Mireille-Joséphine Guézennec :

"j’essaie toujours de saisir la beauté instantanée présente dans une situation, une scène, dans l’expression d’un visage"

      
  

   Connue aussi sous le nom hindou d'Himabindu, Mireille-Joséphine Guézennec exerce ses talents de photographe en Inde depuis des années. Elle est ainsi l’auteur d’ouvrages photographiques : Gange, aux sources du fleuve éternel (Editions Cheminements), INDE singulière et plurielle (L’Apart Editions). Elle répond ici à nos questions et nous propose une trentaine de ses photos...
   Ne manquez pas son blog : http://mj.guezennec.free.fr
   En partenariat avec La Nouvelle Revue de l'Inde.


Interview  -  Galerie


Interview

  • IR/LNRI : Mireille-Joséphine Guézennec, pourriez-vous tout d'abord vous présenter à nos visiteurs ?

MJG : Par ma profession, je suis enseignante de philosophie, puis après des études de philosophie occidentale, je me suis tournée vers l’étude des textes de philosophie indienne qui ont été à l’origine d’une prodigieuse ouverture intellectuelle et spirituelle. La philosophie, l’art et le sacré ont de nombreux points de convergence et cela a été pour moi une véritable révélation, tout d’abord sur le plan d’un enrichissement intellectuel, puis à d’autres niveaux.

  • IR/LNRI : Qu'est-ce qui est antérieur chez vous : le goût de la photographie ou votre passion pour l'Inde ?

MJG : L’Inde fut première, ma passion pour ce pays s’est forgée d’une part à partir de la lecture des textes traditionnels, d’autres part grâce à la pratique du yoga, puis j’ai souhaité découvrir « en vérité » ce pays-continent. Mon intérêt pour la photographie est né au cours de mes premiers voyages et surtout à partir de la découverte des danses classiques et de la statuaire des temples. Je voulais témoigner de leur beauté et de leur perfection ; la beauté qui émane de ces arts n’est pas seulement esthétique ou plastique, elle est éminemment spirituelle. C’est un accomplissement.

  • IR/LNRI : Comment se sont passées vos premières expériences photographiques en Inde ?

MJG : Tandis que je vivais à Madras-Chennai pour étudier le sanskrit et la philosophie, j’ai commencé à voyager dans le sud pour découvrir les temples dravidiens et les sculptures qui sont d’une richesse infinie. Je pratiquais également le Bharata Natyam, à titre « amateur » pour sentir les rythmes et les énergies que cette danse classique et sacrée sollicite. Puis, peu à peu, j’ai cherché à mettre en parallèle les poses, la gestuelle et les expressions de la danse avec celles de la statuaire et vice versa.
   Ce fut l’objet d’un premier travail photographique qui a donné lieu à plusieurs expositions en France et en Inde autour du thème Temples de pierre, Temples de chair, Rimes de pierre, rythmes de chair. Puis une nouvelle exposition a été organisée en Inde en collaboration avec l’ambassade de France à Delhi et le centre Indira Gandhi National Centre for the Arts (IGNCA) ; elle avait pour titre Celebrating the divine in exalted bodies - « Célébrer le divin dans les corps magnifiés » (2000).
   J’aime également photographier les visages qui sont des paysages ; ils sont très expressifs et révélateurs d’une histoire de vie ; ils sont l’histoire d’une plénitude…
   Depuis quelques années je m’intéresse également à l’univers des rites, aux cérémonies et célébrations qui s’accordent avec le temps.

  • IR/LNRI : En effet, vous écrivez dans Gange, aux sources du fleuve éternel : "J'aime fixer sur l'image les traits inouïs d'un visage rencontré". La photographie est-elle pour vous avant tout une histoire de rencontres ?

