Marie-France Mourrégot :

"les Indo-musulmans sont devenus incontournables dans la société réunionnaise"

      
  

   Sur le point de publier un important travail de recherche sur les Indo-musulmans de la Réunion, et devenue ainsi une des spécialistes connaissant le mieux cette communauté à la fois discrète et incontournable (comme elle le dit elle-même), Marie-France Mourrégot répond ici de façon détaillée à nos questions touchant aussi bien à l'histoire des "Zarabes" qu'à leur situation actuelle dans au sein de la population de l'île...


Interview

  • IR :  Marie-France Mourrégot, pourriez-vous tout d'abord vous présenter à nos visiteurs ?

MFM : Me présenter est un exercice que je maîtrise mal… Angevine par ma naissance, j’ai longtemps vécu à Paris et en région parisienne. Je vis désormais en province, pas très loin de la ville de Nantes, associée comme on le sait à l’histoire de l’île Bourbon.
   Je suis mariée, j’ai deux grands enfants, un garçon et une fille, et trois petites filles. J’ai étudié l’arabe et la civilisation islamique à l’INALCO et à la Sorbonne et j’ai soutenu une thèse (en cours de publication) sur la communauté sunnite d’origine indienne de La Réunion à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris, en 2008.
   Depuis une quinzaine d’années, je suis associée à un groupe de recherche sur les minorités musulmanes en diaspora à l’EHESS.

  • IR :  Qu'est-ce qui vous a amenée à vous intéresser au milieu indo-musulman de la Réunion ?

MFM : Rien ne me prédisposait à m’intéresser aux Indo-musulmans de La Réunion. Seul le hasard ou, si vous préférez, l’une de ces opportunités que la vie offre parfois et que l’on saisit ou pas m’a amenée à la rencontre de cette population qu’à La Réunion on appelle les Zarabes.
   Alors qu’au milieu des années 1990, j’allais entreprendre un mémoire de maîtrise sur la visite de l’émir Abd el-Kader à Paris en 1852, je suis allée en vacances à La Réunion où l’un de mes amis d’enfance était installé depuis peu.
   A cette époque, la métropole était agitée par des histoires de musulmans. Des jeunes filles étaient exclues de leur collège parce qu’elles portaient un foulard et régulièrement, un projet de construction de mosquée était prétexte à des remous au sein de la municipalité concernée.
   A La Réunion, la visibilité tranquille de l’islam m’a « interpellée ».
   J’ai donc changé l’orientation de mes recherches et me suis depuis lors consacrée à la minorité indo-musulmane qui vit chez elle dans ce département français. Mon envie de connaître son histoire, son itinéraire, sa manière de vivre, ses spécificités a rencontré la volonté de ses membres d’être mieux connus de leurs compatriotes et de la métropole. C’est ce qu’avec leur aide, je me suis efforcée de faire.
   Une précision s’impose : les Indo-musulmans dont je parle avec vous sont les sunnites. D’autres Indo-musulmans vivent à La Réunion, ce sont des shiites qui vivaient à Madagascar avant d’en être chassés par les émeutes xénophobes dont ils ont été l’objet dans les années 1970. Ils ont leurs propres structures religieuses, leurs propres organisations communautaires. Les uns et les autres vivent en bonne intelligence.

  • IR :  Selon vous, quels sont les faits et les traits les plus marquants de l'histoire de la présence indo-musulmane à la Réunion ?

