Michel Danino

"Ni isolé ni le premier,
loin de là
"

    
  

   Il y a quelques mois, Michel Danino publiait L’Inde et l’invasion de nulle part ; en 2000, il avait écrit un bref livre en anglais sur le même thème, mais cette version française est une refonte complète, considérablement augmentée, et qui intègre des trouvailles récentes sur la question. Il fait le point sur la remise en cause actuelle d'une des théories les plus connues concernant l'histoire ancienne du sous-continent : celle de son invasion par les Aryens, qui auraient soumis les populations autochtones et donné naissance à la civilisation indienne. Selon Michel Danino et ses sources, une telle invasion est pure affabulation... une invention européenne du XIXe siècle, contredite par bien des arguments. Il nous en dit plus dans cet entretien.
   A lire aussi, cette autre interview sur le site de
Jaia Bharati : http://www.jaia-bharati.org/inter/md-invasion.htm
     Ne manquez pas non plus le site, principalement en anglais : http://micheldanino.voiceofdharma.com/


 

Interview

  • IR : Michel Danino, avant toute chose pouvez-vous vous présenter aux visiteurs du site « Indes réunionnaises » ?

    MD : Je suis né en France en 1956, mais habite en Inde depuis bientôt trente ans. J’y ai été attiré par Sri Aurobindo et Mère, et depuis une dizaine d'années je me suis plongé dans l’étude de la civilisation indienne : ses manifestations, ses réalisations, ses grandes lignes de développement, et ce depuis le début, c’est-à-dire plus de cinq millénaires... Cela m’a amené à donner des conférences ici et là, et à écrire quelques livres en anglais.
     

  • IR : Comment expliquez-vous votre passion pour l'Inde, sa culture et son histoire ?

    MD : Je ne sais pas si je peux l’expliquer, sinon par la grande richesse de cette culture qui me semble détenir des clefs précieuses pour l’humanité : il ne s’agit pas d’étudier un passé mort, comme celui de l’Égypte ancienne, mais de mieux comprendre le présent de ce pays-civilisation, et son potentiel pour l’avenir.
     

  • IR : Votre livre L’Inde et l’invasion de nulle part[*] remet en cause un « mythe » qui a déjà fait couler beaucoup d'encre, celui de l'invasion aryenne de l’Inde. Quelles sont, pour aller à l'essentiel, les principales preuves qui vous donnent la certitude que cette invasion n'a jamais eu lieu ?

    MD : Elles sont très simples :

              1) Aucune littérature de l’Inde, à commencer par le texte sanskrit (et donc « aryen ») le plus ancien, le Rig-Véda, ne fait la moindre allusion à l’arrivée d’un peuple aryen qui aurait combattu les populations autochtones, obligeant certaines d’entre elles (les « Dravidiens ») à se replier vers le Sud. La masse des traditions indiennes, qu’elles soient du nord ou du sud, ignore tout de cet événement — qu’on affirme tout de même avoir été à l’origine de la civilisation indienne actuelle !

              2) L’archéologie n’a trouvé aucune trace de l’arrivée d’un tel peuple. En particulier, au cours du IIe millénaire avant notre ère, on assiste dans le nord-ouest de l’Inde à la désintégration de la structure urbaine de la civilisation de l’Indus-Sarasvatî (prétendue « pré-aryenne ») et à la transmission de ses principales traditions, qui formeront quelques siècles plus tard les premiers centres urbains de la vallée du Gange (prétendue « aryenne »). Notre connaissance des mécanismes de cette transmission s’enrichit d’année en année, mais ce qui est certain, c’est que rien ne montre un réel hiatus attribuable à l’arrivée d’un peuple nouveau. Les Aryens sont invisibles sur le terrain.

              3) Il y a eu des études précises sur les squelettes de la région et, depuis plusieurs années, sur la génétique des populations indiennes. La première discipline, l’anthropologie biologique, affirme qu’il y a continuité démographique entre 4500 et 800 avant notre ère, ce qui exclut l’invasion (située généralement vers 1500, plus ou moins quelques siècles). La génétique, quant à elle, souligne l’unité des populations indiennes, qu’elles soient du nord ou du sud, de hautes castes ou tribales (ce qui va à l’encontre du dogme aryen), et reconnaît un lien génétique entre elles et l’Asie centrale — mais en renversant la direction supposée par l’invasion aryenne : des populations auraient migré depuis le nord-ouest du sous-continent indien vers l’Asie centrale il y a quelque 50 000 ans. En tout cas, plusieurs études génétiques internationales ont spécifiquement rejeté toute trace d’une éventuelle « invasion aryenne ». Il est très frappant que ces disciplines scientifiques indépendantes confirment la tradition indienne sur ce point, ainsi que les trouvailles de l’archéologie.

