Jean-Régis RAMSAMY

A la recherche des noms et des racines

    
  
   C'est avec plaisir que nous retrouvons une nouvelle fois dans cette rubrique Jean-Régis Ramsamy, déjà interviewé pour ses publications précédentes : Histoire des bijoutiers indiens et Journal d'un Réunionnais en Inde. Il se propose à présent de répondre à nos questions après la parution de son troisième livre - La Galaxie des noms Malbar - travail universitaire approfondi (DEA) par lequel il s'est mis en quête de noms et de racines, qui nous entraînent en particulier vers "les débuts de l'intégration des engagés à la Réunion (1828/1901)", pour reprendre le sous-titre de l'ouvrage.

Interview        Présentation du livre

Publication d'un condensé


Interview

  • IR : La Galaxie des noms malbar est votre dernière publication, après votre Histoire des bijoutiers indiens et le Journal d'un Réunionnais en Inde. Pouvez-vous nous dire quel est le fil conducteur entre ces trois ouvrages ?

JRR : L'artisanat ! Terme brut,  en même temps polysémique quand on rappellera que  l'Histoire des bijoutiers indiens, était notre premier ouvrage, mais plus encore sur les orfèvres tamouls, donc l'artisanat d'Art, peut être. Globalement notre terrain de recherche n’a jamais cessé d’être l’identité des Indiens. Je vous ai donné le premier exemple, il en a été de même avec l’exposition sur les photographies des engagés indiens, réalisée avec mon ami Thierry Imidi-Mavoubaa en 2000. Après l’observation photographique, nous avons donné notre point de vue sur les voyages (retour) en Inde, nous nous penchons cette fois-ci sur les noms des Hindous de La Réunion, communément Malbar, sur l’image que ces populations renvoient à la société réunionnaise.
   Vous remarquerez que nous avons pris une certaine permanence avec la doxa, l’opinion, de la retrouver environ tous les trois ans, pour une sorte de « rendu » de nos réflexions. Enfin pour nous, cet ouvrage est le plus accompli – on dit peut-être cela de tous les derniers ouvrages publiés –  car il dépasse les deux précédents dans sa profondeur, son exploration des fonds Malbar. Nous en voulons pour preuve l’accueil qu’il reçoit, sans flagornerie. En ce sens je profite de l’occasion qui m’est donnée, pour saluer une nouvelle fois le travail accompli par l’éditeur Christian Vittori (trois ouvrages publiés par ses soins) et son collaborateur Pascal Marion, qui a agencé cet ouvrage.  La deuxième partie, un peu plus commerciale il est vrai, que je qualifie volontiers à l’occasion de dictionnaire Malbar, intrigue, pique la curiosité. Chacun a envie de voir si son ancêtre est cité, et à quel degré (puisque nous baignons dans la généalogie). Cela est un sentiment naturel. Nous disons cela un peu vite, car la première partie, la corps du DEA, représente la colonne vertébrale de cette réflexion.

  • IR : Qu'est-ce qui est à l'origine de ce thème de travail - proposé en DEA à l'origine - sur les noms malbar ?

JRR : Je vous ai déjà présenté une partie de la réponse. L’étude venait d’une observation longue et ancienne. Voici ce que nous rappelions dans le corps de  l’ouvrage : Personne n’est surpris d’un nom d’origine européenne tel Dupont, Rivière ou Payet mais les noms de Paleressompoullé, Minatchy, Moutiécaounden ou Ramassamy, Atchicanon, Zaneguy  intriguent, interpellent. Ces noms indiens se développent naturellement de plus en plus dans notre environnement avec le métissage. D’où le souci de comprendre la galaxie des noms indiens.  Un Malbar vous dira que son nom (patronyme ou matronyme) était en fait le prénom de son aïeul, souvent  sans qu’il puisse vous en faire la démonstration.

  • IR : Existe-t-il, à la Réunion ou ailleurs, des travaux de ce type, en particulier touchant à la population d'origine indienne ?

