Agilane Pajaniradja :
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je crois très profondément qu’il faut tout faire pour casser l’étiquette « Bollywood »"
      
  

   Passionné de cinéma, et avant tout de cinéma indien, Agilane Pajaniradja a été à l'origine de la diffusion en région parisienne du film Delhi Belly en 2011. Son plus grand souhait, œuvrer pour une meilleure connaissance, promotion et diffusion du cinéma indien en France... C'est ce qu'il a entrepris en tant que fondateur et gérant d'Aanna Films.


Interview

  • IR : Agilane Pajaniradja, pourriez-vous tout d'abord vous présenter à nos visiteurs ?

AP : Je suis né à Pondichéry, en Inde. J’ai grandi là-bas jusqu’à 18 ans. Après mon baccalauréat au Lycée Français de Pondichéry, je suis arrivé en France. J’ai fait des études pour devenir chef-opérateur. Aujourd’hui, je suis ni chef, ni opérateur !     

  • IR : Vous êtes cependant passionné de cinéma indien ; cette passion remonte-t-elle à votre enfance ?

AP : Oui, en effet, elle remonte à mon enfance. Dans un premier temps, j’aimais voir des films. J’étais très sensible. Je me souviens très bien du premier film où j’ai pleuré. Je me souviens aussi avoir eu peur de rentrer à la maison après un film d’horreur en solo, alors qu’il n’était que 18 heures et qu’il grouillait de monde autour de moi. Je devais avoir dix ans. Mais c’est vraiment plus tard, vers treize ou quatorze ans que les choses ont commencé à changer. C’est parti du « j’aime le cinéma » à « le cinéma, c’est géant ! ». J’étais tombé sous l’emprise.

  • IR : Quelles sont les grandes caractéristiques du cinéma indien que vous appréciez particulièrement et que vous ne retrouvez pas forcément dans les cinémas occidentaux ?

AP : En classes de Première, Terminale, j’ai suivi le club vidéo de Mme Taconet. C’est alors que j’ai découvert… la réalité. Jusqu’alors, pour moi, il n’y avait qu’un cinéma. Le cinéma tamoul. Et accessoirement, pour ne pas les oublier, les Robocop, Prédator, l’Arme Fatale et quelques comédies françaises comme Les Visiteurs.
   Par les séances du club vidéo de Mme Taconet, j’ai découvert une nouvelle facette du cinéma. Je ne m’imaginais pas que de telles « choses » pouvaient exister. La plupart du temps, à chaque générique de fin, je me disais : « Quoi ? C’est fini ? J’attendais que ça commence, moi ! Mais c’est quoi ces trucs ? ».  Au début c’était ça. Pire, c’était entre 13h et 15h … l’heure de la sieste. Je me souviens très bien de l’écran du téléviseur se dédoubler et s’éloigner l’un de l’autre !
   Mais, petit à petit, j’ai compris que c’était un plat différent. Attendre d’un croissant l’effet d’un « badgi au piment » était peut-être une erreur de base en tant que spectateur. Mais encore fallait-il savoir l’existence du croissant en tant qu’aliment !
   Pour revenir à votre question, j’ai fait des allers-retours entre des périodes où j’ai vu plus de films tamouls que de films occidentaux et vice-versa. Car à chaque fois, j’étais positivement surpris par des énergies spécifiques à chaque cinéma. Jamais dans un film tamoul vous ne verrez la finesse émanant d’un bon Wim Wenders, ou d’un Godard. A l’inverse, jamais Truffaut n’aura été capable, ni même les Américains, de nous procurer la sensation qu’envoie Rajini dans Thalapathi. Attention, je ne réduirai pas le cinéma tamoul à Rajini. Loin de là. De même pour Wenders et Godard pour le cinéma européen.
   Ceci dit, oui, il y a des sensations spécifiques au cinéma indien que j’apprécie beaucoup et que je ne retrouve pas dans le cinéma occidental. Un exemple simple, le cinéma d’ici n’exploite presque jamais (pour ne pas dire jamais) les sentiments affectifs entre une personne et sa mère, ou l’inverse, ou avec sa sœur … C’est vrai que les deux sociétés sont organisées différemment. Mais ça ne justifie pas le désert affectif à l’écran. Une bonne partie des films occidentaux et plus précisément français n’exploite qu’un seul type de relation, celle entre deux personnes qui peuvent potentiellement coucher ensemble !
   Et c’est justement là que je me retrouve dans les films indiens. Il n’y a pas que le rapport sexuel dans la vie. La vie est composée de tant d’émotions et de type de relations. Il va de même pour les films indiens. C’est l’histoire de deux personnes qui, bien sûr, veulent coucher ensemble, mais l’accent est mis davantage sur l’émotion que procure la déclaration de cet amour que sur le passage à l’acte par exemple. On parle par ailleurs des amis qui se battent pour leur mariage (car le mariage d’amour souvent est difficile en Inde), de la maman qui soutient son fils malgré le « que dira-t-on ? » … et le méchant à qui la fille était promise s’en prend plein la gueule à la fin du film.
   Après, il n’est pas rare qu’on se retrouve dans l’extrême du producteur indien qui veut que son film soit aimé de tous. On a alors du bon sentiment à gogo !
   J’aime aussi les chansons. Il y a bien sûr et toujours des chansons et on se demande pourquoi elles sont là ? Mais pour autant, quand c’est bien fait, je trouve cela super. La poésie (sous la forme des mots) est une arme redoutable pour exprimer les sentiments. Par ailleurs, la photographie, la danse et la musique sont d’autres formes d’expression artistique qui sont là compactées sous un seul nom : le cinéma.

