Karthika NAIR :

"Il faut une "révolution" artistique
à Bollywood"

     
  
   Après la publication aux Editions Virtuelles Indes Réunionnaises de son passionnant mémoire consacré aux filmi geet, chansons du cinéma indien, Karthika Naïr a bien voulu répondre à quelques questions sur ses travaux et sur le septième art du Sous-Continent.

Interview       Les Filmi Geet


Interview

  • IR : Karthika Naïr, pouvez-vous d'abord vous présenter aux visiteurs d'Indes réunionnaises ?

    KN : Journaliste de formation au départ, je me suis trouvée dans le milieu culturel presque par hasard, suite à une rencontre professionnelle à l'Alliance Française de Trivandrum, où je donnais des cours de français aux débutants de temps en temps. C'était en 1997, et le nouveau directeur, Ashok Adicéam, voulait créer une image plus dynamique pour cette structure et la valoriser auprès des médias et du public indiens, ainsi qu'auprès des partenaires français. Il avait des projets culturels passionnants : des résidences artistiques (Footsbarn, Annette Leday, Cie. Prana), des échanges entre les artistes créateurs et interprètes indiens et européens (Zingaro avec Triptyk par exemple). J'ai commencé donc en m'occupant de la communication et des relations avec le public. Mais le poste a très vite pris une envergure plus grande, et Ashok m'a également confié la coordination culturelle. Excellent chef avec une vision très lucide sur la consolidation d'une équipe, Ashok m'a non seulement formé dans ce métier que je ne connaissais pas du tout, mais a aussi su nourrir ma curiosité et mon intérêt avec des stages spécialisés ("Courants" du Ministère de la Culture en France et la Maison des Cultures du Monde) et de la formation continue.
       Mais au bout de trois ans, je me suis sentie un peu frustrée par mon manque de connaissances théoriques sur l'ingénierie culturelle. Et puisque ni ce milieu, ni ces métiers n'ont une reconnaissance en Inde, le type de formation que je souhaitais suivre n'était pas envisageable dans le pays. A ma grande joie, j'ai été acceptée par l'Agence Rhône-Alpes de Service aux Entreprises Culturelles (ARSEC) pour faire un DESS en Développement Culturel et Direction de Projet. J'ai aussi obtenu une bourse d'excellence de l'EGIDE et donc financièrement, le projet est devenu possible.
       L'étude sur le cinéma indien publiée sur ce site a été faite pendant le DESS, sous forme de mémoire.


  • IR : Quelles ont été vos motivations pour entreprendre vos recherches et vos travaux sur les filmi geet ?

    KN : Bizarrement, j'ai choisi un sujet qui n'avait pas beaucoup à voir avec mon parcours professionnel (ayant été beaucoup plus impliquée dans le spectacle vivant et les échanges culturels internationaux) ... Comme notre directrice de DESS me l'a signalé, il n'y avait pas de projet professionnel derrière. En fait, je venais de finir mon stage à la Grande Halle et dans ce cadre, j'avais pas mal travaillé sur la programmation du nouveau cinéma populaire indien ("middle of the road cinema" : à mi-chemin entre l'art et essai et le cinéma commercial) pour le festival "Latitudes Villette 2001", dédié à l'Inde du Sud. C'était une formidable expérience, notamment d'observer les réactions des médias et du public français ainsi que celles de la diaspora indienne à Paris. Toutes ces choses, ainsi que la perspective très intéressante du Chef de Projet, Frédéric Mazelly, sur ce cinéma, m'ont poussée à jeter un nouveau regard sur quelque chose qui allait de soi en Inde - la chanson dans le cinéma populaire. Presque tous les Français que j'avais rencontrés ont identifié le cinéma indien par ses séquences de chansons et de danses. Alors, au début, j'étais bien énervée parce que pour moi, il y avait d'autres cinémas indiens, ceux que je connaissais mieux, qui avaient un intérêt cinématographique et un discours, militant ou provocateur, mais qui n'étaient pas du tout connus par l'Occident (sauf par les experts). En même temps, bien que je trouve la plupart des productions "Bollywood" mièvres, répétitives et conservatrices, ces chansons faisaient partie de mon enfance, de mon génie presque : j'avais grandi avec elles, elles ont une signification qui dépasse le 7ème art. Finalement, je me suis dit : mais ce cinéma commercial, chanté et dansé, il n'est pas le fruit d'un hasard. Donc, j'ai décidé d'essayer de trouver des réponses, autant pour moi que pour mes interlocuteurs français... Ma directrice de DESS avait raison, ce mémoire était clairement personnel, ce qui entre plus dans un travail de DEA et non pas dans un DESS où le mémoire est censé être notre "passeport" pour l'avenir ! Mais paradoxalement, ce mémoire m'a beaucoup aidé pour une de mes missions suivantes, un composant du projet "L'Inde du Nord : Gloire des princes, louange des dieux" de la Cité de la Musique.