              4) Le fleuve védique, la Sarasvatî, asséché depuis l’époque du Mahâbhârata, a été bien étudié ces dernières années. On a retrouvé les traces de son lit plus ou moins là où le situe le Rig-Véda (c’est-à-dire entre la Yamunâ et la Sutlej), et l’on sait qu’il s’est asséché vers 1900 avant notre ère, du moins pour ce qui est de son cours supérieur. Or le Rig-Véda mentionne la Sarasvatî plus de soixante fois, et on nous dit que ce Rig-Véda aurait été composé par des Aryens arrivant en Inde vers 1500 — mais à cette époque, le fleuve n’existait plus depuis longtemps ! Ceux qui composèrent des hymnes louant la Sarasvatî et ses « flots puissants allant de la montagne à la mer » vivaient évidemment sur ses rives lorsqu’elle coulait encore, c’est-à-dire au cours du IIIe millénaire avant notre ère — c’est l’époque de la civilisation de l’Indus-Sarasvatî, qui a laissé quelque 1500 sites le long de ce fleuve.

              5) Il y a d’autres indices importants que j’ai détaillés dans mon livre, au niveau de l’astronomie, par exemple (les textes védiques indiquant des dates beaucoup plus anciennes que la supposée invasion), de la métallurgie, etc.
     

  • IR : Inversement, pouvez-vous résumer (et réfuter) les principaux arguments des tenants de la thèse de l’invasion aryenne ?

    MD : Toutes les tentatives de relier les « Aryens » arrivant en Inde à une culture archéologique donnée se sont effondrées les unes après les autres, rejetées par les archéologues eux-mêmes (tout comme en Europe, d’ailleurs : aucune corrélation entre l’archéologie et la prétendue expansion des Indo-Européens n’a fait l’unanimité des experts, et ce après deux siècles d’études et de controverses...). Il ne reste plus donc que la linguistique pour étayer la thèse invasionniste : selon elle, puisque les langues de l’Inde du nord et celles de l’Europe appartiennent indéniablement à une même famille, il faut bien qu’elles aient été importées en Inde par l’invasion ou la migration de peuplades indo-aryennes.
       Mais le raisonnement est rudimentaire, car il impose arbitrairement la direction de la propagation, et surtout exclut d’autres mécanismes possibles de propagation linguistique. En effet, il reste à démontrer qu’une langue ne peut se répandre que par migration ; plusieurs linguistes respectés ont depuis longtemps proposé d’autres modèles. De plus, plusieurs travaux récents ont tenté de repousser l’origine de la famille indo-européenne (généralement située au Ve millénaire) de plusieurs millénaires, ce qui ouvre la porte à d’autres possibilités. Il semble bien que la linguistique soit restée, sur ce point, prisonnière de modèles faciles : les théories racistes du XIXe siècle ont inventé le terrible mythe de l’Aryen conquérant, supérieur, à la poitrine bombée, et si la linguistique a maintenant plus ou moins éliminé le contexte raciste, elle conserve le reste du vieux cadre. Or la préhistoire de l’Inde comme celle de l’Asie centrale, et comme celle de l’Europe, s’avèrent infiniment plus complexes que tout ce que nous imaginions : aucun modèle invasionniste ne saurait rendre compte de cette complexité.

     

  • IR : Êtes-vous isolé dans ce regard porté sur l’histoire ancienne du sous-continent indien, ou bien d’autres chercheurs ont-il déjà ouvert cette voie, ou la suivent-ils après vous ?

