Armelle Choquard :

"Je ne vois aucune raison d'opposer tradition et création"

Photo : mâlâkâra, tresser une guirlande

      
  

   Armelle est incontestablement une des artistes françaises pour qui la danse Bharata Natyam est infiniment plus qu'une simple activité professionnelle. Son approche est empreinte à la fois d'une rare profondeur de réflexion, d'une sensibilité remarquable et d'une personnalité qui la rend unique. C'est ce qui apparaît dans ses propos, lorsqu'elle nous parle de son vécu du style Bharata Natyam ou de l'expérience "Nati", belle rencontre avec la poésie occitane...
   En partenariat avec La Nouvelle Revue de l'Inde.

© Photos : Frédéric Martin-Duchamp.


Interview  -  Site Internet  -  Vidéo  -  Tatta Kudichi


Interview

  • IR/LNRI : Armelle Choquard, pourriez-vous commencer par vous présenter à nos visiteurs ?

AC : Je suis française, née en Afrique noire où j’ai passé mon enfance, et je pratique le Bharata Natyam, danse classique du sud-est de l’Inde depuis 1979. Je vis en Provence depuis vingt et un ans.

  • IR/LNRI : Dans quelle circonstance avez-vous découvert puis acquis le goût de la danse Bharata Natyam ?

AC : Il y a eu plusieurs étapes pour que les différents aspects de ma vie convergent vers la pratique du Bharata Natyam. J’ai découvert l’Inde à dix-sept ans par la pratique du yoga. A cette période, j’étais étudiante en philosophie, mais dès que les cours étaient finis, je me précipitais tous les soirs dans un studio de danse. J’essayais tout : classique, moderne, jazz, contemporain, claquettes, etc. Or à Bordeaux où j’étais, il n’y avait pas de cours de danse indienne. Je décide de continuer mes études à Paris, sans trop savoir ce qui me pousse à quitter Bordeaux où je commençais pourtant à avoir quelques repères. Premier voyage en Inde à dix-neuf ans, deux mois de pratique du yoga, dans un petit ashram du Karnataka.  Dans l’avion pour Bombay, je rencontre Malavika, danseuse française, qui vit et enseigne à Paris. Quand je rentre de l’Inde, une évidence s’impose : je veux apprendre la danse indienne, bien que je n’en aie jamais vu, et c’est possible puisque je suis maintenant à Paris. Malavika ne donne pas de cours aux débutants, aussi je m’inscris au centre du Marais au cours de Vidya. A partir de là je ne me suis jamais posé aucune question, rien n’a été plus naturel que de continuer dans cette pratique et de franchir les étapes qui se sont ensuite présentées. Trois années de pratique à Paris avec Vidya, Malavika et Shakuntala, premier séjour d’un mois à Madras où je rencontre Muthuswamy Pillai. J’obtiens la bourse d’études du gouvernement indien, ainsi je pars m’installer à Madras pour quatre ans de 1982 à 1986. Je suis donc formée par Muthuswamy Pillai, j’ai un cours particulier tous les matins avec lui. Je reçois également l’enseignement très précieux de Kalanidhi Narayanan en abhinaya (danse narrative). Je prends des cours de chant carnatique, prenant conscience de l’importance vitale de la musique dans la pratique de la danse. Je poursuis des études en esthétique indienne, commencées pendant mes trois années parisiennes : philosophie indienne à l’université de Paris IV avec Guy Bugault et Michel Hulin, et l’apprentissage du sanskrit avec Charles Malamoud. Je tiens à mentionner ces études que j’ai faites parallèlement, car je considère que ce fut une chance exceptionnelle pour moi de voir converger dans la même direction mes différents centres d’intérêts : travailler sur les plans physique, sensible, émotionnel et intellectuel, chacun de ces plans enrichissant les autres.

  • IR/LNRI : Pouvez-vous nous donner un aperçu de votre vécu personnel du long apprentissage que suppose la maîtrise de cette danse ?

