Raphaël Confiant :

"ce roman, La panse du chacal, était inévitable"

    
  
   Parmi les figures de proue de la littérature antillaise et de la créolité - dont il est l'un des pères - Raphaël Confiant occupe une place foisonnante, chatoyante, truculente.
   Dans son oeuvre, l'Indien, le couli (coolee, kouli...) a toujours été une présence discrète, parfois énigmatique, presque toujours en butte au mépris de tous. Avec
La panse du chacal, le voici qui occupe, avec son aura d'Histoire et d'humaine profondeur, tout le champ du roman...
   Raphaël Confiant nous en dit lui-même davantage dans cet entretien exclusif.

Interview      La panse du chacal
L'image du couli dans l'oeuvre de R. Confiant
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Interview

  • IR : Raphaël Confiant, pouvez-vous nous dire tout d'abord à quand et à quelles circonstances remonte votre projet d'écrire un roman centré sur la "communauté" coulie de Martinique ? Un tel roman n'était-il pas en fait inévitable dans votre oeuvre ?

    RC : Vous avez raison, ce roman, La panse du chacal, était inévitable dans l'espèce de saga du monde créole que je suis en train d'écrire depuis vingt-cinq ans, d'abord en langue créole, puis en français. En effet, j'ai toujours eu des personnages d'Indiens-Kouli dans mes textes, j'ai toujours évoqué les cérémonies hindoues ainsi que les préjugés frappant ceux qui formèrent jadis une "communauté", comme vous dites, mais qui se sont fondus dans la société créole d'aujourd'hui sans pour autant disparaître. Les Indiens-Kouli nous ont apporté la sagesse millénaire de l'Inde, l'art de la patience, la science de l'amour non uniquement charnel, toutes choses que nous, les premiers Créoles, Noirs, Mulâtres et Blancs, avons mis du temps à comprendre et à reconnaître. En tout cas, aujourd'hui à la Martinique, il y a plus de gens au phénotype non indien qui se pressent aux cérémonies indiennes que de gens au phénotype indien ! C'est une excellente chose ! Blancs, Noirs, Mulâtres, Indiens, Chinois et Syro-Libanais ont désormais échangé leurs ancêtres et désormais chacun est libre, quel que soit son phénotype, de privilégier les ancêtres qu'il veut ou qu'il préfère sans pour autant rejeter les autres. Dans ma propre famille, il y a majoritairement du Noir mais aussi du Blanc et du Chinois. Ma grand-mère paternelle, née Yang-Ting, vient d'ailleurs de décéder en cette année 2004 qui lui donnait exactement cent ans. Mais cela ne veut pas dire que je me sente nègre, blanc et chinois seulement ! Je me sens aussi indien et je me suis converti à l'hindouisme créole avec le dernier grand tamoulophone martiniquais, Antoine Tengamen dit "Zwazo" décédé en 1989, dont l'anthropologue Gerry L'Etang est en train de rédiger la biographie. Les gens de phénotype indien n'ont pas le monopole de l'hindouisme, de même que les gens de phénotype arabe n'ont pas le monopole de l'islam. Je crois même que quand on ajoute négro-africains + asiatiques musulmans (Malaisie, Indonésie) + européens musulmans (Bosnie, Bulgarie) + Turcophones, les Arabes sont minoritaires dans la religion qu'ils ont créée !
  • IR : Comme vous le rappelez, vous n'aviez pas manqué, bien avant La panse du chacal, d'introduire des personnages d'Indiens dans vos romans : parmi eux, quelles figures retiendriez-vous particulièrement ?

