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CONCLUSION
 

                        

     Les processus de créolisation qui opèrent dans des sociétés pluriculturelles contribuent à la création de nouveaux espaces culturels. Mon propos était, en introduisant ce travail par une approche des théorisations de ces nouveaux espaces, de mettre en évidence l’instabilité de certains concepts et la confusion qui en résulte. Comme nous l’avons vu, parler de « syncrétisme » sans précisions rend difficile l’analyse et contribue à la perte de pertinence du concept même.
     En optant pour une vision du syncrétisme comme processus créateur n’impliquant pas la rupture mais bien la médiation, j’ai ici tenté de mettre l’accent sur le continuum culturel dont fait preuve l’hindouisme populaire à travers le « compromis malbar ». L’aspect discontinu de l’hindouisme réunionnais cache en effet des logiques d’adaptation opérant en réalité dans un cadre de référence relativement stable. Comme me le fit remarquer Christian GHASARIAN, le caractère « absorbant » de l’hindouisme peut justifier l’emploi du concept de « syncrétisme religieux », davantage sur des « points de forme » que sur des « points de fond ». Nous avons en effet vu que la compartimentation en deux univers de réalité (famille / société globale) et la pratique « appendice » de la religion catholique avaient permis un maintien des préceptes hindous fondamentaux. L’abandon de certaines pratiques, ou leur transformation visible, n’implique pas la révocation de leur référent conceptuel ni sa perte de pertinence.
     Nous avons vu, à travers l’intégration à la société réunionnaise, l’acculturation évangélique, la « créolisation religieuse » et l’influence brahmanique, que la « mosaïque » du traditionalisme malbar était un fragile équilibre, fruit de concessions, de médiations et de compromis. C’est en ces termes que l’on peut envisager l’hindouisme réunionnais comme un syncrétisme. L’approche métissée, qui occulte l’aspect dialectique qu’il faut percevoir dans les mentalités et dans la manipulation des matériaux symboliques, n’est pas d’application dans le contexte malbar, où les transformations religieuses ne sont pas de l’ordre du mélange. Les assimilations réciproques entre l’hindouisme populaire et les pratiques religieuses créoles n’ont pas lieu selon une logique de fusion.
     Il est cependant nécessaire d’établir les limites de cette approche dans le cadre de ce travail. L’un des aspects qui limite d’emblée la portée de ce mémoire est la considération presque paradigmatique de l’ensemble des « pratiques religieuses créoles » comme un tout relativement homogène. Une volonté affichée de mettre en évidence les apports réciproques entre les hindous malbars et « le reste » risque en effet d’opérer, et c’est sans doute le cas ici, une généralisation hâtive des différents milieux culturels occultant les spécificités de ceux-ci et leurs propres implications dans les processus interactionnels. L’étude de milieux pluriculturels tels que La Réunion est très sensible à ce type de « biais de corrélation illusoire », pour reprendre une expression de psychologie sociale. Les différents groupes culturels de l’île doivent être abordés en se penchant sur les différents types de vécus religieux de manière à cerner leurs interactions dans des termes propres sans chercher à leur conférer une unicité sans fondement. La « créolité » est, de ce point de vue, un « faux-ami » pour l’anthropologue.
     Par ailleurs, il est évident, à la lecture de ce travail, que c’est une approche centrée sur l’hindouisme populaire qui a rythmé le déroulement de l’analyse. On aurait pu, justement, se placer du côté de ce qui fonde la religiosité créole dans son ensemble et dans sa multiplicité. La méthode aurait sans doute été différente et aurait avant tout nécessité, comme nous venons de le préciser, d’envisager les « pratiques religieuses créoles » au travers des différentes formes de vécu religieux qu’elles impliquent.
     Cela soulève, à mon sens, deux choses. Premièrement, depuis que l’anthropologie est devenue une science étudiant les cultures engagées dans une confrontation avec l’Occident (A. BABADZAN 1985, 115), les notions d’ « adaptation » ou d’ « acculturation », et par extension celles de « syncrétisme » et de « créolisation », sont effectivement devenues inévitables mais la théorisation doit se garder des amplifications décalées de la réalité vécue et des considérations conceptuelles autocentrées. Envisager un milieu culturel spécifique (en l’occurrence l’univers malbar) dans sa relation avec la « société créole » ou la « société globale », dans un cadre religieux ou plus large, est une entreprise risquée si les protagonistes de l’échange ne sont pas bien définis et si l’on ne tient pas compte des différentes logiques d’action et de pensée en jeu. Deuxièmement, l’étude des sociétés pluriculturelles doit tenir compte de la constante reformulation que provoquent les oscillations entre une tendance homogénéisante et des résurgences identitaires multiples. C’est pourquoi La Réunion, véritable laboratoire d’analyse des sociétés plurielles et du changement culturel, peut être qualifiée d’ « objet fuyant » (C. GHASARIAN 2002, 674) nécessitant un remaniement des concepts classiques de l’anthropologie.
     Toujours en insistant sur la réalité vécue, des perspectives de recherche concernant la « créolisation » pourraient également être envisagées en termes de socialisation primaire et secondaire. Christian GHASARIAN esquisse d’ailleurs une approche semblable en notant que « l’individu acquiert en principe dans sa famille les ″outils″ interprétatifs lui permettant d’agir ensuite dans la société (…). La particularité de la situation des familles d’origine indienne à La Réunion réside justement dans le fait que les principales valeurs qu’elles véhiculent ne se calquent pas sur celles de la société globale » (1991, 213). On se trouverait alors dans une perspective proche de celle de P. BERGER et T. LUCKMANN (1) (1966) nous permettant de pointer les contradictions et intériorisations partielles résultant de la confrontation de modèles de socialisation différents.
     « Il ne s’agit pas, pour l’individu en situation interculturelle, de chercher à adhérer systématiquement aux nouveaux modèles, mais surtout de comprendre le monde environnant, porteur de réalités multiples dont toutes ne sont pas pertinentes pour lui » (C. GHASARIAN 1991, 234)

    


1 Je me réfère ici au syllabus de Socio-anthropologie du quotidien de J. NORET (2005-2006). (Retour au texte)

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