MFM : Ce qui est frappant, c’est la manière dont ces immigrés ont réussi à imposer leur présence. Etre un groupe minoritaire dans une société d’accueil, quelle qu’elle soit, pose toujours des problèmes. Il faut trouver sa place, se faire accepter, vivre avec des codes culturels différents sans renier ses « valeurs », etc. Les choses sont difficiles.
   Doublement minoritaires, sur le plan ethnique et sur le plan confessionnel, les Indo-musulmans sont devenus incontournables dans la société réunionnaise. Leur insertion n’a pas été facile mais elle s’est faite grâce à leur implication dans le commerce et dans le tissu associatif. Ils ont su « prendre le vent » et profiter de toutes les opportunités commerciales. D’abord, fournisseurs de produits de première nécessité, ils sont devenus partenaires économiques des Créoles ; ils se sont glissés dans les rouages de l’économie comme intermédiaires dans le commerce des productions agricoles de l’île puis se sont imposés dans l’importation de biens de consommation dont les Réunionnais auront de plus en plus envie après la départementalisation, et plus tard comme acteurs économiques de premier plan avec l’arrivée des grandes surfaces métropolitaines et des franchises.
   Ce qui frappe surtout c’est la manière dont cette minorité musulmane a réussi à imposer ses institutions religieuses dans l’espace public de la très catholique île de La Réunion, à travers les lois laïques. Des commerçants prospères se sont groupés pour constituer un patrimoine de biens communautaires destiné à leurs pratiques religieuses et ils ont obtenu des autorités administratives les autorisations dont ils avaient besoin. D’abord l’autorisation d’élever une mosquée à Saint-Denis dès 1898 alors qu’ils n’étaient encore que 204 dans l’île. La mosquée Noor-E-Islam (Lumière de l’islam) de Saint-Denis a été inaugurée en 1905, alors que la mosquée de Paris ne le sera qu’en 1926, de par la volonté et avec l’aide du gouvernement français. Saint-Denis encore a été doté, en 1915, du premier cimetière musulman de France, (si l’on excepte, bien entendu, les départements français d’Algérie où la population était musulmane). Après Saint-Denis, les autres villes de l’île ont eu elles aussi leurs lieux de culte et d’enseignement et des espaces privés pour ensevelir leurs défunts. En résumé, les Gujaratis ont fait preuve d’une grande intelligence des situations, sachant très exactement comment se conduire pour se maintenir quand la société d’accueil ne voulait plus d’eux et comment ne pas choquer les non-musulmans.

  • IR :  Pouvez-vous nous expliquer précisément quels ont été les premiers indo-musulmans sur l'île ?

MFM : C’est vraisemblablement au cours de la décennie 1850 que les tout premiers Indo-musulmans sont arrivés à La Réunion. En effet, les registres de l’Etat civil indiquent que huit « Arabes » sont décédés au cours de l’épidémie de choléra qui s’est abattue sur l’île en 1859.
  
Il ne pouvait s’agir que d’Indo-musulmans mais dans l’imaginaire collectif tout ce qui avait un rapport avec l’islam ne pouvait être qu’arabe ! D’où le nom de « Zarabes » (que les Indo-musulmans n’apprécient guère) qui continue de leur être attribué aujourd’hui.
   L’arrivée des Indiens a été facilitée en 1862, date à laquelle le gouverneur a autorisé l’immigration libre à La Réunion.
   Jacques Némo, auteur d’une étude sur les musulmans de La Réunion parue en 1983, a indiqué que les premiers hommes à avoir tenté l’aventure appartenaient à deux familles : les Zafar et les Fahim. Ils vinrent seuls et firent de fréquents séjours en Inde pendant plus de dix ans, se marièrent en Inde et revinrent pour s’installer à Saint-Denis et à Saint-Paul. Puis, ils firent venir des membres de leur famille respective et des compatriotes afin de permettre le développement de leurs activités. Paysans d’origine, ces hommes s’intéressèrent à l’agriculture dans la région de Saint-Paul, essentiellement à la culture de la canne à sucre. Zafar achetait des « bons » aux planteurs et les revendait aux Agents de change de Saint-Pierre. Les planteurs venaient s’approvisionner chez le commerçant musulman et obtenaient leurs marchandises avec des « bons ». Quelques autres s’adonnèrent à l’élevage, à la culture de la canne et du géranium.
  