    RC : C'est incontestablement celle de René-Couli dans mon roman Eau de Café.
       Il s'agissait d'un personnage réel qui vécut dans ma commune du Lorrain, au nord de la Martinique, à la fin des années 50. Nous autres, les gamins, nous nous amusions à l'insulter et à lui lancer des cailloux lorsqu'il était saoul, chose qui se produisait presque tous les jours. Cette cruauté, nous l'imitions des adultes qui faisaient la même chose car à l'époque le sentiment anti-Indien était particulièrement virulent. Lorsque nous faisions un match de football contre une équipe indienne et qu'ils nous marquaient un but, nous refusions ce but en déclarant "Ce n'est pas valable ! C'est un but kouli !" et la partie reprenait 0 à 0. Mais c'était un sentiment contradictoire car tout le monde trouvait les femmes indiennes très belles et les non-Indiennes redoutaient que leurs maris ou leurs concubins ne les abandonnent pour aller vivre avec une Indienne. Chose qui se produisait plus souvent que rarement, comme on dit en créole martiniquais. Moi-même à dix ans, j'étais amoureux d'une petite Indienne très noire dont le nom de famille était "Moutama" et je me souviens que mes petits copains se moquaient de moi en chantant et en transformant cette chanson française qui dit "J'ai du bon tabac dans ma tabatière". Pour m'embêter, ils chantaient : "J'ai du Moutama dans ma tabatière" !!!

  • IR : L'image de l'Indien me semble pour le moins double dans votre oeuvre : d'une part une restitution - faisons simple - sociologiquement réaliste de l'image très dévalorisante du Couli ; d'autre part une sorte d'appel - motivé par la raison ou le coeur ? - à la fraternisation et au respect. Cette lecture vous paraît-elle exacte ? Voulez-vous la corriger et/ou la commenter ?

    RC : C'est une analyse tout à fait exacte. Dans mes romans, je suis d'abord un romancier. Je m'excuse de cette tautologie mais il est toujours nécessaire de le rappeler. Cela veut dire que je décris la réalité telle qu'elle était vraiment dans les années 50-60 à la Martinique. Beaucoup de gens me reprochent, par exemple, de donner une image négative du Nègre, de la femme, du Mulâtre, du Béké etc...chacun voudrait que je donne une image rose de lui. Mais la réalité, c'est qu'on était encore en plein dans la société de plantation et que les préjugés de l'esclavage étaient encore là. Les féministes antillaises disent que je donne une image dégradée de la femme antillaise et de l'amour. On voit que ces gens-là n'ont jamais vécu sur une plantation et qu'elles dissertent à partir de leurs salons petits-bourgeois de Fort-de-France. Mon grand-père maternel avait une distillerie, héritée de mon arrière grand-père, lui aussi distillateur. J'ai vécu dans l'odeur de la récolte de la canne à sucre, dans l'odeur du rhum. Dans un monde où les rapports humains (homme/femme) et raciaux (Blanc/Mulâtre/Nègre/Kouli) étaient fondés sur la violence, ouverte ou larvée, pas sur l'amour, sauf chez de très rares individualités. Donc je n'allais pas donner une image idyllique de l'Indien martiniquais à cette époque-là. Ce serait mentir sur la vérité, comme on dit en créole. C'était l'époque où il y avait quatorze injures rituelles contre les Indiens dont le tristement célèbre "Kouli mangeur de chien !". Là où il y a problème, c'est quand les lecteurs confondent la description que je fais de cette réalité et mes propres opinions. Beaucoup s'imaginent que je partage ou que j'approuve cette société coloniale de l'époque. C'est complètement idiot ! D'autre part, c'est vrai que j'essaie de montrer au lecteur la beauté de la culture indienne, tout ce qu'elle a apporté à la culture créole, son côté inestimable etc...Je le fais de manière non didactique, non idéologique car un romancier n'est pas un idéologue. Il faut que cette revalorisation de la culture indienne soit faite subtilement, il faut transformer l'image de l'Indien dans la mentalité des gens sans slogans ni récriminations. C'est ce que je tente de faire aussi.
  • IR : Quoi qu'il en soit et malgré la volonté de rapprochement, alors que l'on sent que nègres, mulâtres et même békés... sont évoqués dans vos romans comme de l'intérieur, l'Indien me semble rester observé de l'extérieur, même dans La panse du chacal : est-ce exact ? Est-ce à dire que l'Indien est irrémédiablement en marge du noyau intime de votre création romanesque et de la société créole ? Ou bien cette interprétation vous paraît-elle tout à fait sans fondement ?