AC : Je viens donc de parler des maîtres qui m’ont donné ma formation initiale. Ces maîtres étaient âgés quand je les ai rencontrés, et j’ai donc eu la chance d’accéder directement à cet ancien  répertoire du monde des devadasi, les danseuses de temple. Muthuswamy était lui-même fils de devadasi, et Kalinidhi avait reçu  très jeune l’enseignement de vieilles devadasi très réputées. Après une dizaine d’années, j’ai eu envie de travailler avec une danseuse qui puisse m’enseigner conjointement le nritta, la danse pure (ce que faisait Muthuswamy, qui était plus un musicien qu’un danseur) et l’abhinaya, la danse narrative, aspect transmis par Kalanidhi, qui elle-même avait arrêté la danse lorsqu’elle s’était mariée, et a commencé à enseigner à un âge avancé. Je suis donc allée rencontrer Sucheta Chapekar à Pune. Sucheta est une danseuse très accomplie, tant sur le plan rythmique et de la qualité du mouvement, que sur le plan théâtral, et il n’est pas si fréquent de rencontrer des artistes qui excellent dans tous les aspects du Bharata Natyam. De plus elle avait reçu l’enseignement d’un maître issu d’une très grande lignée du Bharata Natyam, Kittapa Pillai, que j’admirais beaucoup pour sa musicalité exceptionnelle, qualité que l’on retrouve dans la danse de Sucheta. Je travaille régulièrement avec elle depuis 1989, autant pour le Bharata Natyam, que pour le style Nritya Ganga qu’elle a créé en associant la danse du Sud à la musique de l’Inde du Nord.

  • IR/LNRI : Y a-t-il, dans le monde de la danse - et je ne parle pas que de danse indienne - des personnalités que vous admirez particulièrement et qui, peut-être, vous influencent ?

AC : J’ai toujours aimé toutes les formes de danse, et j’ai donc vu beaucoup de spectacles dans tous les styles. Je me suis intéressée à la danse contemporaine, qui a connu en France un essor remarquable dans les années 80, j’ai découvert par exemple à cette même période la danse Buto, pour parler de formes de danses qui sont assez éloignées de la danse indienne. Il serait trop long d’énumérer tous les spectacles que j’ai aimés. Mais je n’ai rien autant aimé que ceux de Kelucharan Mohapatra, le grand maître de la danse Odissi, disparu en 2003, qui m’a bouleversée. Je n’imaginais pas qu’autant de grâce et de beauté puissent s’incarner dans un être. Cette grâce surgissait peut-être de la conjonction rare d’un immense talent artistique et d’une grande humilité. Le souvenir de sa danse est à jamais dans mon cœur, et il suffit que je pense à lui pour me sentir à un niveau de sensibilité particulier. Bien que je n’aie jamais suivi son enseignement c’est peut-être lui mon véritable maître.

  • IR/LNRI : Sur le plan personnel, artistique et - peut-être - spirituel, que vous apporte la pratique de la danse et la création chorégraphique ?

AC : La danse indienne est un reflet du théâtre de l’Inde ancienne, lequel proposait une forme de spectacle total. Lorsqu’on est danseuse de Bharata Natyam, on est danseuse bien évidemment, mais aussi comédienne et musicienne – en particulier percussionniste par le jeu rythmique des pieds. On a le privilège de devoir développer tous ces talents. C’est très équilibrant de se sentir ainsi au carrefour de ces diverses pratiques. La technique de la danse elle-même est très ressourçante car elle fait merveilleusement circuler l’énergie dans tout le corps. C’est une pratique qui unifie le corps et l’esprit, les sens et l’intellect. La danse et la musique sont ici au service de la poésie chantée.  Issus de la poésie classique et des récits mythologiques, les textes que nous dansons et qui nous habitent sont empreints bien sûr de valeurs spirituelles universelles.

  • IR/LNRI : Parlons plus précisément de création chorégraphique, comment la concevez-vous ? Comment vous positionnez-vous vis-à-vis de la source classique du style Bharata Natyam : plutôt dans une logique de tradition ou au contraire de liberté et d'innovation ?

