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PREMIÈRE PARTIE
De l'Inde à la Réunion

                        

          2. L'hindouisme populaire

 2.2. L’hindouisme populaire au quotidien à La Réunion

  2.2.3. Pureté et sacrifice    

     Pureté hiérarchique, pureté rituelle

     En Inde, la notion de hiérarchie dont la base religieuse englobe la totalité de l’univers social est construite sur l’opposition pur/impur. Cette opposition est au fondement du système des castes dont la structure hiérarchique permet également de distinguer les niveaux de pureté rituelle. Ces niveaux sont caractérisés, selon L. DUMONT (1967), par une relation d’interdépendance (et non d’exclusion). En effet, il incombe aux couches inférieures d’effectuer les tâches impropres, sources d’impureté, de manière à préserver la pureté des couches supérieures (brahmanes) qui sont vouées aux tâches rituelles nécessitant l’intégrité de celle-ci.
A La Réunion où, nous l’avons vu, la hiérarchie de caste s’est en quelque sorte calquée sur la hiérarchie de la Plantation, l’idéal de pureté a perduré en se référant désormais à un modèle d’ascendance ethnique. C’est ainsi que l’endogamie ethnique dans le milieu malbar fut associé à une certaine pureté (ras pur), désapprouvant par la même occasion les mariages mixtes et autres métissages. C. GHASARIAN remarque cependant que du point de vue de la stratification sociale, « dans le contexte d’une culture occidentale, le statut dans le milieu malabar n’est plus attribué de façon définitive à la naissance, mais fait l’objet d’une appropriation en fonction des options et des positionnements professionnels de chacun » (C. GHASARIAN 1991, 78). La notion de pureté à La Réunion, d’ailleurs très peu énoncée de manière explicite (on préfère les adjectifs « sale » et « propre ») n’est donc pas transcendante et reste confinée à un usage dans le cadre rituel et familial.
     Être « propre » est une condition nécessaire pour entrer en relation avec Dieu. La relation avec le divin se déroule dans un cadre sacré, c’est pourquoi la purification est nécessaire pour sortir du cadre quotidien de la vie profane. Cette importance de la propreté est inculquée aux enfants dès leur plus jeune âge, en insistant notamment sur l’hygiène corporelle (propreté du corps et des vêtements) mais également sur le caractère potentiellement sale de certains comportements et lieux. La contagion de l’impureté par les contacts humains leur est apprise en même temps que la nécessité de conserver la
propreté du « dedans », c’est-à-dire de soi-même mais aussi de la maison familiale qui doit rester à l’abri des impuretés du « dehors » (BENOIST 1998).
     Cette opposition entre le « dedans » et le « dehors » est d’ailleurs particulièrement importante à La Réunion, où ce qui se trouve hors du monde familial est une source potentielle constante d’impureté (GHASARIAN 1997a, 89). L’attention portée à la pureté se rapporte donc aux notions de séparation et d’ordre nécessaires. La séparation des choses permet la pureté et la pureté à son tour établit une séparation des choses. On comprend mieux pourquoi le métissage, en tant que mélange et donc source d’impureté, est désapprouvé par les familles qui tentent de conserver le principe d’endogamie ethnique dans le milieu malbar.
     Le contact avec des objets impropres ou avec des personnes dans les relations sociales quotidiennes sont source d’impureté. Certains événements de la vie sont également porteurs d’éléments impurs : c’est le cas de la naissance qui affecte la mère pendant plusieurs mois, des menstruations, et de la mort qui frappe d’impureté les proches parents du défunt à l’annonce du décès. Globalement, l’impureté est donc « contagieuse » (GHASARIAN 1991, 80).
     Dans tous ces cas d’impureté relative, toute tentative d’entrée en relation avec Dieu est interdite et les personnes « sales » allant à l’encontre de ce principe, vite reconnues, subissent l’opprobre du milieu malbar. Les moyens de gagner un état - toujours temporaire - de pureté vont des simples ablutions à l’eau safranée au carême, selon la nature de la relation avec le divin visée (de la simple conservation de l’ordre au sein de la maison à la cérémonie de marche sur le feu en l’honneur de Pandialee ).