    MD : Ni isolé ni le premier, loin de là. Des savants indiens tels que Swami Dayananda Sarasvati, Swami Vivékananda ou Sri Aurobindo avaient rejeté l’invasion aryenne depuis fort longtemps, et sur des bases parfaitement logiques ; mais l’indianisme occidental n’a bien sûr pas daigné prêter la moindre importance à leurs propos, s’estimant seul capable de comprendre les Écritures indiennes. Il est amusant de constater, pourtant, que nous retournons peu à peu à leurs conclusions : ainsi dans les années 1980, le célèbre anthropologue anglais Edmund Leach, rejeta férocement la théorie d’une invasion aryenne de l’Inde. Chez les archéologues, les Américains George Dales, Jim Shaffer ou Jonathan Kenoyer ont exclu toute trace d’une invasion et souligné le besoin de nouveaux modèles ; de même le Français Jean-François Jarrige, qui a excavé des sites importants au Baluchistan, et bien sûr de nombreux archéologues indiens tels que B. B. Lal, S. P. Gupta, V. N. Misra ou J. P. Joshi. Les anthropologues américains Kenneth Kennedy, John Lukacs ou Brian Hemphill ont démontré, par l’analyse soigneuse de  centaines de squelettes, l’absence de toute irruption « aryenne ». De nombreux biologistes, notamment Toomas Kivisild d’Estonie, ont fait de même sur la base d’études génétiques. La liste est longue et il est difficile de comprendre comment cette théorie invasionniste continue d’être reproduite partout comme parole d’évangile alors que tant de spécialistes de disciplines différentes l’ont rejetée.
     

  • IR : Que dire alors des parentés civilisationnelles et linguistiques qui semblent unir l’ensemble jusqu’ici appelé « indo-européen » (par exemple les correspondances entre des langues anciennes telles que le sanskrit, le grec et le latin, certaines correspondances religieuses ou philosophiques...) ?

    MD : J’ai dit quelques mots plus haut du problème linguistique, et l’on peut dire la même chose des correspondances culturelles : elles sont indéniables et profondes, mais en quoi exigent-elles une invasion préhistorique de l’Inde ? Plus récemment, le bouddhisme s’est répandu depuis sur presque toute l’Asie, faut-il pour autant imaginer des « invasions indiennes » de l’Indonésie jusqu’à la Chine et au Japon ?
       Le problème est toujours le même : l’extrême pauvreté de nos schémas, qui font preuve d’un singulier manque d’imagination. Le premier pas est de constater honnêtement que ces schémas ne marchent pas et déforment la réalité. Le deuxième, de comprendre qu’il n’y aura jamais un schéma applicable à toutes ces situations. Ainsi, selon moi, l’unité culturelle du monde indo-européen ne saurait s’arrêter là : un hindou est aussi à l’aise avec les conceptions des Mayas ou certains rites africains.
     

  • IR : Et que dire de la dichotomie puissamment affirmée qui partagerait l’Inde entre racines aryennes et racines dravidiennes ?

    MD : En dehors du domaine strictement linguistique (et encore, ce n’est nullement une « dichotomie »), elle n’a pas la moindre réalité. On a voulu parler de divinités aryennes et dravidiennes, de « races » aryenne et dravidienne, de genres littéraires aryens et dravidiens, etc., mais tout cela n’a aucune correspondance dans la conscience ou dans la tradition indienne. Ce sont des divisions imaginaires et souvent pernicieuses, pour le plaisir de pouvoir coller des étiquettes proprettes sur ce que l’on ne peut pas appréhender — ou, à l’époque coloniale, dans le but de fragmenter l’unité culturelle de l’Inde : avant les dogmes des indianistes coloniaux, aucun Tamoul, par exemple, ne considérait qu’il appartenait à une « race » séparée ou qu’il était l’héritier d’une culture « dravidienne » séparée. Ces notions faisaient partie de l’outillage colonial ; malheureusement, elles lui ont survécu.
     

  • IR : Pour prendre un cas très précis : certains ont pu expliquer le Râmâyana en en faisant une évocation de la victoire des Aryens sur le Dravidiens. Quelle interprétation donneriez-vous des fondements historiques — si vous considérez qu'ils existent — de cette grande épopée ?

    MD : Je n’adhère nullement à ces interprétations, ou plutôt à ces fantasmes. L’épopée de Râma vers le sud de l’Inde n’a rien à voir avec une confrontation entre prétendus Aryens et prétendus Dravidiens. Par exemple, Râvana, le roi de Lanka et l’ennemi de Râma, est parfois décrit comme un brahmane, qui récite le Véda et accomplit des rituels védiques, alors que Râma lui-même est sombre de peau et que son armée est faite de singes, ce qui correspond mal à l’image qu’on se fait d’« Aryens » ! Il y a sans doute un noyau historique à cette épopée — comme à celle du Mahâbhârata —, car elle connaît l’existence du pont naturel entre l’Inde et Sri Lanka, par exemple. Mais ce qu’est ce noyau précisément, personne ne le sait de façon sûre. De plus, l’importance de ces deux épopées n’est pas là ; elle est dans leur contenu culturel et spirituel, contenu qui a unifié l’Inde comme rien d’autre.
     