Comme vous le voyez, les premiers Indo-musulmans installés sur l’île étaient à la fois agriculteurs et commerçants, combinant parfois la gérance de terres agricoles et celle de commerces. La plus importante vague d'immigration s'est produite entre 1920 et 1935. Celle-ci s'est arrêtée en 1946.

  • IR :  Que représente, dans la société réunionnaise d'aujourd'hui, le fameux Nargoulan ou Nargoulam : symbole de syncrétisme religieux, relique dénaturée, emblème d'intégration sociale... ?

MFM : Vous avez à La Réunion un universitaire anthropologue qui a publié il y a une vingtaine d’années un livre passionnant intitulé Nargoulan, c’est Christian Barat. Il me paraît beaucoup mieux indiqué que moi pour vous dire ce que représente le Nargoulan, ce fanion orné de symboles islamiques (une main de Fatma, un croissant de lune et des étoiles) qui flotte en haut du mât que l’on trouve devant certaines « chapelles » tamoules, celle de Saint-Gilles-les-Hauts, par exemple. Les fidèles l’appellent le « Bondye lascar » (ce qui signifie le bondieu musulman) et lui font des offrandes. Personnellement, mais cela n’engage que moi, j’y vois le souvenir du syncrétisme religieux qui existait en Inde où les pratiques hindoues ont fortement imprégné les musulmans, minoritaires dans un environnement hindou, jusqu’à ce que des réformateurs débarrassent l’islam de tout ce que cet environnement avait substitué à la pureté des origines. Pas de syncrétisme religieux islam/hindouisme à La Réunion où les musulmans sont régis par les règles édictées par l’école théologique indienne de Déoband, celle qui a été créée par les réformateurs dont je viens de vous parler.

  • IR :  Pour en revenir à l'évocation historique ébauchée précédemment, quelles sont les circonstances de l'implantation des "Zarabes" gujaratis à la Réunion et dans les pays avoisinants ?

MFM : Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les musulmans indiens ont essaimé au-delà du sous-continent constituant une diaspora de plusieurs millions de personnes. Un certain nombre de Gujaratis sont partis en Birmanie, en Afrique de l’est, en Afrique du Sud et dans les îles de l’océan Indien.
   Les raisons de partir étaient essentiellement des raisons économiques. Il s’agissait pour les migrants de chercher ailleurs un avenir meilleur grâce à des conditions économiques plus favorables que celles que leur offraient l’Inde et le Gujarat, en particulier.
   Entre 1800 et 1870, l’Inde a connu une forte expansion démographique : la population s’est accrue de 150 millions de personnes. Dans le même temps, pour permettre le développement des filatures de Manchester, l’Angleterre fit copier puis exécuter par les machines anglaises les tissus réputés que les artisans indiens fabriquaient jusque là et en inondaient le marché. Face à cette concurrence impitoyable, les tisserands indiens ont été obligés de baisser leurs prix et finalement, de chercher un autre moyen de gagner leur vie. Nombre d’entre eux se sont tournés vers l’agriculture et la culture du coton qui alimentait les usines anglaises, grossissant la masse de gens qui avaient tellement de mal à faire vivre leur famille qu’ils durent un beau jour tout quitter pour chercher fortune au loin.  D’autant plus que dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la famine menaçait. Entre 1860 et 1861, la famine aurait provoqué quelque deux millions de morts en Inde du Nord.
   Pour conclure, ce qui semble certain, c’est que la longue tradition marchande transocéanique des Gujaratis les a incités à partir à la recherche de nouvelles opportunités.

  • IR :  L'intégration des Zarabes dans la société réunionnaise coloniale post-esclavagiste s'est-elle passée sans douleur ? Quel type de rapports s'est établi en particulier avec la population indo-réunionnaise des "Malbars" ?