AC : Je ne vois aucune raison d'opposer tradition et création. Une tradition vivante comporte nécessairement une dimension de création, sinon elle meurt. Certains artistes dits « traditionnels » sont parfois beaucoup plus créatifs que l’avant-garde, même s’ils le sont d’une façon assez subtile, étant donné qu’ils ne bousculent pas le cadre esthétique dont ils héritent. Les artistes « traditionnels » s’appuient sur une tradition qu’ils incorporent à leur création. D’autres s’appuient sur une tradition pour créer en rejetant cette tradition. Dans tous les cas on se réfère à une tradition antérieure.
   En ce qui me concerne, tout dépend de la façon dont je me positionne, comme danseuse interprète ou comme chorégraphe. En tant qu’interprète, je ne me suis jamais lassée de danser les chorégraphies du répertoire de mes maîtres tant elles sont merveilleusement construites et tant elles témoignent d’une harmonie exceptionnelle entre la musique et la danse. Il a pu m’arriver de rechorégraphier certaines musiques de danse pour différentes raisons. C’est un exercice de style intéressant dans lequel je me fixe comme objectif de respecter l’esprit du premier chorégraphe qui imprègne l’enregistrement musical et je retravaille la chorégraphie « à la manière de ». Mais je crois que le travail chorégraphique peut trouver toute sa mesure lorsque la dimension musicale se développe conjointement. En France, il est impossible pour moi de travailler avec des musiciens spécialisés dans le répertoire de la danse Bharata Natyam. Plusieurs belles rencontres avec des musiciens d’autres traditions m’ont permis par contre de danser avec des musiciens, et non avec une bande, ce qui est un plus inestimable au niveau artistique. Ensuite à partir du moment où l’on sort du cadre de la musique carnatique, la technique du Bharata Natyam, qui épouse cette musique intimement, ne peut pas être plaquée sur d’autres environnements musicaux. Pour que la danse et la musique continuent à s’harmoniser, on est obligé de faire évoluer la technique de la danse. Ce qui caractérise ma démarche, c’est que je n’ai pas cherché à introduire des éléments extérieurs d’une autre technique de danse (danse contemporaine par exemple ou autre). Je fais confiance à la richesse de la technique du Bharata Natyam, je crois qu’elle dispose d’un langage corporel apte à cette évolution.

  • IR/LNRI : Vous avez mené une véritable réflexion philosophique sur la danse indienne, sur le rasa... Quelle en est la teneur, s'il est possible de la résumer ? Et dans quelle mesure cette réflexion oriente-t-elle votre vécu artistique et votre créativité ?

AC : L’Inde ancienne nous propose une analyse très technique, très affinée et très profonde du plaisir esthétique. L’universalité de la théorie du rasa, basée sur les émotions humaines, me fascine. Je crois que c’est une expérience que tout le monde peut vivre. Le rasa est cette émotion distanciée, « objective » pourrait-on presque dire, que l’on éprouve au théâtre ou devant une œuvre d‘art, qui nous procure le bonheur d’effacer pendant quelques instants les limites de notre individualité. J’étudie principalement deux textes : le Natya Shastra, le traité du théâtre, et le Dhvanyaloka qui parle de la création poétique en mettant en avant la notion de suggestion. Ces traités peuvent être lus comme des manuels de conseils pratiques. Ils posent très clairement que la finalité de tout travail artistique est de faire naître le rasa chez le spectateur – ce qui n’est pas du tout une évidence à l’époque actuelle. Puis ces textes s’emploient fort heureusement à expliquer comment y parvenir : quels principes suivre, quelles méthodes appliquer, ce qui est à rechercher ou à éviter, etc.… La primauté du rasa y est en permanence affirmée : elle doit être recherchée constamment dans la pratique artistique, quitte à outrepasser certaines règles si cela s’avère nécessaire. Ces analyses sont pour moi le meilleur des guides dans un processus de création souvent solitaire.

  • IR/LNRI : Un aspect de votre démarche créatrice retient particulièrement mon attention, le projet "Nati", pouvez-vous nous en dire davantage ?

AC : « Nati » est le titre du spectacle que j’ai créé avec le chanteur provençal Jan-Mari Carlotti, que j’ai rencontré en 2000. Cela nous a pris plusieurs années, et petit à petit nous avons ainsi constitué un répertoire. A partir des chansons des troubadours ou du folklore provençal, mais aussi avec ses compositions : c’est un mélodiste qui utilise une grande variété de rythmes, souvent impairs - que nous apprécions beaucoup en musique indienne. Tout en connaissant en profondeur la culture occitane - depuis l’époque des troubadours jusqu’aux poètes contemporains, et en incluant bien sûr le répertoire folklorique -  il a une vision artistique très large qui dépasse les frontières et c’est aussi un amoureux de l’Inde. Nous avons ainsi pu faire résonner entre eux  des textes de ces deux cultures.