  • IR : Si erreur il y a donc eu, quelle a pu en être la cause ? Si tromperie il y a eu ou il y a encore, comme vous semblez l’indiquer — y compris et surtout en parlant de tendances très présentes en Inde même — pour quelle raison et à qui et à quoi profite-t-elle ?

    MD : La cause est la série de fantasmes à laquelle le XIXe siècle a donné naissance. Ces fantasmes étaient puissants, car ils visaient à donner aux Européens une identité non-hébraïque, et bien sûr dominatrice : une race « destinée par la Providence à dominer le monde entier » ; Hitler n’a pour ainsi dire rien eu à ajouter à cela.
       Si l’on veut aujourd’hui maintenir cet édifice — après avoir tenté, plus ou moins maladroitement, de l’épurer de sa composante raciale —, les raisons en sont diverses : en Occident, par léthargie intellectuelle, par refus de reconnaître qu’on s’est trompé sur toute la ligne quant aux origines de la civilisation indienne, ou même, comme le disait très justement Leach, parce que « des intérêts tout personnels et des postes universitaires étaient en jeu ». En Inde, parce que nombre de groupements idéologiques ou politiques gagnent à ce jeu de la division : le soi-disant « mouvement dravidien » du Tamil Nadu, les missionnaires chrétiens, certains soi-disant leaders des « Dalits », les Marxistes, etc. S’ils étaient tant soit peu éclairés, ils pourraient plutôt puiser aux sources de la culture indienne, qui a toujours eu tendance à l’unification, tout en respectant les différences. Mais c’est plus exigeant ; il est plus facile de prêcher l’atomisation.

     

  • IR : Serait-il pertinent de vous demander quelle est selon vous l'origine de la population indienne, ou quelles en sont les origines ?

    MD : Je vous renvoie aux travaux récents de Stephen Oppenheimer (j’ai fait mention de son livre de 2003 intitulé L’Ève réelle : le voyage de l’humanité moderne en dehors de l’Afrique). Si l’on accepte sa thèse, la population indienne provient de la deuxième « sortie d’Afrique », par la route du sud (la première, par la route du nord, ayant avorté). Nous sommes renvoyés à quelque 70 000 ans. Et sans doute n’est-ce pas le dernier mot : un certain nombres de trouvailles en Inde semble indiquer que l’homme moderne s’y trouve depuis beaucoup plus longtemps.
      
    Là encore, je crois qu’il vaut mieux se garder d’opinions arrêtées ; laissons ces chercheurs explorer un peu mieux le terrain. Quoi qu’il en soit, l’arrivée d’Aryens, à pied ou à cheval, n’a aucune place dans tout cela, et strictement aucun rôle dans la formation de la population indienne.

     

  • IR : Envisagez-vous de poursuivre vos investigations sur le sujet ? Sinon, quels sont vos projets ? 

    MD : Excepté d’éventuelles mises à jour — car il ne se passe guère de mois sans trouvailles nouvelles dans un de ces domaines —, je n’ai pas l’intention de poursuivre cette question. On peut en traiter en trente volumes ; j’ai seulement voulu rassembler les points essentiels, mettre en relief des trouvailles récentes, et montrer qu’il faut construire une nouvelle optique des origines de la civilisation indienne.
       Les projets ne manquent pas : je réunis depuis longtemps les matériaux nécessaires à un volume sur les contributions de l’Inde aux autres civilisations, dans tous les domaines et à toutes les époques ; je pense aussi à une introduction aux percées scientifiques et techniques dans l’Inde ancienne, domaine qui me passionne. Mais aussi à un travail de vulgarisation auprès des jeunes Indiens, si ignorants de leur culture : une série sur les facettes principales des grandes réalisations de l’Inde, dans tous les domaines. Vous le voyez, il y a du chapatti sur la planche...


 [*] Michel Danino, L’Inde et l'invasion de nulle part : le dernier refuge du mythe aryen (Les Belles Lettres, 2006, 422 pages).

 

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