    RC : Là, vous me permettrez de ne pas être totalement d'accord avec vous et cela parce que s'il y a une critique que l'on me fait et que j'estime fondée, c'est que j'explore peu la psychologie de mes personnages. Donc je ne vois pas où j'ai pu explorer le Béké, le Mulâtre ou le Nègre "de l'intérieur" comme vous dites. Pourquoi ai-je cette défiance envers la psychologie individuelle ? C'est parce que je pense que l'individu est une création du monde occidental bourgeois à partir du XVIIIe siècle. Dans nos sociétés amérindiennes, nègres, indiennes ou chinoises, c'est la communauté qui prime et, en terre créole, en tout cas jusqu'à la fin des années 1970, l'emprise sociale était très forte sur les individus. Un Béké n'épousait pas une femme de couleur qu'il aimait pour respecter les règles endogamiques de sa caste. Un Mulâtre refusait que ses enfants parlent créole non par haine du créole mais parce que sa classe avait fait le choix du français comme élément de "distinction sociale" au sens de Pierre Bourdieu. Une Négresse se défrisait les cheveux non pas forcément parce qu'elle trouve les cheveux lisses plus jolis que les cheveux crépus mais parce qu'il y a une pression du groupe qui dénigre, rejette les cheveux crépus. Bref, notre société, jusqu'à tout récemment, n'a jamais permis l'expression libre de l'individualité et les rares qui osaient assumer cette dernière étaient des rebelles, des révoltés ou des héros. Mais ils étaient immédiatement exclus du groupe ou tenus à l'écart. Donc non, je ne suis pas d'accord, je n'explore pas davantage l'intériorité des non-Indiens que celle des Indiens : je les décris tous de l'extérieur car notre société est toute entière dans l'extériorité. Dans la monstration comme on dit en langage savant. Le "monde intérieur" est une notion européenne et petite-bourgeoise, à mon sens.
  • IR : Pour aller plus directement encore vers un point précédemment évoqué, quelle vous semble avoir été et être la place du Couli dans la société créole martiniquaise et antillaise ? Qu'est-ce que cette société créole doit à l'apport indien, culturellement et quotidiennement parlant ?

    RC : Votre question doit être posée sur deux plans distincts, à mon avis : le plan racial et le plan culturel. Il est clair pour moi qu'au plan racial, avec tous les guillemets qu'il faut mettre à ce mot, les préjugés anti-Indiens qui persistent doivent être combattus sans merci. Tout comme les préjugés anti-Nègres d'ailleurs. Nous avons fait beaucoup de progrès depuis les années 50-60 fort heureusement et grâce au mouvement de l'Indianité, la "race" indienne fait désormais partie intégrante de la société créole. Quant au second plan, la culture, là, c'est tout à fait différent. Pourquoi ? Parce que le miracle de la Créolité justement, c'est de détacher le phénotype de la culture. Ce n'est pas parce que j'ai un phénotype chinois que je dois adorer le riz ! Ce n'est pas parce que j'ai un phénotype nègre que je dois adorer le rap ! Ce n'est pas parce que j'ai un phénotype blanc que je dois adorer Mozart ! Et ce n'est pas parce que j'ai un phénotype indien que je dois adorer Mariémen. La société créole permet à chacun de choisir et de bricoler à sa guise son ancestralité. Ou de vivre plusieurs identités à la fois, selon le moment où le pays. Personnellement quand je suis aux Etats-Unis, je me sens nègre, quand je suis en France, je me sens Arabe et quand je suis en Amérique du Sud, je me sens blanc. Et à la Martinique, je me sens chaben (kaf blan) bien sûr ! Ha-ha-ha ! Bon, c'est sûrement lié au regard que les gens de ces différents pays portent sur moi mais ça ne me gêne pas du tout !
       Quant à ce que la culture indienne apporte à la culture créole, c'est inestimable. Je vous l'ai déjà dit : la patience, la sagesse, une autre vision du monde etc...L'hindouisme créole est devenu une dimension fondamentale de notre identité.