  • IR : Comment ces recherches se sont-elles déroulées ?

    KN : A distance !!! J'ai beaucoup échangé avec des réalisateurs, des médias, des experts du cinéma etc. en Inde (vive la messagerie électronique !), beaucoup "fouillé" à l'INALCO et au Centre de documentation de l'Ambassade de l'Inde. Des interviews avec les propriétaires de vidéothèque indo-pakistanaises dans le 10ème arrondissement à Paris, ainsi que des sondages devant le seul cinéma à Paris qui passe des films de Bollywood ont aidé en ce qui concernait la diaspora ! Je me suis également plongée dans les textes anciens indiens sur les arts de la scène dans une tentative pour retracer les origines de cette forme de cinéma. Et évidemment il y a eu beaucoup de séances de visionnement de films, et  l'écoute constante de la musique. Ensuite, je me suis enfermée dans mon studio de la Cité universitaire à Lyon et ai rédigé quasiment "non-stop" pendant quatre semaines ! Et puisque mon français était (il l'est toujours) perfectible, un des membres de mon jury me faisait des relectures pour me dire si j'arrivais à m'exprimer correctement.

  • IR : Ces recherches vous ont-elles permis d'entrer en contact direct avec le microcosme du septième art indien : ses réalisateurs, ses acteurs, ses compositeurs... ?

    KN : Oui, mais plus avec des gens du cinéma d'art et d'essai - ils étaient plus accessibles et j'en connaissais pas mal depuis mes années à l'Alliance Française où nous avions collaboré de temps en temps dans le cadre de festivals de cinéma, etc. Les grands noms du cinéma commercial sont peu disponibles. Mon vrai regret, c'est l'absence de discours de compositeurs et de paroliers.
  • IR : Pouvez-vous nous donner une idée de l'importance des filmi geet dans le cinéma hindi ?

    KN : Depuis les deux dernières années je suis franchement désabusée quant à  l'importance de cette musique dans le cinéma indien. Mais cela relève plus d'un manque de créativité dans le cinéma (et, il ne faut pas l'oublier, une tendance envahissante à la production de pastiches musicaux et au plagiat). Ceci dit, je remets également en question sa fonctionnalité propre, telle que conçue dans les années 30. Les époques ne sont pas les mêmes, et je trouve que les formes qui fonctionnaient bien dans les années 40 ou 50, sont sclérosées aujourd'hui, surtout quand le public EST prêt à essayer d'autres formes.

  • IR : ... et de leur importance dans la vie culturelle quotidienne des Indiens ?

    KN : J'en fais une esquisse dans la troisième partie de mon mémoire (elle est la plus courte malheureusement, j'étais à deux doigts de la date limite pour le mémoire !) : mais l'essence est décrite dans le prologue, ce n'est point une exagération : il suffit de passer seulement  24 heures dans le pays pour le ressentir !

  • IR : Existe-t-il une continuité entre les filmi geet (ainsi que les danses qui y sont associées) et la musique et la danse classiques indiennes, ou bien y a-t-il une totale rupture ?