  • IR : Étant pondichérien d'origine, votre préférence va-t-elle au cinéma tamoul ?

AP : Ma préférence va tout d’abord au cinéma tout court. Il y a du bon et du mauvais dans tous les cinémas. Je vote pour le bon cinéma, qu’il soit tamoul, français, espagnol ou hindi. Ensuite, malgré le fait que je sois français, ma langue maternelle est le tamoul. Donc, bien sûr j’ai une aisance avec les films tamouls. Mais je ne cautionne pas ce cinéma spécialement. Car il a beaucoup de défauts, des lacunes et des incompétences. Ce que je défends, ce n’est pas le cinéma tamoul, c’est le meilleur du cinéma tamoul. Il y a quelques artistes, malgré le caractère chaotique de cette industrie, qui me font battre le cœur. Et c’est leur travail que je souhaite défendre. Par la même occasion, malgré mes connaissances limitées, je souhaite aussi défendre les artistes des autres industries cinématographiques indiennes.

  • IR : Quels sont vos acteurs (et actrices), réalisateurs ou compositeurs préférés ?

AP : Mes acteurs préférés sont Kamal Hassan et Vikram. Ils sauvent l’honneur de ma langue maternelle, le tamoul ! Car pour ce qui est du reste, quand on regarde le jeu des acteurs de certaines séries télé américaines, on a juste envie d’aller mitrailler toutes ces « stars » locales. Je ne citerai pas de nom.
   Pour ce qui est des réalisateurs, je ne pourrais pas me permettre de me limiter au cinéma tamoul. Tout confondu, j’aime Ridley Scott, Takeshi Kitano, Jacques Tati, et bien sur Mani Ratnam !
   Pour ce qui est des compositeurs, Ilayaraja m’a bercé depuis tout petit. Et encore maintenant. Il y a eu de grands compositeurs avant lui, mais ce n’est pas de mon époque. Depuis Ilayaraja, on a eu droit à de bons compositeurs, mais Ilayaraja reste le meilleur.
  
Dans les compositeurs occidentaux, j’adore la BO de James Horner dans Braveheart (facile), mais aussi la BO de Chat Noir, Chat Blanc ou encore Gladiator. Bon, j’avoue, je suis assez bon public.

  • IR : Vous avez fait des études d'audiovisuel, qui ne vous ont malheureusement pas donné l'occasion de travailler dans ce domaine... Si vous deviez travailler sur un film indien, quel serait le type de film dont vous rêveriez, et auprès de qui souhaiteriez-vous travailler ?

AP : Si je devais travailler dans un film indien, ce serait certainement un film avec des chansons. C’est une forme de cinéma que j’adore réellement, même après avoir fait la connaissance des films sans chansons. Le compositeur serait certainement Ilayaraja ou son fils Yuvan qui incarne merveilleusement l’extension de la culture populaire cinématographique tamoule aux temps présents. Pour la photo, le choix se ferait entre Rajiv Menon et Santosh Shivan. Pour le style, autant dans mon adolescence je voulais « faire comme » Mani Ratnam, avec le temps et la découverte des talents du monde, je crois qu’au final j’aurais un style à moi, très personnel, qui reflèterait, j’en suis certain, ma double identité indienne et française.