  • IR : Revenons à présent plus spécifiquement de La panse du chacal. Comment avez-vous travaillé la préparation de cette oeuvre, pour laquelle on sent un important travail de recherche préalable ?

    RC : Cela fait très longtemps que je lis des travaux à la fois sur l'Inde et sur la culture indo-antillaise. Beaucoup de romans surtout car la littérature anglo-indienne est en train d'exploser en ce moment en Europe et aux USA. Il y a un boom anglo-indien comme il y a eu un boom latino-américain dans les années 70-80. Et puis, je suis hindouiste, j'assiste régulièrement à des cérémonies hindoues à la Martinique. Je travaille avec des anthropologues indianistes comme Jean Benoist, Gerry L'Etang, Francis Ponnaman, je discute beaucoup avec des intellectuels indiens antillais comme Jean-Samuel Sahaï, Camille Moutoussamy ou océanindiens comme Vinesh Hookoomsingh de l'île Maurice. Donc je n'ai pas lu des choses juste pour écrire La panse du chacal. Bon, c'est vrai que je me suis documenté sur la géographie du pays tamoul, sur le mode de vie au XIXe siècle à travers les livres de Maindron, par exemple. Mais globalement, cela fait plus de vingt ans que je m'intéresse au monde indien et que je lis des ouvrages à son sujet.
  • IR : Pouvez-vous esquisser les grandes lignes du récit et ébaucher une rapide galerie de personnages ?

    RC : Ce récit évoque le départ du pays tamoul d'un jeune homme, Dorassamy, pour ces îles où l'on était censé étaler du sucre au soleil c'est-à-dire les Antilles. On est à la fin du XIXe siècle, la famine ronge le sud de l'Inde à cause de l'accaparement des meilleures terres par les occupants anglais. Beaucoup de Tamouls se voient proposer d'émigrer, chose aberrante quand on sait que l'hindouisme interdit à l'hindou de quitter la terre sacrée de l'Inde sous peine de subir la malédiction du "Kala Pani". Dorassamy voit sa famille dévorée sous ses yeux par une meute de chacals et fuit vers Pondichéry d'où il embarque pour les Antilles, terres que l'on présente mensongèrement aux immigrants comme étant proches des côtes du Coromandel, à deux jours de bateau de l'Inde, quoi ! Alors qu'en réalité le voyage durait trois mois et qu'il fallait franchir deux océans, l'Indien et l'Atlantique.
       A la veille du départ, Dorassamy, dont le père possédait une filature, rencontre d'anciens employés de son père, en partance eux aussi pour les Antilles, et épouse leur fille, Devi. Ensuite, je raconte les aléas de ce terrible voyage : les tempêtes, les révoltes, le découragement, le scorbut. J'évoque l'intervention du saint musulman Nagourmira qui sauva le convoi du naufrage et qui fut désormais intégré au panthéon hindou de ceux qui s'installeraient aux Antilles.
       Ensuite, c'est l'installation sur une grande plantation de canne à sucre du nord de la Martinique et le choc ! Choc racial en découvrant les Noirs, choc culturel en découvrant l'omnipotence du christianisme, choc linguistique en se rendant compte de l'impossibilité de faire perdurer l'usage du tamoul etc...Choc du terrifiant travail de la coupe de la canne à sucre et du mensonge des traiteurs qui faisaient miroiter aux immigrants un travail facile consistant à étaler du sucre au soleil. Petit à petit, la famille Dorassamy s'organise sur la plantation, avec leurs deux enfants, Vinesh, petit orphelin recueilli sur le bateau et Ganadin né du ventre de Devi mais en terre créole. Ensuite, c'est le dur quotidien de la plantation : la récolte de la canne, les grèves menées par les Noirs auxquelles les Indiens participaient peu, le pécule qu'il faut mettre de côté pour le jour du rapatriement en Inde (Les immigrants avaient un contrat de cinq ans au terme duquel ils étaient normalement rapatriés dans leur pays). Il y a aussi la figure de l'Ancêtre, un homme arrivé par le tout premier convoi en 1853 et qui détient les secrets religieux et possède un savoir linguistique immense etc...Bref, je ne vais quand même pas déflorer l'ouvrage !