MFM : Avant de parler d’intégration, il faut, je pense,  parler d’insertion. L’intégration suppose que les immigrés se sentent concernés par l’avenir du pays où ils vivent. Les Indo-musulmans ont donné sens à leur insertion en étant présents sur toutes les scènes de la vie publique et collective, mais cela a pris du temps.
   Lorsque les Gujaratis se sont installés à La Réunion, cela n’a dérangé personne mis à part le clergé local qui voyait d’un mauvais œil l’arrivée de ces païens. Les Indo-musulmans se sont d’abord installés près des rades : Saint-Denis, Saint-Paul et Saint-Pierre, où les bateaux apportaient des marchandises « du dehors » et emportaient les productions agricoles de l’île. Puis, ils se sont installés dans les villes où ils ont ouvert des bazars où l’on pouvait acheter des grains et des tissus puis toutes sortes de marchandises. Ils ont dérangé lorsqu’ils se sont mis à acheter les commerces des Créoles et à grignoter le monopole commercial qu’ils détenaient jusque là. Cela a été la même chose pour les Chinois. Dans les dernières années du XIXe siècle, la presse locale lance des campagnes anti-asiatiques. Ces campagnes seront amplifiées à chaque fois que l’île connaîtra des difficultés, cyclone, mauvaises récoltes, etc. Les difficultés seront mises au compte des Asiatiques qui sont alors tenus pour responsables de tous les maux et accusés de porter préjudice aux commerçants locaux. Des mesures seront prises pour taxer leurs marchandises et leur faire payer des taxes de séjour importantes. Bref, la campagne anti-asiatique la plus dure à laquelle les immigrés ont dû faire face a eu lieu en 1915 et 1916. Le climat était très tendu et des magasins zarabes ont été pillés. Tant qu’ils n’étaient pas français, les Asiatiques pouvaient être expulsés s’ils étaient en faillite ou s’ils faisaient l’objet d’une quelconque condamnation. Aussi les Gujaratis étaient-ils très discrets, s’efforçant de ne pas heurter la sensibilité des non-musulmans.
   Ce qu’il faut remarquer c’est que les Zarabes étaient craints comme commerçants, détestés comme concurrents mais que leur appartenance à l’islam ne dérangeait personne. En ce temps-là, il faut bien dire qu’on connaissait peu de choses de cette religion et que les musulmans ne faisaient pas peur. Ils ont obtenu l’autorisation d’élever des mosquées, d’avoir leurs propres cimetières alors même qu’ils étaient violemment attaqués pour leurs pratiques commerciales.
   Dès qu’ils l’ont pu, les Gujaratis ont voulu être français. Le premier a été naturalisé en 1914.
   Ils se sont ancrés dans la société par des actions philanthropiques individuelles et collectives et se sont appliqués à soutenir des actions politiques, à être présents dans les manifestations publiques chaque fois que l’actualité le demandait. L’école, le service militaire, le sport ont été des outils d’intégration des jeunes générations. A partir des élections de 1945, les Zarabes ont été élus dans les conseils municipaux. Cela était un signe fort de leur volonté de participer à la destinée du pays dans lequel ils avaient choisi de vivre et c’était également un signe fort de la part de la société d’accueil qui acceptait que des « étrangers » participent à son devenir.
   En guise de conclusion, on peut dire que l’intégration des Zarabes dans la société a connu des péripéties. Il a fallu la détermination des immigrés, qui ont fait le dos rond à certaines époques, qui ont attendu des jours meilleurs, mais qui sont restés là, pour qu’ils soient désormais des Réunionnais à part entière. La Réunion est leur pays. Leur attachement à l’Inde est fort mais il reste sentimental.
   Leur indianité n’a pas entrainé de relations privilégiées avec ces autres Indiens que sont les Malbars dont l’histoire n’était pas la leur. Les Gujaratis sont arrivés libres, aucun agent recruteur n’est allé les chercher ; les Malbars sont les descendants des engagés qui ont travaillé pour des maîtres blancs. Comme vous le savez, le Gujarat et le Tamil Nadu, la côte de Coromandel, sont géographiquement très éloignés. C’est pourquoi un musulman du Gujarat ressemble davantage à un hindou du Gujarat qu’à un musulman du sud de l’Inde.
   Ce qui s’est passé, c’est que les Gujaratis qui arrivaient à La Réunion étaient des hommes seuls, ils étaient célibataires ou avaient laissé leur femme en Inde dans la famille. Ils ont épousé ou vécu avec des femmes créoles ou malbaraises avec qui ils ont eu des enfants qui ont été élevés dans la religion de leur père. Comme vous le savez, il existe un certain nombre de musulmans réunionnais issus de ce métissage biologique gujarati/malbaraise.
   Le principal point de divergence est d’ordre religieux. « Il n’y a d’autre dieu qu’Allah », les musulmans répètent cette formule tout au long de la journée. C’est pourquoi, pour les musulmans réunionnais, l’hindouisme avec ses multiples dieux, les pratiques religieuses des hindous ne sont pas de la foi mais du folklore. On s’en méfie… C’est pourquoi dans une famille musulmane, c’est toujours un drame qu’une jeune fille, une femme, veuille épouser un Malbar. C’est la pire alliance qui soit.
   Sur le plan individuel, des relations existent, bien évidemment entre Malbars et Zarabes, ne serait-ce qu’au sein du groupe de dialogue interreligieux, mais leur indianité commune n’y est pour rien.