JRR : Dans nos lectures exploratoires, nous avons découvert l’étude de Sudel Fuma (1) « La mémoire du nom ou  le nom, image de l’homme ». Dès les premières lignes nous avons compris l’opportunité de nous appuyer sur ce travail pour orienter nos propres recherches. L’auteur s’est penché sur la question des esclaves et de leurs patronymes. Il s’est interrogé sur les 30 016 noms attribués aux esclaves en 1848 et sur leur évolution jusqu’en 1996 car, écrivait-il, « par projection statistique plus de 200 000 Réunionnais d’aujourd’hui peuvent ainsi comprendre l’histoire de leur nom de famille ». A partir d’un programme informatique, il a été possible à cet auteur de comprendre le mécanisme de dénomination des affranchis de 1848.
   Si la question du nom a été analysée sous l’esclavage, à La Réunion, tout restait à accomplir pour les Indiens Malbar, confrontés surtout à l’engagisme. En ce sens, nous avons exploré un terrain «vierge », ici et ailleurs…

  • IR : Comment vos recherches se sont-elles effectuées, et quelles en ont été les difficultés ?

JRR : Au lieu de vous répondre par de grandes phrases, pensez seulement que cette histoire, en plusieurs dimensions, similaires à celle de l’esclavage, s’est déroulée il y a au moins environ cent cinquante ans.  L’autre recoupement que l’on peut observer avec le système servile : la dispersion des documents. A la différences des Anglo-saxons, qui avaient tendance à « fliquer » leurs travailleurs indigènes, en tout écrivant, notant inlassablement comme les moines au Moyen âge, en France, l’assimilation faisant, peu d’informations fiables sont conservées. Faiblesse des sources imprimées, mais l’historien ne doit pas s’arrêter, précisément ne doit pas s’arrêter. « L’histoire se fait avec des documents écrits, sans doute, quand il y en a. Mais elle peut se faire, elle doit essayer de se faire, à tout prix, sans documents écrits s’il n’en existe point » indiquait  Lucien Febvre (2). Nous avons procédé par un tri des documents restant aux Archives départementales et dans divers lieux « classiques » : cimetières, mairies, maison d’arrêt, archives de l’évêché… Sur la base de ces résultats nous avons constitué un corpus sur lequel a pu porter notre analyse. Enfin dans une moindre mesure nous avons réalisé quelques entretiens qui sont toujours d’un apport non négligeable pour le chercheur. Notre travail a consisté à reconstituer le long cheminement des noms entre l’Inde et La Réunion sur plus de soixante-quinze ans.

  • IR : Y a-t-il des découvertes frappantes, particulièrement révélatrices, que vous ayez faites durant ces recherches ?

JRR : Si vous attendez que je vous dise qu’untel était lié à untel et que l’autre avait une alliance « contre-nature » avec un autre, peine perdue, car la réflexion sur les noms n’était pas destinée à l’évènementiel, ni au spectaculaire. Plus sérieusement, nous relevons des conduites globales sur lesquelles il convient de ne pas se tromper d’analyse. Lorsque nous appelons à la prudence ce n’est pas une démarche professorale, ou pour camper un air pédant. A la sortie de l’ouvrage il y a quelques semaines (3), une psychologue clinicienne nous a contacté,  pour nous dire qu’elle avait lu l’ouvrage, certes, et nous offrir son analyse, sur la base de sa formation analytique et anthropologique. Que dit-elle en substance : « les fondements même de la nomination prennent leur sens et leurs particularités dans l’histoire et dans la réalité des peuples, dans les politiques et les croyances qui les habitent. A travers le nom, à travers son évolution et sa signification, c’est bien plus qu’une simple identité qui est déclinée (…) toute mutation, perte, crise, rupture, attaque, touchant au nom et, plus encore au système de nomination est susceptible de provoquer une fracture symbolique profonde dans le vécu social… En prenant un raccourci, que de fractures provoquées avec les noms Malbar ! Nous avons tenté de rendre lisible cet univers de noms Malbar ; pour sa part G. Payet nous convie à une lecture Autre…pourquoi pas ? Nous ne voudrions pas clore ce chapitre, sans vous signaler deux points. Premièrement, la découverte de certains documents inédits, je pense immédiatement aux manuscrits d’un engagé, Sitana Viraya, dont l’héritier, Fred Angama a bien voulu partager la connaissance avec nous. D’ailleurs c’est l’une des illustrations qui nous sert de couverture. Cet engagé Telougou (assez rare) a légué des écrits (plusieurs) qui n’ont pas été tous traduits. Mais l’un d’eux a été rendu lisible en français par le biais de l’un de nos référents, Gilles Sagodira, et nous nous sommes rendu compte qu’il s’agit d’une version « locale » du Ramayana. Cette découverte tord le cou, à une certaine intelligentsia qui a toujours professé que tout a disparu dans l’île. Mais attention, ce ne sont pas ces écrits qui vont compléter le puzzle Malbar ! Enfin deuxième point notable dans notre étude, que nous qualifierons d’histoire de famille (d’alcôve ?). Nous avons eu connaissance du mélange d’un nom d’origine européenne et d’un nom indien. Un interlocuteur avait commencé à nous narrer l’origine de l’affaire. Mais juste avant de rendre publics nos résultats, nous avons eu un appel nous demandant diplomatiquement de ne pas mentionner cet élément. Cette affaire n’est pas singulière, plusieurs familles créoles ont eu affaire avec les noms Malbar, et je ne citerai tel ou tel gros-blanc, (gros propriétaire créole) dont les relations avec les noms Malbar sont connues.