  • IR : Selon vous, qu'est-ce que le lecteur devrait surtout retenir de La panse du chacal, sur le plan littéraire et sur le plan humain ?

    RC : Alors là, désolé, ce n'est pas à moi de répondre à une telle question. Ce serait présomptueux de ma part ! Et puis, vous savez, il n'y a pas "un" lecteur mais "des" lecteurs et chacun d'eux aura sa propre vision, sa propre perception de l'ouvrage. C'est d'ailleurs cela l'intérêt de la littérature : démultiplier les visions de la réalité en faisant fonctionner l'imaginaire.
       L'imaginaire du créateur contre/avec l'imaginaire du lecteur. Je suppose que mes lecteurs d'origine indienne n'auront pas la même perception du livre que mes lecteurs d'origine non-indienne mais bon, c'est tout ce que je peux dire à ce niveau-là.

  • IR : Ce roman restera très probablement unique, en ceci que l'on conçoit mal un autre livre de votre plume ainsi centré sur le groupe ethnique indien ; êtes-vous pleinement satisfait de cette oeuvre ? Sans doute sentez-vous, comme il est habituel dans ce cas, ne pas avoir "épuisé le sujet" : qu'auriez-vous envie de dire encore sur les Indiens ?

    RC : Pas du tout ! J'ai deux autres idées de roman centrés sur le groupe indo-martiniquais : d'abord, l'épopée de l'installation des Indiens dans la ville, à Fort-de-France et au Lamentin. Là, l'Indien abandonne la plantation et tente de survivre dans un environnement hostile mais différemment du monde campagnard. Ensuite, j'ai l'idée de faire deux frères rentrer en Inde au terme de leur contrat avec l'un qui se réadapte au mode de vie indien et l'autre qui décide de revenir définitivement à la Martinique. Mais bon, pour honorer la mémoire de feue ma grand-mère chinoise, je crois que j'écrirai d'abord un roman sur l'installation des Chinois à la Martinique. Ah ! Je n'oublie pas non plus un projet d'essai avec Jean-Samuel Sahaï, essai intitulé "Dialogues : Créolité-Indianité". L'ouvrage sortira après les deux années de célébration de l'arrivée des Indiens aux Antilles : 2003 pour la Martinique et 2004 pour la Guadeloupe.
  • IR : Les lecteurs réunionnais et tous ceux qui connaissent l'histoire des Réunionnais d'origine tamoule ne manqueront pas d'établir d'étroites passerelles entre le destin des Coulis antillais, raconté par votre roman, et celui des Malbars réunionnais. Connaissez-vous ceux-ci ? Quel message voudriez-vous leur adresser ?

    RC : J'ai rencontré beaucoup de Malbars réunionnais et mauriciens quand je faisais mes études à Aix-en-Provence dans les années 70. A l'époque, la Réunion ne disposait que d'un simple centre universitaire qui était lié à l'Université d'Aix-Marseille. Je m'y suis fait des amis. Ensuite, dans divers colloques de littérature ou sur la langue créole, j'ai rencontré des intellectuels indo-réunionnais et indo-mauriciens : Vinesh Hookoomsingh, Kumari Issur, Vicram Raharaï et j'en passe. Plus à l'île Maurice qu'à la Réunion d'ailleurs, quand j'y pense. C'est effectivement curieux ! J'ai préfacé un recueil de poème de l'inventeur mauricien du concept de "Coolitude", Khal Torabully et je connais et apprécie le travail de la jeune Nathasha Appanah-Mouricand, récent prix RFO pour Les Rochers de Poudre d'Or.
       Quel message j'aurais à leur délivrer ? Lisez La panse du chacal, vous y découvrirez une facette insoupçonnée de l'indianité, celle qui a fait souche en terre américaine, dans le Nouveau Monde.