  • IR :  Peut-on dire que, aujourd'hui, le milieu indo-musulman de la Réunion constitue une communauté ?

MFM : Votre question implique une autre question. « Qu’est-ce qu’une communauté » ? La réponse est complexe et entraine une autre question : « Qu’est-ce qui différencie une communauté d’une société » ?  Mais ce n’est pas notre sujet.
   Pour faire court, rappelons Max Weber pour qui la communautarisation est une relation sociale fondée sur le sentiment subjectif d’appartenir à une même communauté. Ce sentiment est conforté par l’existence d’une communauté objective, socialement construite et symbolisée par des institutions, des porte-paroles, des emblèmes, des rites et des mythes. La communauté possède des marqueurs symboliques, partagés par ses membres et qui la distingue des autres. Elle est pourvoyeuse d’identité.
   Vous m’avez demandé si aujourd’hui le milieu indo-musulman de La Réunion constituait une communauté. A la lumière de ce que je viens de rappeler, je vous réponds : oui.
   Il faut remarquer d’emblée qu’on ne parle pas de la communauté gujaratie de La Réunion comme on parle de la communauté bengladeshie de Londres. La communauté réunionnaise s’est construite non pas sur une appartenance ethnique mais sur une appartenance religieuse. C’est l’islam qui a été le ciment du groupe. Les immigrés ont construit des institutions religieuses qui ont distribué des rôles, défini des fonctions. La communauté a des représentants officiels qui sont connus, qui tiennent les rênes et qui sont les interlocuteurs des pouvoirs publics. Ils ont édifié dans l’espace public des marqueurs communautaires que sont les mosquées, médersas, cimetières. La communauté possède des temps forts d’identification communautaire : le Ramadan, les grandes fêtes musulmanes, les départs et retours du pèlerinage à La Mecque. Elle perpétue les traditions islamiques qui marquent les pratiques familiales de la naissance, du mariage et de la mort. Pour terminer, disons que la communauté indo-musulmane possède des frontières qui, symboliques, la distinguent des autres et qu’elle nomme ses « valeurs ».

  • IR :  De nos jours, quel est le poids socio-économique du milieu Zarabe à la Réunion ?