  • IR : Pouvez-vous résumer en quelques grands traits les origines et la formation de ces fameux noms malbars ?

JRR : Nous avons cerné  les étapes suivantes dans l’évolution des noms malbar : Une période de retranscription, (Compagnie des Indes) où le sens étymologique  des noms n’est pas garanti. Par exemple : Moutouquichena, (pour Moutoukichenin). Une période d’adaptation, (les engagés conservent leurs noms mais réclament ou acceptent un prénom occidental catholique pour leurs enfants). Par exemple : Joseph Sevingué (sa mère s’appelait Allamélou Sevingué). Une période d’intégration, (qui débute au XXe siècle, les Malbar possèdent un nom d’origine indienne, et un prénom européen, c’est la norme). Nous pensons que l’on peut inclure dans cette phase les recours devant les tribunaux pour la ré-appropriation d’un nom ou prénom indiens. Sur ce point, nous avons observé que de nombreux descendants d’engagés ont le souci de perpétuer la mémoire de leurs ancêtres.-Les noms des Malbar puisent leurs origines dans les profondeurs régionales de l’Inde. Les patronymes ne renvoient pas seulement au Tamil Nadu, puisqu’ils sont issus des régions limitrophes, comme l’Andra Pradesh (de langue telougou), le Kerala (de langue malayalam), voire dans des aires plus éloignées comme le Bengale (de langue bengali). Nous avons pu observer au début de l’engagisme des listes de l’Administration de l’époque,  composées d’engagés en grande partie telougou ou calcutta. Nous sommes en présence d’aires géographiques de recrutement, différentes. Nous estimons que l’engagisme a apporté au moins cinq langues indiennes dans l’île : Le tamoul, le télougou, le bengali, le malayalam, le marathi ou encore le goujarati. La Côte de Malabar n’a pas été très sollicitée. Le plus gros des effectifs (les Tamouls et les Télougous)  est venu de la Côte de Coromandel. Dans une moindre mesure, nous avons relevé les minorités du Bengale ou du Kerala.

  • IR : Vous semble-t-il que le rapport des Malbars à leur nom soit marqué d'une forte dimension identitaire ?

JRR : Naturellement s’il semble évident que les phénotypes évoluent dans une atmosphère de métissage Créole, le nom reste l’un des derniers foyers où résident les quelques reliquats « d’une identité d’origine indienne ». Ces Malbar, autrement dit Réunionnais aux origines indiennes ont conscience des lointaines parentés avec l’Inde, et que le nom est l’un des derniers avatars, avec d’autres expressions de la Culture.

  • IR : Vous êtes-vous aussi intéressé à l'attribution des prénoms dans la population indo-réunionnaise ? Remarquez-vous des tendances particulières ? Existerait-il par exemple une tendance à se tourner vers le système traditionnel hindou d'attribution du prénom, en fonction de l'horoscope ?

JRR : Rappelons que notre étude portait essentiellement sur les noms (patronyme ou matronyme). Mais ayons à l’esprit que jusqu'à la période de re-découverte culturelle, vers les années 60-70, peu de Malbar se tournaient vers les temples pour la désignation des prénoms. Seule une couche de la population le faisait. Le système du double prénom était souvent adopté. Après cette période, l’élan insufflé par la dynamique culturelle, a incité de nombreux Malbar à se déterminer par rapport au calendrier tamoul (j’y tiens) et non hindou. Deux systèmes différents. Enfin on peut citer l’École Tamij de Saint-Paul (Arrondissement Sous le Vent), et son dynamique président Benoît Cadeby, qui nous a aidé dans l’édition de l’ouvrage. Également avec Th. Imidi-Mavoubaa (co-réalisateur de l’exposition photographique de 2000), l’ETSP nous a permis d’approcher les familles et leurs noms dans la constitution de ce que nous appelons un peu rapidement le dictionnaire des noms Malbar. Cette école, une véritable institution, poursuit les buts d’un apprentissage de la langue tamoule pour les petits Réunionnais et le maintien des usages culturels tamouls.