 

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La panse du chacal

      Présentation officielle du roman (Mercure de France)

   Au XVe siècle, Christophe Colomb avait baptisé les Antilles "Indes occidentales". Cet archipel vit déferler une multitude de peuples : Amérindiens caraïbes remontant depuis les Guyanes, Européens ayant bravé la Mer des Ténèbres, Africains déportés dans les cales des bateaux négriers. Un monde nouveau s'édifia autour d'un nouveau dieu, la canne à sucre. Une fois l'esclavage aboli, il fallut faire appel à des travailleurs sous contrat de la Chine, du Congo, et surtout, les plus nombreux, de l'Inde : c'était la rencontre des Indes orientales et des Indes occidentales.
   Raphaël Confiant retrace l'épopée de ces dizaines de milliers de "Coolees" ayant fui leur pays de misère avec l'espoir d'une terre promise. A travers deux générations de

  
   Dorassamy, transplantés à la Martinique pour y couper la canne. Ces Indiens, bien que voués aux gémonies par les Nègres et les Mulâtres, surent résister, inventant un art de la survie. A l'image d'Adhiyamân Virassamy, enfui du Madurai où ses parents furent dévorés par des chacals au cours d'une grande famine ; de Devi, sa jeune épouse avec laquelle il affronta les pires tempêtes pendant la traversée de l'Inde aux Antilles ; de Vinesh, leur fils aîné, fils de la plantation, partagé entre les valeurs indiennes et la frénésie du monde créole. Autres figures marquantes : celle de l'Ancêtre, gardien des textes sacrés, celle d'Anthénor, le syndicaliste nègre ou de Théophile, l'instituteur européen !
     Un univers baroque admirablement servi par la langue métisse de Raphaël Confiant, nourrie de la poétique du créole et des mystérieuses sonorités du tamoul.

     A lire également : Dans le coulimateur. Ce don d'humanité qui a fait souche sans rien maudire... - la geste-offrande de nos Tamouls à descendance créole. Jean-Samuel Sahaï présente La Panse du Chacal. Cliquer ici.

  

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L'image du couli dans l'oeuvre de R. Confiant

      L'œuvre de Raphaël Confiant est, d'un roman l'autre, comme tissée du regard croisé de cent personnages, récurrents ou éphémères, sur le canevas des groupes humains constitutifs de cette société créole antillaise qui les a triturés, continue de les malaxer, frotter les uns aux autres jusqu'à les user et les marier : des Nègres aux Békés, des communistes aux commandeurs d'habitations, des chabins aux mulâtres, des vieux-corps aux ti marmailles, des Syriens aux Chinois, des Négresses-matadors aux fier-à-bras, de ceux des campagnes à de ceux de l'en-ville, des beaus-parleurs aux combattants de damier, de ceux des autres siècles et de ceux du nôtre... les uns regardant les autres et surtout en disant à pleine voix ce qu'ils ont à en dire ! Le couli, l'Indien, y avait jusqu'à présent sa place, discrète mais persistante, "sociologiquement réaliste", "statistiquement représentative" pour ainsi dire.      
  Avec La panse du chacal, voici que cette place devient la première, le figurant passe au premier plan dans ce nouveau volet de la Comédie Humaine martiniquaise que nous livre depuis des lustres un Raphaël Confiant toujours en verve.