     Le sacrifice

     Le carême, motivé par une volonté de purification, est également un sacrifice. D’une rigueur et d’une longueur variables selon le degré de pureté à atteindre, le carême est ainsi une volonté individuelle de participer à une équilibration du monde, de l’ordre des choses, entre le sacré et le profane.
     Selon C. GHASARIAN, la durée et l’austérité du carême se sont même amplifiées à La Réunion.
     « Ce fait est à rattacher au contexte social réunionnais, où les engagés hindous ont dû opérer une séparation entre le sacré et le profane qui n’existait pas si nettement en Inde. Le temple hindou à La Réunion constituait un univers vraiment à part et, avant d’entrer en relation avec le divin, il fallait combler le fossé de la vie profane - trop profane dans la société réunionnaise. Cette attitude, visant à se placer dans les meilleures conditions pour côtoyer dieu, s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui » (C. GHASARIAN 1991, 82).
     Les attitudes généralement adoptées lors d’un carême sont de l’ordre de l’abstinence, de la limitation des contacts sociaux (même avec des proches) et du régime alimentaire végétarien, mais également d’une certaine humilité (GHASARIAN 1991, 77-90). Toutes ces proscriptions font passer l’individu du monde profane à un cadre sacré. Une fois qu’il a entamé son carême, le pénitent qui tend à entrer dans ce cadre sacré doit respecter ces règles sous peine de retomber dans un état d’impureté. Il est en tout cas inconcevable de tenter toute entrée en relation avec Dieu hors de ce cadre. Selon C. LEVI-STRAUSS, la communication n’est en dehors de ce contexte pas possible puisque l’acte sacrificiel que représente le carême met en rapport « deux termes polaires dont un est le sacrificateur et l’autre la divinité, et entre lesquels, au départ, il n’existe pas d’homologie, ni même de rapport d’aucune sorte » (C. LEVI-STRAUSS 1962 in BONTE-IZARD 1991, 645).
     Les autres types de sacrifice que le carême, c’est-à-dire les offrandes (animales (1) ou végétales), les voeux (communément appelés « promesses » chez les malbars) et certaines cérémonies particulières impliquant un « don de soi », suivent la même logique. Quelle que soit la motivation (remerciement, souhait, cérémonie propitiatoire, rachat suite à une inconduite, etc.) du sacrifiant, c’est à dire « celui qui recueille les bienfaits du sacrifice ou en subit les effets » (HUBERT et MAUSS, 1899 in BONTE et IZARD 1991, 645), celui-ci doit s’insérer dans cet espace-temps sacré pour que la communication ait lieu. Il doit donc se soumettre à « toute une série de traitements visant à transformer son corps profane en corps sacrificiel, le rendant digne de servir d’oblation aux dieux » (BIARDEAU et MALAMOUD, 1976 in BONTE et IZARD 1991, 645).
     Lorsqu’il s’agit d’un sacrifice de soi, c’est-à-dire en actes (comme c’est le cas de la marche sur le feu ou de la cérémonie annuelle du Kavaadi impliquant des mortifications), on se rend sacré. Lorsqu’il s’agit d’une offrande matérielle (impliquant un retour), on rend l’oblation sacrée. Par ailleurs, C. GHASARIAN relativise certains aspects du sacrifice de soi chez les Malbars : selon lui, il ne s’agit pas de mortifications mais d’une « glorification de la divinité » et l’aspect contractuel mis en évidence par MAUSS (1899) doit par conséquent ici être minimisé (C. GHASARIAN, 1991 84-85).

    


Le Kavaadi à Saint-André en l’honneur de Muruga ( février 2007) - crédit IP Réunion

     Un sacrifice particulier : la « promès »

     Une part de sacrifice se trouve également dans les voeux faits aux divinités. Ces voeux, appelés « promesses » par les Malbars, sont des actes intimes liant directement (sans officiant intermédiaire) une personne à une divinité dans le cadre d’une requête particulière et impliquant un retour de la part du fidèle. Cette requête peut viser à remédier à des situations problématiques relativement urgentes (comme le passage d’un examen ou l’atteinte d’une maladie) ou à accéder à une bénédiction globale de la part de la divinité (impliquant alors chance et protection). Dans tous les cas, la « promesse » fait acte de contrat et implique des sacrifices de la part du fidèle jusqu’à la réalisation du souhait (ou plus longtemps pour prouver sa dévotion). Ces sacrifices en retour peuvent aller de simples oblations à l’observation d’un carême, mais peuvent également impliquer le demandeur dans certaines tâches rituelles « annexes » à la fonction du prêtre, comme celle de sacrificateur (celui qui procède à l’aide d’un sabre au sacrifice des boucs et coqs) ou de musicien (BENOIST 1998, 79-83).
     Une fois le voeu réalisé, une forte reconnaissance est exprimée par le dévot (ce qui le pousse donc parfois à continuer son carême comme preuve de foi). Cette reconnaissance peut même aller jusqu’à « se transmettre d’une génération à l’autre » (C. GHASARIAN 1991, 90), ce qui peut avoir pour effet de faire perdurer les remerciements, créant ainsi des liens privilégiés entre la famille du sacrifiant et la divinité remerciée. En revanche, en cas de souhait non accordé, on prétendra un destin déjà tracé par les dieux et donc impossible à infléchir ou une impureté introduite par mégarde par le sacrifiant.


1 Les remarques de J. BENOIST et de C. GHASARIAN à propos des sacrifices aux divinités « carnivores » montrent que le caractère « offert » de l’animal signifie bien plus aux yeux des fidèles que son caractère de « victime ». Les Malbars ne font d’ailleurs pas la différence entre les catégories d’offrandes. C’est cependant cet aspect meurtrier des cérémonies qui marqua les esprits dès les premières manifestations du culte. Ces sacrifices furent l’un des points sur lesquels s’appuyait la diabolisation opérée par l’Église catholique. Aujourd’hui, ce même discours est repris par les participants au « renouveau tamoul » (que nous verrons plus loin), influencés par l’idéologie brahmanique végétarienne opposée à ces rituels dits « inférieurs ». (Retour au texte)

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