  • IR : On constate depuis un certain temps, dans les pays occidentaux, une "mode" de la généalogie : votre livre peut-il contribuer à satisfaire ceux qui sont en quête de leurs racines familiales ? Sentez-vous une demande du public en ce sens ?

JRR : Que de fois n’avons-nous pas entendu untel ou untel exprimer son vœu de réaliser son arbre généalogique. Certes, les arbres font florès sur la toile ! Mais dans notre situation insulaire et notre particularité historique liée au métissage, les Réunionnais ont encore plus de raison de se lancer dans la quête généalogique. Le livre, est l’un des matériaux, puisque dans ce domaine précisément aucun outil n’existait. Le Cercle Généalogique de Bourbon lui-même  est en permanence sollicité pour  « travailler » les racines malbar, mais je me doute qu’il y apporte des réponses. 

  • IR : Quelle sera la prochaine étape de vos investigations dans le monde indien et indo-réunionnais ?

JRR : Aristote l’a dit, le propre de l’histoire est de raconter les actions et les passions d’Alcibiade , or celui-ci coupa la queue de son chien pour faire parler de lui, ou plutôt on ne parla de la queue coupée, que parce que le chien était celui d’Alcibiade (4).
  
En réalité, je n’ai pas l’habitude de vendre la peau de l’ours…En définitive, je suis assez intéressé par le travail de mémoire, d’autant que je dépends toujours (doctorant en Histoire contemporaine) du CRESOI, le Centre de Recherches sur les Sociétés de l’Océan Indien, dont le directeur est le professeur Y. Combeau et l’un des fers de lance, Sudel Fuma ! Je crois que c’est un secret de polichinelle de dire que S. Fuma est intéressé par le travail sur les Mémoires plurielles. En ce sens la matière est dense.


1 - FUMA Sudel « La mémoire du Nom » ou « le nom, image de l’homme ». L’histoire des noms Réunionnais, d’hier à aujourd’hui à partir des registres d’affranchis de 1848, Tome 1 & 2. Université de La Réunion. (retour au texte)

2 - FEBVRE  Lucien, Vers une histoire, Revue de métaphysique et de morale, p. 235-236 -  A. Colin, Paris, 1949. (retour au texte)

3 - PAYET G., JL. Roche, La cause des victimes : approches transculturelles, îles de La Réunion et Afrique du Sud, Ed l’Harmattan. (retour au texte)

4 - VEYNE Paul, Comment on écrit l’histoire, essai d’épistémologie, Coll. l’Univers Historique, 350 pages, Le Seuil, 1971. (retour au texte)

 

Haut de page


Présentation du livre

      Le texte de quatrième de couverture de La Galaxie des noms Malbar débute sur un dicton qui dit déjà, en peu de mots, l'enjeu de l'ouvrage : "Dis-moi quel est ton nom et je te dirai d'où tu viens"... je te dirai aussi un peu qui tu es, aurait-on pu ajouter. Il suffit en effet de parcourir la table des matières du livre pour découvrir que celui-ci constitue une mine d'informations, à l'adresse du grand public autant que d'un lectorat plus averti : "Les noms dans l'histoire", "Qui sont les Malbar ?", "Statuts et identités", "Le cas des castes"...
   Si la première partie de l'ouvrage est constituée d'un travail universitaire fouillé, la seconde comporte en particulier un "Glossaire des noms", nous emmenant d'Adécalom jusqu'à Zanéguy en passant par des centaines d'autres noms d'origine indienne : autant dire que bien des Malbars réunionnais ou de la diaspora s'y retrouveront, avec quelques références qui leur permettront peut-être d'en savoir un peu plus sur un ou plusieurs de leurs ancêtres.

   La Galaxie des noms Malbar, Azalées Éditions, 22 e, renseignements chez Azalées : [email protected] ou avec l’auteur :  [email protected]

   

 

Haut de page


   

Retour à la page précédente

SOMMAIRE