  • IR : Quels sont les films indiens, de toutes origines, que vous appréciez le plus, et que vous conseilleriez personnellement à nos visiteurs ?

AP : Je m’excuse tout d’abord de ne pas citer des films hindis. Quand les Marseillais disent qu’ils vont dans le nord, ils parlent de Lyon ! C’est pareil pour moi, le nord de l’Inde est une contrée lointaine. Mon père a beaucoup voyagé et il écoute à la maison, tôt le matin, des chansons en hindi. Beaucoup de Latha Mangeshkar, un peu de Mouhammed Rafi et du Kishore Kumar. Beaucoup de ces chansons ont bercé mon enfance. Et j’adore. C’est puissant. Ma culture du cinéma du nord s’arrête là.
   Les films que je conseillerais aux lecteurs d’Indes réunionnaises sont, même si certains sont très connus, dans le désordre : Matrix 1, Gladiator, Black Hawk Down, Braveheart, Any Given Sunday, Face-Off, Million Dollar Baby, Casablanca, Léon, L’Auberge espagnole, Le Goût des Autres, La Ricotta, Virumandi, Salangai Oli, Anbe Sivam, Balé Pandia, Thalapathi, Raavanan. J’en oublie certainement beaucoup. Et non, je ne suis pas un intellectuel du cinéma. Je ne vous conseillerai pas des films du genre « très pointus ».
   Je fais une petite parenthèse pour une série télé française à première vue cheap et par moment théâtrale : Le Chasseur. On ressent, à certains passages de la série, des sensations et des émotions humaines rares dans le monde du 7ème art. Les Français sont des avant-gardistes et seront à tout jamais les plus fins artistes.

 
Salangai Oli - Film intégral, en tamoul

  • IR : Pouvez-vous nous en dire davantage sur le film Delhi Belly et sur votre opération récente autour de ce film ?

AP : On a commencé l’aventure de la distribution de film indien en France, il y a trois ans dans le cadre de l’association Amoureux du Cinéma Tamoul qui s’est très rapidement transformée en Aanna Films pour défendre le cinéma indien dans sa globalité en France. Dans le milieu des affaires, la forme associative était une bloquante.
   Pour être bref : c’est ultra compliqué ! Donc je n’entre pas dans les détails. Je vous explique directement comment les choses se sont passées pour Delhi Belly. J’étais en contact avec UTV par mail. Ils étaient de passage à Cannes au début de cette année. C’était une occasion pour nous de se rencontrer. On a discuté dans un café. La directrice des ventes internationales avait commandé une omelette nature. Et elle en a reçu une au jambon ! C’était marrant. Ces sont des personnes jeunes et assez « cool » dans l’esprit. J’étais agréablement surpris sur le fait qu’ils avaient répondu par des « oui » à des questions pour lesquelles dans la passé je n’avais entendu que des « non ». C’est là que nous nous sommes mis d’accord sur Delhi Belly et sa sortie en France.
   Sinon, le film en soit est un vrai bijou. De mon point de vue en tout cas.
   Il y a le style classique de Bollywood, et tous ces films qu’on qualifie de « modernes ». Ces derniers temps, on a eu droit à beaucoup de faux Bollywood et beaucoup de films soi-disant « modernes » qui sont en fait dénués de l’essence indienne. Delhi Belly n’est pas du Bollywood dans sa forme, mais c’est un film très indien dans son contenu et dans sa manière de raconter l’histoire. L’adjectif « moderne » est attribué à un genre de Bollywood assez spécifique qui, à la recherche d’une certaine modernité et liberté, s’est perdu au milieu de nulle part. Or Delhi Belly n’est catégoriquement pas du Bollywood mais il ne peut pas pour autant être qualifié de « moderne », car justement il sait où il va.  Il est très indien dans son essence et surtout très bon. Donc je dirais peut être … non je n’arrive pas à nommer ce genre. C’est très indien, c’est au format international, sans essayer de « faire comme » les occidentaux. Bref c’est un prototype, c’est une bombe.
   J’ai vu le film trois ou quatre fois. Les gens étaient pétés de rire dans la salle.
   C’est là que je me suis dit : « il ne faut pas qu’on s’arrête là ». Ce film mérite plus qu’une diffusion mono-copie. On est actuellement en pleine discussion avec UTV et d’autres sociétés françaises pour une re-sortie du film avec une dizaine de copies partout en France. Sincèrement Delhi Belly a beaucoup à donner, j’espère que le public viendra consumer cet amour dans les salles.