   La ligne souvent mordante du roman façon Confiant n'a jamais manqué de révéler sans détours l'image certes peu enviable du Couli dans le microcosme antillais et son identité multiple : "A l'entendre (Da Ernestine, vieille domestique noire), le Nègre était la quintessence de toutes les turpitudes et de toutes les vilenies de la terre, après les Indiens-Coulis bien évidemment", lit-on dans L'Archet du colonel ; "j'ai toujours connu les békés à cheval, les nègres sur des mulets ou des ânes et les coulis à pied", s'amuse un personnage du Gouverneur des dés. Mais une image que maints efforts viennent corriger-compléter-déformer-miroiter : ici la belleté des femmes indiennes, là le mystère et la sagesse, la sympathie d'un Nègre au bon cœur pour un de ces quand même frères noirs aux cheveux raides. L'écriveur restitue la gouaille créole agressive glanée par l'observateur au coin des rues et des bouches, l'homme ne peut s'empêcher, par sentiment ou par devoir, d'appeler sans tapage à la fraternité et à la compréhension. Lisons ainsi de plus près ce passage :

     Remonté par l'alcool, André Manoutchy trouva Fils-du-Diable-en-Personne sympathique et se décida à lui raconter son histoire. Elle remontait à des temps immémoriaux, là-bas, dans un pays appelé l'Inde dont les siens n'avaient sauvegardé qu'un souvenir ténu. Pour tout dire, les Mounssamy, les Manoutchy, les Pandrayen ou les Virassanin, tout ce peuple d'Indiens qui s'échinaient dans le nord du pays au profit des richissimes planteurs blancs, n'avaient plus souvenance de rien. La langue, les rites, les dieux, les chansons n'avaient été conservés que par une poignée de savants et de prêtres car en venant de ce côté-ci du monde, après avoir traversé deux océans, la mémoire n'était plus qu'un grand trou noir. Une souffrance insondable. Et ici, dans ce pays-là, il avait fallu affronter de nouvelles épreuves. Le dur travail de la canne à sucre, le mépris des Blancs, le crachat des noirs, l'indifférence des mulâtres. Il avait fallu affronter la mélancolie qui tuait les femmes dans la fleur de l'âge, les grippes féroces, la tuberculose, le pian et la syphilis. Il avait fallu survivre dans toute cette dévalée de fléaux et le peuple indien, devenu couli, avait survécu. Il avait redressé la tête et demandait honneur et respect.

     "Les Manoutchy et les Virassanin ont été liés dès le départ, expliqua André à Fils-du-Diable. Ma grand-mère avait rêvé du retour au pays natal. Elle avait rassemblé toutes ses affaires et s'était précépitée au port de Trinité le jour du départ du bateau de rapatriement. Mais là, la gendarmerie lui a réclamé son contrat. Ils ont demandé à voir la signature de son maître prouvant qu'elle avait accompli les sept ans de labeur requis. Elle déballa son linge sur le quai, présenta des mouchoirs, des parchemins hindous, des lettres qu'elle n'avait jamais pu déchiffrer, arrivées jusqu'à elle par nul ne savait quel hasard, sans parvenir à convaincre les autorités de sa bonne foi. Le bateau de rapatriement partit sans elle et de ce jour, elle tomba folle. C'est le grand-père de Justina qui l'a recueillie chez lui, à Macouba. Cela se passait en 1897. Nous sommes sûrs de l'année parce que les Indiens connaissent par coeur les dates d'arrivée et de départ de tous les bateaux de rapatriement. Ils les répétaient, les récitaient sans arrêt des années durant afin de ne pas les oublier. Le 12 avril 1897 très exactement..."

     Fils-du-Diable-en-Personne était tout bonnement fasciné par le récit que lui faisait le jeune homme. Pour la première fois de sa vie, il éprouva un sentiment d'admiration pour un Couli, lui qui passait son temps à les dérisionner ou à les terroriser. Il reprit du gin et remplit à nouveau le verre d'André. On sentait qu'il avait très envie d'entendre la suite de l'histoire. Il faisait craquer ses phalanges d'impatience mal contenue.