MJG : Au cours de mes voyages, les rencontres sont essentielles et fondatrices, parfois elles sont aussi éphémères, cependant l’appareil photo n’est pas le seul moyen pour initier ces rencontres, je dirai même que c’est plutôt un instrument de mise à distance, voire une façon d’exercer un pouvoir captatif… Même si aujourd’hui cette emprise est un peu moindre car tout le monde prend des photos, aussi ce medium s’est-il banalisé ; les gens ont donc un rapport très différent à la photo : certains personnes ne veulent pas être prises en photo, d’autres au contraire me demandent de les photographier, beaucoup veulent aussi être prises en photo avec moi.
   Ce qui est très agréable, c’est de pouvoir leur montrer sur l’écran l’image qui vient d’être prise ; cela instaure une sorte d’échange réciproque qui suscite de la complicité…

  • IR/LNRI : Quelle importance revêt pour vous cet acte de "fixer sur l'image": s'agit-il d'une appropriation, d'un partage, d'un hommage, d'une jouissance esthétique... ou quoi d'autre ?

MJG : J’aimerais que mes photos soient un hommage… car j’essaie toujours de saisir la beauté instantanée présente dans une situation, une scène, dans l’expression d’un visage ou simplement d’extraire des éléments qui ont une charge esthétique ou un pouvoir d’évocation. Il faut prendre le temps avant de photographier, ce qui n’est pas toujours possible ; pour un portrait ou pour une mise en scène, une photo est belle et naturelle quand le sujet ne se sait pas qu’il est photographié, dès que son regard croise l’objectif, on est dans la pose et l’artifice, alors la scène perd de sa force et le charme est rompu. J’éprouve un réel plaisir à prendre des photos ; c’est une façon autre de porter un regard intense sur le monde.

  • IR/LNRI : En quoi le Gange est-il fascinant à vos yeux ?

MJG : Fleuve sacré par excellence, le Gange est, si je puis dire, la colonne vertébrale de la civilisation et de la culture de l’Inde ; il n'est pas seulement un fleuve, car à l’origine et dans les mythes ce fleuve était une déesse et il le demeure. C’est ainsi que le Gange est toujours vénéré dans les temples et sanctuaires en tant que déesse Gangâ. Les mythes et les symboles qui l’évoquent sont extrêmement riches et fondateurs des traditions spirituelles : de sa source à son embouchure, le Gange inspire les plus grands  pèlerinages et ses eaux sont toujours associées à l’accomplissement des rites ou samskâras. En certaines occasions de l’année fixées par le calendrier soli-lunaire, des milliers de pèlerins se rendent dans les villes saintes où coule le Gange - Haridwar, Prayâg-Allâhâbâd, Varânasî-Benares ou Gangâsagar… - pour accomplir rites et cérémonies.
   En ce moment, nous sommes au mois de Shravan (juillet-août) pendant lequel je suis revenue en Inde pour accomplir et suivre également cette ferveur des rites, car c’est le mois le plus sacré de l’année dédié à Shiva et aux pèlerinages au Gange et en Himalaya.
    Le Gange est réellement la clé de voute de la civilisation indienne, par conséquent pour sentir et comprendre les traditions spirituelles de ce pays, il faut se tourner vers ce « tirthâ » suprême, ou littéralement vers ce gué, qui est lieu de passage et d’échanges entre les énergies du monde physique et les puissances subtiles et métaphysiques.

  • IR/LNRI : Dans Inde singulière et plurielle, vous proposez à vos lecteurs un voyage d'une incroyable richesse à travers l'Inde entière : quelle est la genèse de cet ouvrage ?

MJG : C’est un  livre que j’ai écrit et conçu sur cinq années, au cours d’une douzaine de voyages et séjours  qui m’amenaient à explorer des lieux très éloignés - géographiquement et culturellement - et par conséquent d’une très grande diversité ; aussi ai-je voulu témoigner de cette immense richesse par un ouvrage qui montrerait - par les mots et les images - cette diversité si singulière et contrastée de l’Inde qui fait également son originalité. Là encore, je suis partie de l’idée des eaux absolument fondatrices, en commençant par un récit de Kumbha Mela, puis je propose en seconde partie une exploration de quelques lieux privilégiés en Himalayas (Uttarakhand, Ladakh, Sikkim…).  Dans une troisième partie, je présente ce que j’ai appelé « mes lieux d’affinité », et je conclus avec une partie dédiée à trois des Etats du sud de l’Inde - Kerala, Karnataka, Tamil Nadu - et à Pondichery, qui se termine à Kanyakumari, là où les trois Océans se rencontrent. Ainsi, la boucle s’achève avec la thématique inspirante des eaux fécondes.