  • IR/LNRI : Qu'est-ce qui vous attache personnellement à la culture occitane ?

AC : Je vis en Provence depuis plus de vingt ans. J’ai naturellement envie d’être proche de la culture du pays où je vis depuis si longtemps, bien qu’on puisse passer très facilement à côté, si on n’a pas la chance de rencontrer des personnes pour qui la langue est vivante.

  • IR/LNRI : Quels vous semblent être les liens profonds qui permettent d'unir l'art occitan, de la musique et de la poésie des troubadours par exemple, avec l'art de la danse indienne ?

AC : Pour Jan-Mari Carlotti et moi-même, le plus important est de chanter et de danser le texte poétique, et la dévotion aussi. Omniprésente dans les compositions du répertoire carnatique, cette ferveur  dévotionnelle se retrouve par exemple dans les noëls provençaux.
   La chanson des troubadours est ancienne et l’art du Trobar plus encore sans doute. Leur musique est encore dans l’esprit modal, le même que celui de la musique indienne. Les thèmes sont communs, l’amour dans la séparation en particulier. Le vipralabdha sringara si important en Inde, résonne avec l’amor de lohn de Jaufre Rudel.  L’héroïne de altas ondas de Raimbaut de Vacqueiras est une sœur de la Radha de Jayadeva. Le sentiment amoureux est en Inde la façon la plus évocatrice d’exprimer l’aspiration de l’âme individuelle vers l’absolu. Chez les troubadours peut-être aussi…

  • IR/LNRI : Au-delà de la rencontre de deux cultures spécifiques et de diverses formes d'art, s'agit-il pour vous de trouver, de retrouver ou de faire éclore une sorte d'universalité du souffle artistique ?

AC : Le rasa – le plaisir esthétique – est pour moi universel, et la poésie n’a pas de frontières, les langues ne sont pas des barrières. Associer harmonieusement la poésie, la musique et la danse, est ma ligne d’horizon.

  • IR/LNRI : Pouvez-vous nous donner un aperçu des projets qui sont les vôtres : nouveaux spectacles, créations... ?

AC : Je prépare en ce moment un nouveau solo, dans lequel je danserai aussi bien des chorégraphies de mes maîtres indiens sur de la musique carnatique, que des pièces de musique provençale et des chansons de troubadours. Le titre de ce spectacle sera « samgama », ce qui en sanskrit veut dire « rescòntre » en occitan. J’y évoquerai les belles rencontres grâce auxquelles j’ai tant reçu sur mon chemin de danseuse.

 

Haut de page


Site Internet

 
       

   Le site d'Armelle, richement illustré de photographies et de vidéos, est un excellent moyen d'en apprendre plus sur l'artiste et ses créations, sur la danse Bharata Natyam elle-même (son histoire, la composition d'un récital traditionnel...) ou encore sur la Compagnie des Nataka créée par Armelle à Aix-en-Provence en 2005. Une rubrique "Nouvelles" permet de se tenir informé de l'actualité de la danseuse, que l'on peut également suivre en s'inscrivant à la lettre d'information.
   Le site d'Armelle Choquard se trouve à cette adresse : http://www.armellechoquard.fr

    

Haut de page


Vidéo

Armelle Choquard et Lata Sundari dans le spectacle Advaita.