    KN : La musique classique indienne a  une toute autre conception du temps... Il est impossible de réduire un raga en un morceau concentré de quatre ou cinq minutes (la durée moyenne d'un filmi geet). Néanmoins, au départ, les compositeurs - très souvent venant du monde de la musique classique - travaillaient avec les bases de la musique classique comme squelette d'une chanson. Et c'est pourquoi on peut clairement identifier souvent dans une vieille chanson, les influences claires de tel ou tel raga. Par contre, la situation est assez différente aujourd'hui... La musique suit les tubes populaires - de l'Occident, du Moyen-Orient, de tout ce qui est à portée de mains des "compositeurs", c'est un marché de plagiat. Les seuls compositeurs dignes de ce nom voient leur musique reproduite par tous les autres le lendemain.
       Pendant le projet autour de la musique de l'Inde du Nord à la Cité de la Musique, nous avions organisé une table ronde sur la présence de la musique classique dans le cinéma populaire indien, en prenant l'exemple particulier du raga Bhairavi, un des ragas les plus utilisés dans le cinéma indien . Nous avons demandé aux spécialistes de musique classique de HMV (la plus grande maison de disques en Inde) d'identifier quelques chansons en raga Bhairavi. A la fin, de plus en plus, ils ont remarqué que dans les chansons récentes, il était difficile de distinguer un raga car c'était un mélange indéfinissable de ragas, d'airs occidentaux, d'influences techno. Finalement, ils ont souvent été obligés de marquer "mixed ragas" comme origine d'une chanson : comme si c'était un plat avec diverses épices !
       Quant à la danse, son évolution est encore plus marquante. A l'aube du cinéma parlant, on voyait beaucoup de danses régionales, très rythmées, et aussi des morceaux de danse classique, dont notamment le kathak. Mais c'était un compromis parce que comme la musique classique, la danse classique, elle aussi ne se prêtait pas bien à un extrait de cinq minutes. Cependant, le cinéma populaire a profité de la présence de quelques grandes danseuses et il y a des films qui proposent des séquences impressionnantes de danse. Mais vers les années 70, il y a eu un mouvement très fort vers des danses assez vulgaires, très provocatrices, qui servaient comme preuves de la perversion des "méchants"... Dans le cinéma actuel, une séquence de danse sert presque uniquement de remplissage de temps, rien que de la distraction pour le public.

  • IR : Peut-on parler d'une influence occidentale sur les filmi geet ?

    KN : A l'heure actuelle, il n'y a que du "rehash" (remaniement) des musiques occidentales : l'imitation aveugle ! Auparavant, il y avait une vraie recherche, un grand intérêt dans la structure des musiques occidentales. Salil Choudhary, par exemple, s'est inspiré de Beethoven, a creusé dans le patrimoine des chants populaires russes pendant la vague de cinéma socialiste en Inde. Par ailleurs, dans le sud, Illayaraja et plus récemment, A.R. Rahman, ont tenté d'intégrer les éléments de la composition symphonique dans leurs "geet"... Mais ce sont les tubes qui sont dans l'air du temps. Il y a une dizaine de versions de "Makareena" ou des derniers top-ten de MTV... En fait, les séquences de chansons et de danses ressemblent de plus en plus à des clips vidéo de MTV... Il n'y a guère d'ancrage dans l'histoire ou dans le développement de la narration. Dans les deux ans et demi qui ont suivi la rédaction de mon mémoire, j'ai constaté une nette détérioration dans la qualité cinématographique. C'est très décevant qu'après un Lagaan où les chansons sont tissées dans le récit avec une intelligence et une finesse admirable, il n'y ait pas eu un brin d'originalité ou de réflexion dans la chanson et son insertion au sein du film.


  • IR : Quels sont, selon votre avis personnel, les points forts et les points faibles (sur le plan artistique et créatif en particulier) du cinéma hindi et indien actuel ?