MFM : Il m’est très difficile de dire avec précision quel est le poids socio-économique du milieu zarabe à La Réunion aujourd’hui. C’est un poids important aux mains de quelques uns, des plus grosses familles. Les chiffres que j’ai concernant la place des entreprises zarabes à La Réunion remontent à 2003 et sont donc obsolètes. Cette année-là, le groupe Ravate occupait la 8ème position, le groupe Cadjee la 12ème, le groupe Dindar la 20ème et le groupe Ghanty Royal, la 41ème Comme vous le savez, depuis, certaines de ces entreprises ont changé de mains, d’autres se sont transformées ou ont cessé d’exister. Cependant, les Zarabes ont toujours un poids économique important que ce soit dans le secteur du bâtiment, des importations, des textiles, etc. Surtout, ils sont à la tête d’un patrimoine foncier et immobilier très important dont ils sont de plus en plus souvent les promoteurs et les maîtres d’œuvres. Après l’âge d’or du commerce des années 1970, la donne a changé avec la démocratisation des voyages. Désormais, les Réunionnais ont pu aller dépenser leur argent ailleurs, surtout à Maurice et en métropole. Les commerçants réunionnais n’étant plus le passage obligé, ils ont anticipé et investi massivement dans l’immobilier et l’hôtellerie.
   Enfin, les Zarabes sont depuis les années 1990 des commerçants franchisés de grandes enseignes métropolitaines et à ce titre jouent un rôle dans le maintien des commerces en centres-villes.

  • IR :  Et quelle est, qualitativement et quantitativement, la contribution indo-musulmane à la culture réunionnaise ?

MFM : La contribution indo-musulmane à la culture réunionnaise ? La culture réunionnaise,  c’est une histoire commune, un mélange de cultures construit par des hommes arrivés des quatre continents qui font que La Réunion est ce qu’elle est. La culture réunionnaise, ce sont les phénotypes que l’on rencontre au long des rues et qui témoignent du métissage biologique africain-malgache-indien du Sud-indien du Nord-chinois-blanc, ce sont les cases créoles avec leurs varangues et leurs lambrequins, c’est bien sur, la langue créole parlée par tous, l’incontournable cari quotidien, c’est la religion créole et ses aspects magico-religieux, le culte des saints prégnant à La Réunion, ce sont les tisaneurs et autres devineurs, la culture réunionnaise, c’est évidemment sa musique, c’est le maloya.
   Les Gujaratis musulmans ont apporté un sang nouveau, leurs propres traditions culturelles et cultuelles, c’est en ce sens qu’ils ont enrichi le patrimoine culturel réunionnais et participent désormais de la créolité. Ils ont  participé au métissage biologique de la population, ils ont affirmé leur présence dans l’espace public en y installant de nouveaux symboles culturels, des mosquées dont les minarets font depuis longtemps partie du paysage, avec l’ouverture de cimetières tellement sobres et dépouillés en comparaison de la luxuriance des cimetières municipaux. Ils ont depuis vingt-cinq ans ajouté des tenues islamiques aux silhouettes qui déambulent dans les rues et qui n’étonnent plus personne. De l’Inde, ils ont apporté leurs traditions culinaires adoptées par nombre de Réunionnais qui fréquentent leurs restaurants aux noms évocateurs. Les gâteaux indiens et les incontournables samoussas s’achètent partout.
   Depuis quelques années, les musulmans s’efforcent de faire connaître leur culture par des expositions, des dégustations de briani et autres spécialités de l’Inde du Nord, des manifestations de solidarité, etc. Ils veulent mettre en valeur le volet culturel de l’islam qui est une religion mais aussi, ne l’oublions pas, une culture.

  • IR :  Alors qu'aujourd'hui un certain débat sur l'identité nationale française débouche sur de nombreuses interrogations concernant la place de l'islam en France, vous semble-t-il que l'on puisse tirer des enseignements de la situation réunionnaise et de la place de l'islam dans l'île ?