  • IR/LNRI : Certaines étapes de vos voyages en Inde ont-elles plus particulièrement marqué la photographe ou simplement la femme que vous êtes ?

MJG : L’Himalaya, ou plutôt « les Himalayas », plurielles par essence, me fascinent par leurs traditions et leur grande richesse culturelle ainsi que pour la beauté impressionnante des paysages. Des routes à l’infini qui donnent à contempler, comme métaphore de la vie…
   Après avoir découvert les sources du Gange, il y a une dizaine d’années, je viens de parcourir à nouveau ces routes imposantes et vertigineuses de l’Himalaya qui mènent à Badrinath (3 200 m.) et à Kedarnath (3 500 m.), là où jaillissent deux des principaux affluents du Gange - l’Alakanandâ et la Mandâkinî. Puis, j’ai suivi les cinq confluences des différentes rivières nées en Himalaya qui vont former le Gange à Devprayag, en amont de Rishikesh. Je suis très sensible et réceptive à l’énergie de ces eaux dont la présence physique se double d’une puissance métaphysique. Les eaux à divers titres sont premières, fécondes et porteuses de toutes les virtualités. Leur musicalité est impressionnante comme à Rudraprayag par exemple, où se joignent Alakanandâ et Mandâkinî.
    Varânasî-Benares est également pour moi une ville essentielle et a joué un rôle révélateur ; on y retrouve la présence amplifiée du Gange et celle de Shiva au cœur d’un univers de rites et de célébrations où se déploient leurs énergies d’une omniprésence à la fois symbolique, réelle et majestueuse, une présence qui jamais ne me quitte !

  • IR/LNRI : A maintes reprises, qu'il s'agisse de vos images et peut-être plus encore de vos textes, une impression d'émerveillement semble s'imposer : pouvez-vous l'expliquer ou du moins nous en faire partager un instant la saveur ?

MJG : Oui, je dirais un enthousiasme… l’enthousiasme au sens étymologique qui est quasiment cette possession ou cette emprise du divin ; un enchantement, même si, par ailleurs, la réalité de l’Inde peut-être également extrêmement difficile, brutale, tragique, mais il  y a des moments qui sont des instants sublimes et de pure révélation. L’Inde nous confronte à des réalités extrêmes et très paradoxales ; sentiment de plénitude et de déréliction, expérience du sublime, de la violence et parfois du sordide aussi. Et puisque vous parlez de saveur, Il y a justement cette théorie esthétique des neuf saveurs - ou « rasas » - qui traite de la capacité à goûter, ressentir ou à exprimer toute la palette des émotions depuis les plus raffinées et les plus sublimes jusqu’au sens de l’horripilation ou du dégoût !

  • IR/LNRI : Une autre vérité semble s'imposer à la lecture de vos livres et de vos propos précédents : votre démarche est indissociable d'une dimension spirituelle. Que peut-on en retenir ?

MJG : La beauté est, comme je l’ai dit, indissociable de la spiritualité et, en Inde, on peut découvrir ou entreprendre cette quête spirituelle à partir des textes, de la pratique du yoga ou encore de la rencontre avec des grands maîtres, des sadhus ou des initiés…. La spiritualité me semble essentielle  pour progresser dans notre vie ; or en Inde il est possible de l’approcher de façon vivante, authentique, à condition bien sûr de se mettre en quête, c'est-à-dire de rechercher la proximité et le contact de certains lieux, de rencontres auspicieuses, et la présence des maîtres de sagesse afin de vivre certaines expériences ou, pour parler par métaphore, d’être comme une bougie éteinte qui s’approche d’une bougie allumée pour recevoir par contact ou par aspiration sa lumière.