Haut de page


Tatta kudichi
" frappés de pied et demi-pointe"

Dieu, que fetz tot quant ven ni vai...
"Dieu, qui faites tout ce qui vient et va..."
     Jaufre Rudel, troubadour du douzième siècle

   Ma rencontre avec l’Inde est multiple, elle convoque tous les niveaux de mon être à travailler sans relâche, elle a modelé mon corps et mon esprit, et ouvert mon cœur. Elle s’étire dans l’espace et dans le temps jusqu’à aujourd’hui.
   D’une façon très banale, la pratique est d’abord celle du yoga, à dix sept ans, en France : une certaine sensation de mon esprit dans mon corps. Premier voyage pour aller pratiquer « in situ ». A la sortie de l’avion à Bombay, l’air humide et chaud que je respire est celui de l’Afrique noire où je suis née : retour à l’enfance et choc violent de l’Inde moderne, sans préparation. Mon cœur est saisi, l’hospitalité des humbles me bouleverse.
   De retour en France, pour la jeune étudiante en philosophie, le prodige est de concilier théorie et pratique. La danse –  j’essayais tous les styles possibles – devient nécessairement la danse indienne, de même que la philosophie ne peut plus seulement être grecque, française ou allemande. Lorsque je prends mon premier cours à Paris, je ne sais pas ce qu’est le Bharata Natyam, car je n’en ai jamais vu. Je le découvre d’abord dans mes sensations corporelles, telle une aveugle. Mais la confiance est là, avec Vidya, Shakuntala, Malavika, toutes danseuses françaises.
   A la Sorbonne, Michel Hulin désenchevêtre subtilement les argumentations effilées des six darshana, les six « points de vue ». Premier exposé sur le rasa  par Guy Bugault : je suis éblouie, subjuguée par la cohérence, la finesse et l’universalité de cette théorie du plaisir esthétique. Urgent : apprendre le sanskrit. Le RER m’amène à Nanterre où, dans une petite salle, Charles Malamoud nous enseigne patiemment la grammaire sanskrite, de cette façon limpide et forte qui est la sienne. Mon esprit est si jeune, si ignorant, si malléable. J’applique toutes mes forces à suivre ce chemin qui s’ouvre presque naturellement devant moi, grâce à ces maîtres qui m’ont enseigné dans ma langue, le français.
   Après trois années d’ « Inde parisienne », c’est l’immersion pour quatre ans à Madras, capitale culturelle du Tamil Nadu. Le maître qui me « forme »  est Muthuswamy Pillai. Il me donne un cours tous les matins dans sa toute petite pièce, dans la rue qui borde le temple de Mylapore. Son enseignement me relie – sans que je m’en rende compte sur le moment – au monde ancien des devadasi, dont il est issu, étant lui-même fils de danseuse de temple. Kalanidhi Narayanan, mon professeur d’abhinaya (« danse narrative ») est elle aussi dépositaire de ce répertoire très riche, fruit d’une dévotion vivante depuis tant de siècles dans les grands temples du Sud. Elle apprit elle-même très jeune, ce répertoire directement des devadasi aujourd’hui disparues. Elle commence à l’enseigner tard dans sa vie, et j’ai la chance de faire partie des premières élèves à qui elle peut donner tout son temps. Je pratique le chant karnatique, car comme le formulera mon deuxième maître Sucheta Chapekar, « la musique et la danse, c’est la même chose ». Le soir je me rends dans une des nombreuses sabha qui accueillent concerts et spectacles de danse. Je veux tout voir, tout entendre. Dans les temples, le sourire des danseuses sculptées dans la pierre m’encourage. Et la nuit, lorsque tout est plus tranquille, je me plonge dans le Nâtya Shâstra, le traité du théâtre, guidée par Janaki, elle-même disciple du professeur Raghavan, grand spécialiste en esthétique au moment crucial du revivalisme du Bharata Natyam, et qui faisait partie des défenseurs de l’art des devadasi telles que Balasarasvati.

   Je m’aperçois qu’au fil du temps cette rencontre avec l’Inde s’est pour ainsi dire inversée : j’appréhende bien souvent ma culture occidentale grâce à mes outils indiens. Je compte les rythmes de la musique traditionnelle provençale, en marquant le tala (cycle rythmique) de la main comme on le fait dans le Sud de l’Inde. Lorsque j’essaye de comprendre l’ « amor de lonh » des troubadours, c’est au vipralabdha sringara, le sentiment amoureux dans la séparation, que je me réfère. Et pour construire mes spectacles, mes meilleurs guides sont les conseils que j’ai pu lire dans les traités anciens en langue sanskrite sur le plaisir esthétique et la résonance poétique.

   Publié dans Les Amoureux de l'Inde, éditions Brumerge 2011

 

Haut de page


   

Retour à la page précédente

SOMMAIRE