MFM : Tirer des enseignements de la situation réunionnaise et de la place qu’occupe l’islam dans l’île est la grande affaire des Indo-musulmans. Ils veulent montrer à la métropole l’exemplarité de l’islam réunionnais et s’y emploient dès que l’occasion leur en est donnée (visite de personnalité politique ou universitaire, émission de télévision, colloques…). Ils ont longtemps souffert de ne pas exister pour les responsables métropolitains. Jamais conviés aux rencontres organisées par les différents ministres de l’Intérieur et des cultes, ils étaient écartés des manifestations au cours desquelles ils auraient pu faire part de ce qu’ils nomment : leur intégration réussie. Il leur a fallu attendre que soit organisée, en 1999, la Consultation appelée al-istishâra, sous l’impulsion de J.-P. Chevènement, pour véritablement prendre leur place dans les débats qui ont précédé l’organisation de l’islam en France qui a conduit à la mise en place d’un Conseil Français du Culte Musulman et des Conseils régionaux de culte musulman.
   Imaginer transposer la situation réunionnaise en métropole ne serait pas réaliste. La Réunion est un cas à part ; les musulmans y ont bénéficié d’atouts qui les ont aidés à prendre une place majeure dans la société et à imposer leurs institutions religieuses sans heurts.
   Les Indo-musulmans réunionnais ont tous les mêmes référents identitaires, une même origine géographique, le Gujarat, la même histoire et les mêmes codes culturels. Du point de vue religieux, ils appartiennent à une même école juridique et leurs oulémas se réfèrent à une même école théologique indienne. En ce sens, leur communauté est un ensemble homogène qui n’a rien à voir avec la composition plurielle et complexe de la « communauté musulmane » qui vit en métropole. Algériens, Marocains, Turcs, Africains, Pakistanais, Comoriens etc. qui n’ont en commun que leur appartenance à l’islam (et pas toujours la même façon de le pratiquer) où les rivalités sont nombreuses et les enjeux de pouvoir importants. Le Conseil Français du Culte Musulman, s’il a un rôle de représentation auprès des pouvoirs publics, n’a pas de réel pouvoir sur ses « administrés ».
   Différence importante avec la situation métropolitaine, le niveau socio-économique de la communauté musulmane réunionnaise. A La Réunion, l’islam a été implanté par une classe marchande disposant de revenus importants qui lui a permis de n’être tributaire d’aucune subvention, de n’être redevable à aucun bailleur de fonds étranger et ceci est très important.
   Les Gujaratis ont donc pu organiser leurs institutions religieuses sans recevoir de directives de personne et ils ont remarquablement réussi. Des comités de gestion gèrent le patrimoine communautaire légué par leurs pères et ont à cœur de le préserver et surtout de l’accroître pour le transmettre à leurs enfants. Les Réunionnais ont des imâms et enseignants coraniques réunionnais qui parlent la même langue qu’eux, ce n’est pas le cas en métropole où nombre d’imâms viennent de l’étranger et parlent un arabe que les jeunes ne comprennent pas obligatoirement. Si parfois il arrive que la communauté connaisse quelque turbulence, cela se règle entre soi.
   Les musulmans qui vivent en métropole appartiennent majoritairement à un groupe socialement défavorisé  qui doit s’en remettre pour ses institutions religieuses à des décisions venues d’ailleurs, de généreux donateurs. Les Réunionnais ont les mains libres, eux, non.
   Ce que la métropole pourrait peut-être apprendre de la situation réunionnaise, c’est qu’il est possible d’accepter que des musulmans vivent leurs rites et traditions islamiques sans que cela menace inexorablement les non-musulmans. Les choses ne seront pas faciles, des dynamiques identitaires pourraient bien ici comme là-bas remettre en cause un héritage de tolérance et de respect mutuel. Ceux qui pensent que la reproduction scrupuleuse des rites est une donnée immuable et ceux qui espèrent « une foi en quête d’intelligence » selon le vœu de Mohamed Arkoun n’ont pas une même vision des choses… Les musulmans métropolitains pourraient s’inspirer de l’organisation des Réunionnais et créer des associations d’entraide sur le modèle des Volontaires d’Entraide Musulmane dont le rôle auprès des familles est exemplaire.

  • IR :  Avez-vous en projet de nouvelles recherches concernant la Réunion et les milieux d'origine indienne qui s'y trouvent ?

MFM : Pour le moment, non. J’attends la sortie de mon livre. Dans quelque temps peut-être… Inshallâh !

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