    KN : Il y a eu certains films intéressants ces derniers temps, mais plus dans le courant médian : Teen Dewarein (Les trois murs) de Nagesh Kukunoor, par exemple. Pourtant dans le cinéma dit populaire, je vois une crise profonde actuellement. L'industrie est très atteinte par l'économie du cinéma populaire qui est totalement déséquilibrée, où les salaires des deux stars représentent la majeure partie du budget d'un film. Elle est aussi victime de ses propres logiques de mise en scène (les tournages à l'étranger, les grandes manifestations de luxe) qui l'ont conduite jusqu'à la collaboration avec la Mafia. En fait, aujourd'hui, j'ai du mal à parler d'une vision artistique et créative parce que tout ce qui sort ne fait que renforcer l'idée d'un domaine qui sombre dans la médiocrité ou pire. Il faut une "révolution" artistique car le cinéma actuel (je parle bien de "Bollywood" et non pas des cinémas régionaux) n'a plus d'intérêt. Cela a l'air un peu catégorique et j'aimerais bien être contredite car cela redonnerait un peu d'espoir.

  • IR : Quelles sont, dans les grandes lignes, les spécificités des cinémas régionaux et des chansons de films qui leur sont propres ? En particulier le cinéma du Tamil Nadu et celui du Gujarat...

    KN : Il faudra un autre mémoire pour cela ! Mais le cinéma tamoul par exemple maîtrise très bien les effets spéciaux, ils ont aussi des équipes techniques formidables (dans la photographie, le montage, les ingénieurs de son et de lumière)... Il a aussi mis sur scène quelques-uns des compositeurs les plus talentueux dans les dernières décennies : Illayaraja, A R Rahman. Je ne connais pas suffisamment bien le cinéma actuel du Gujarat pour en parler. Le cinéma du Kerala et celui du Bengale ont toujours contenu des courants militants, très révélateurs du génie de leur peuple, sensibles dans l'approche et beaucoup moins théâtraux que les autres. Ce n'est guère étonnant que ce soient les régions d'origine des cinéastes les plus connus à l'étranger. Mais ce qui est vraiment rassurant, c'est qu'à la différence d'autres régions où il y a un clivage entre le cinéma populaire et "d'art et d'essai", le public de ces deux régions s'approprie pleinement ces deux formes de cinéma, sans les étiqueter.

  • IR : Personnellement, quels sont les films, les chansons, les artistes... que vous placez au-dessus des autres ?

    KN : Par rapport à la musique, j'en parle beaucoup dans mon mémoire : en tant que poète-parolier, j'ai une énorme admiration pour Sahir Ludhianvi qui a écrit notamment les paroles des chansons de Pyaasa de Guru Dutt (L' Assoiffée), des poèmes d'une force, un imaginaire et une beauté époustouflants. Egalement Gulzar, dans la génération actuelle. Comme compositeur, Salil Chaudhary et S.D. Burman sont mes préférés des années 50 - 60. Pour l'immense potentiel qu'il avait, A R Rahman dans le début de sa carrière (dont on perçoit encore des bribes dans Lagaan).
       Parmi les réalisateurs du cinéma populaire, je n'ai pas de préférence marquée. C'est très aléatoire. J'ai trouvé dans Kuch kuch hota hai de Karan Johar un courant d'air frais pour la mise en avant d'une jeune Inde urbaine, mais ses deux films suivants ont été très décevants. Tout cela, ce sont évidemment des réactions purement personnelles et pas forcément très objectives ou étudiées.
       Parmi les comédiens du cinéma populaire (et ici je fais la distinction avec le cinéma d'art et d'essai, bien qu'on trouve de plus en plus de "mixité" maintenant, et vive ce processus !), Kajol et Amir Khan... et je pense que je partage l'avis d'une grande partie de la population indienne !!! Pour leur choix de rôles et leur interprétation.

  • IR : Avez-vous de nouveaux projets concernant le cinéma indien ou la culture indienne ?

    KN : J'ai eu des propositions pour faire un documentaire à partir de mon mémoire. Et mon maître de mémoire, Mme Françoise Gründ, m'a vivement encouragée à poursuivre ce sujet en thèse.  

 

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