculaire qui apparaissait dans le roman colonial
ici nexiste plus. Lauteur met plutôt laccent sur la spiritualité et la
simplicité des rites dans le but, semble-t-il, de débarrasser la population
réunionnaise de ses dernières craintes.
Si le roman
colonial tend à dénigrer les fêtes populaires indiennes, à en nier la valeur
religieuse et à les situer dans la distance et dans létrangeté, il met pourtant
en évidence leur insertion dans la société réunionnaise. Les fêtes populaires
indiennes sy présente comme des évènements qui rassemblent, sans distinction de
« race » et de classe, entraînant un processus dharmonisation,
dinterculturalité fantasmé par les auteurs coloniaux pour lîle de la
Réunion.
Dans le roman réunionnais contemporain la représentation des
fêtes indiennes traduit aussi ce désir dharmonie. Elles sont posées en effet
comme un élément de la créolité, comme élément de lidentité réunionnaise qui
serait une synthèse, un métissage harmonieux des cultures qui se rencontrent et
séchangent sur la terre réunionnaise qui devient le lieu privilégié de cette
harmonie.
Les fêtes populaires indiennes, que ce soit dans le roman
colonial ou dans le roman contemporain, semblent donc considérées comme des fêtes
locales faisant parties des traditions réunionnaises. Elles réunissent toutes les
couches de la population et constituent, de plus, pour des auteurs qui fantasment la
pluriculturalité, une richesse culturelle.
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