     "Mais le temps fabrique de l'oubli et au bout de quelques années, ma grand-mère cessa de manger son âme en salade, reprit le jeune homme. Un peu de sa raison lui revint et elle trouva quelqu'un de notre race pour concubiner avec elle. Celui-ci était un petit cousin du grand-père de Justina. Il lui fit six enfants dont quatre sont morts avant l'âge de quinze ans à cause de la diphtérie. Mon père à moi a tenu le coup même s'il est maigre comme un clou. Enfant, il a joué avec le père de Justina. Ils ont ramassé la canne ensemble sur la plantation Gradys. les dieux indiens les avaient choisis pour officier en leur honneur. Mon père dansait sur la lame nue du coutelas tandis que celui de Justina interprétait le langage sacré venu du ciel. ils étaient respectés à travers tout le nord du pays et l'on venait de partout pour leur demander des cérémonies. Mariémen et Nagourmira, nos dieux principaux, étaient généreux : ils distribuaient grâces, guérisons et pardon à tous ceux qui avaient l'âme pure, tant au Indien qu'à ceux des autres races malgré la méchanceté de ces derniers à notre égard..." (La Vierge du Grand Retour - "Le Deutéronome", pages 96-98).

   Si le fier-à-bras Fils-du-Diable efface le mépris ancestral d'un revers de main impatient, et écrit dans ses yeux fascination, admiration, l'auteur, lui, efface les méfaits de la fabrique d'oubli, le "grand trou noir", pour écrire en mémoire, pour faire acte de souvenance et enfoncer en terre fertile le talon d'un premier pas d'ami vers l'Autre. La panse du chacal est en quelque sorte la continuation de cette marche de Raphaël Confiant, plus loin et plus profond dans cette terre.

   Cet autre extrait évoque René-Couli, dont l'auteur écrit qu'il est incontestablement la figure indo-antillaise à retenir dans son oeuvre antérieure à La panse du chacal.

   A l'époque, les Indiens n'avaient pas encore eu l'audace de s'installer au bourg. Ils s'occupaient d'élevage pour le compte des Blancs créoles sur les plantations d'Assier et de Moulin-l'Etang et ne se hasardaient dans nos rues que les dimanches de fête patronale où ils se montraient redoutables au jeu de dés. Seul le père de René-Couli avait rompu avec la canne à sucre et s'était installé avec sa famille sur un lèche de terre plus ou moins ensablée situé entre le terrain de football, l'embouchure de la rivière et la plage. Un endroit où poussaient, superbes, des amandiers-pays et des raisiniers-bord-de-mer très âgés. Là, à l'aide de bois de caisse de morue salée, de lattes de bambou, de fûts d'huile et de tôle ondulée, l'ancien commandeur d'habitation s'était construit un logis à l'architecture si ubuesque que nul mot en usage parmi nous ne parvenait à le désigner. Elle tenait à la fois de la case nègre, de l'ajoupa, de la maison de béké et du temple hindou puisque l'homme y organisait des cérémonies de "Bondieu-couli", à la grande horreur des catholiques et même des gens de bien qui ne croyaient pas en Dieu. Par bonheur, l'endroit, nommé Long-Bois, se trouvait à la périphérie du bourg et le vacarme de la mer couvrait plus souvent que rarement le son grêle des tambours-matalon et les invocations aux dieux de l'Inde. D'ailleurs, en dépit de la dénonciation par nos prêtres de ces pratiques comme étant de la sorcellerie, certains désespérés (atteints du mal d'amour ou paralysés à vie par une congestion) avaient recours en secret aux pouvoirs du père de René-Couli. Son prestige trouva une solide assise lorsqu'il réussit à rendre à un gros mulâtre l'usage d'un de ses bras. celui-ci lui fit une telle renommée que l'on vint consulter le "poussari", comme ils disent dans leur langage couli, des quatre coins de la Martinique et ô extraordinaire, des îles circumvoisines et même de l'Amérique. (Eau de Café - chapitre 12, "La dérive de René-Couli - pages 132-133). 

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