 
Delhi Belly - Bande annonce

  • IR : Vous estimez que la diffusion du cinéma indien en France n'est pas à la hauteur de ce qu'elle devrait être : à quoi cela est-il dû selon vous ?

AP : Oui, c’est vrai. Je crois que cela est dû à plusieurs raisons.
1. Même si les choses sont en train de s’améliorer, travailler avec les Indiens, c’est toujours compliqué. Donc déjà au premier niveau, l’entente entre une société française et une société indienne n’est pas gagnée d’avance. Les notions de temps et de délais par exemple sont très loin d’être identiques.
2. Je crois qu’il y a une part d’erreur commune dans le choix des films dans le passé de la part des distributeurs français qui ont systématiquement opté pour des films en lien avec l’Inde classique et traditionnelle. Cela a  bien sûr attiré le public qui aime l’Inde mais pas obligatoirement le public qui aime le cinéma. Et avec le temps, le cinéma indien a été catégorisé dans le placard nommé Bollywood, kitsch, niais.
3. A l’opposé, les films dits « modernes » sont dénués d’identité ; ils ne sont ni assez indiens, ni assez bons pour concurrencer les films d’ici. Les distributeurs ont peut-être préféré se rabattre sur des valeurs sûres.
4. Pour finir, l’Inde est en pleine mutation. Les vrais Bollywood comme on en a connu n’existent plus. Avant, les producteurs et les réalisateurs faisaient du Bollywood naturellement. C’était dans le sang. Maintenant, ils se forcent à faire du Bollywood en mettant mécaniquement les ingrédients. C’est très faux. Ou sinon, c’est le délire de la « modernité » d’une société jeune, qui se cherche, et qui n’intéresse pas spécialement l’occident.

  • IR : Que faudrait-il donc faire ?

AP : Sur le plan industriel et commercial, il faut que les sociétés indiennes se mettent aux normes internationales. C’est déjà presque le cas pour les ténors, mais toutes les sociétés doivent passer le cap du business local. Les meilleurs films ne sont pas systématiquement faits par les grandes sociétés.
   Pour ce qui est du contenu, je crois que l’avenir du cinéma indien se situe sur deux chemins. Le vrai Bollywood. Dabbang en est l’exemple parfait. Le deuxième chemin est celui des films d’auteur commercialisables. Dans cette catégorie, on mettrait les films d’auteurs connus et qui marchent. Mais le moksha
(pour la démocratisation du cinéma indien à l’international) est dans le sens des films justement comme Delhi Belly, ou, dans une moindre mesure, les derniers Mani Ratnam (Ayutha Ezutu, Raavanan), ou encore les films de Bala avec plus d’« internationalisation » sur certains plans. Au milieu, les films d’auteurs inconnus et les films du nord appelés « modernes » n’ont pas d’avenir. Bien sûr, ce n’est qu’un point de vue.
   Enfin, je crois très profondément qu’il faut tout faire pour casser l’étiquette « Bollywood ». Peut-être qu’à une époque c’était un avantage. Peut-être qu’aujourd’hui, il y a toujours un marché de niche avec des mordus de Bollywood. Au-delà de tout ça, je crois surtout que « Bollywood » fait fuir beaucoup de gens. Il faut passer du « Venez voir un Bollywood » à « Venez voir un bon film ».

 
Dabbang - Bande annonce

  • IR : Avez-vous justement d'autres projets personnels en tête dans ce domaine ?

AP : Avec Aanna Films, on est en plein dedans. Il faut des moyens colossaux pour y arriver. Pour le moment on se contente de faire les preuves sur une petite échelle, le temps de convaincre les grands de l’industrie.

  • IR : Avez-vous aussi pensé à ce qui pourrait se faire à la Réunion, où existe tout un public d'origine indienne ?

AP : J’ai bien naturellement pensé à l’Ile de la Réunion. Mais il y a toute une étude de marché à faire. Pour le moment, j’entends des bruits à droite à gauche comme quoi ce n’est pas gagné d’avance. Bien sûr, ce n’est jamais gagné d’avance. Je sais qu’il y a du potentiel. Il y a du travail à faire. On y arrivera tôt ou tard, c’est sûr.

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