  • IR/LNRI : La photographie - art associé à une technologie - est-elle particulièrement appropriée à une approche spirituelle ? Peut-elle participer d'une attitude spirituelle ?

MJG : Je ne pense pas que la technique photographique ait en soi quelque chose de spirituel, mais je souhaite ardemment par mes photos et par mes livres transmettre un message spirituel ou un message d’humanité qui permet de donner à voir, c'est-à-dire à comprendre l’Inde avec plus d’intensité afin de mieux apprécier ce qu'elle a de plus profond, d’infiniment complexe et donc de moins apparent. C’est une démarche de longue haleine qui me permet aussi de perfectionner mes "outils pour élever ma conscience ou purifier mon âme. Comme pour un vrai travail d’affinement de ses propres métaux en ce qu’ils ont de plus précieux !

  • IR/LNRI : Vous avez reçu par le gouvernement de l’Inde le Trophée national de la « meilleure photographe étrangère en Inde » : cet honneur est-il particulièrement important pour vous ?

MJG : De telles reconnaissances, surtout quand elles viennent du plus haut niveau, sont des encouragements et, bien sûr, une forme de reconnaissance qui ponctuent un itinéraire… Mais ce qui me semble encore plus important c’est l'avenir du chemin à parcourir et l’énergie qu’il faut nourrir, l’inspiration à développer pour  poursuivre sa quête et accomplir ce qui doit l’être sur la voie de la création et dans une rencontre de qualité avec les autres ou avec l’Autre…

  • IR/LNRI : Pouvez-vous nous parler des autres travaux et livres que vous avez déjà réalisés ?

MJG : Personnellement j’ai réalisé de nombreuses expositions photo en France et plusieurs expositions en Inde, dont deux à Delhi, à l’Indira Gandhi National Center for the Arts (IGNCA) et dans quelques Alliances Françaises, en collaboration avec l’ambassade de France. Je donne également des conférences sur des thématiques diversifiées et je publie des articles sur  le temps, les rites, les fêtes et pèlerinages, le Gange, l’art et le sacré…-.
   Par ailleurs, dans le cadre d’activités et de responsabilités professionnelles, au niveau d’un Ministère, je me suis occupée de rechercher des stages afin de placer des étudiants français - niveau BTS, ingénieur ou enseignement universitaire - en stages dans de nombreuses régions de l’Inde, soit dans des ONG ou des organismes divers, soit dans des universités indiennes. Je viens également en appui à des projets de voyages d’étude pour des établissements scolaires qui souhaitent faire partir des classes ou des groupes en Inde et j’ai, par exemple, été la marraine d’un projet réalisé au Ladakh en 2011 - projet solidaire et sportif - par une promotion d’une vingtaine de personnes, étudiants et personnels d’une Ecole d’ingénieurs.

  • IR/LNRI : Enfin, quels sont vos projets "indiens" ?

MJG : Je prépare un nouvel ouvrage sur  Varânasî-Benares, la ville sainte de l’Inde où je séjourne actuellement pour poursuivre mes recherches et effectuer des reportages. Je travaille aussi sur des thèmes nouveaux d’expositions photo et je prépare quelques conférences.
   Par ailleurs, je souhaite développer quelques projets culturels et instaurer des collaborations entre l’Inde et la France avec des partenaires en qualité  d’intermédiaire privilégiée et qualifiée par ma connaissance approfondie des traditions et de la culture indienne.  Je réfléchis à la forme et au contenu de ces projets dans lesquels je vais m’investir, car j’ai plusieurs propositions en Inde. Ce que je  souhaite c’est à la fois poursuivre mon travail et mes recherches en Inde et avec l’Inde et initier quelques projets - culturels, pédagogiques ou artistiques… - dans un esprit de partage réciproque et de créativité.

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