Valérie Paüs :
"L’Indien se transforme et se créolise en même temps qu’il transforme et indianise la société créole ..."
    
  
   Le public réunionnais qui s'intéresse aux cultures indiennes a probablement déjà lu et entendu le nom de Valérie Paüs, qui poursuit actuellement des recherches sur l'image de l'Indien dans la littérature des Mascareignes. Elle a bien voulu répondre à quelques questions sur ce thème et ses prolongements.

Interview

  • IR : Valérie Paüs, pouvez-vous tout d'abord vous présenter aux visiteurs du site et indiquer quels rapports vous entretenez avec le milieu indo-réunionnais (recherches, études...) ?

    VP : Je suis étudiante à l’université de la Réunion et suis rattachée au L.C.F (Laboratoire de recherche sur les espaces créolophones et francophones) - Unité Mixte de Recherche associée au CNRS. Je prépare actuellement une thèse de doctorat sur les indianités dans les littératures réunionnaises et mauriciennes sous la direction de Carpanin Marimoutou.

  • IR : Vos recherches ont notamment porté sur l'image de l'Indien dans la littérature coloniale (à la Réunion et à Maurice) au début du XXème s. Pouvez-vous expliquer dans ses grands traits quelle est cette image ?

    VP : L’image de l’Indien dans la littérature du début du XXème siècle et en particulier dans la littérature coloniale est marquée par l’ambiguïté. Les personnages indiens y sont, en effet, à la fois représentés de façon négative et positive, référant d’une part à la réalité réunionnaise et mauricienne des camps dans lesquels les Indiens sont confinés et dépérissent et, d’autre part, à l’imaginaire occidental qui a toujours fantasmé l’Inde.
       Dans un premier temps la représentation de l’Indien dans les romans coloniaux de Maurice et de la Réunion apparaît en accord avec l’idéologie coloniale qui prône la supériorité de la race blanche et sa mission civilisatrice. Dans ce discours l’Indien ne peut relever que d’une race et d’une civilisation inférieures. Le roman colonial tend ainsi à figer la figure de l’Indien en mettant en place des ethnotypes qui l’enferment dans une représentation clichée fondée par des préjugés de race. C’est ainsi que les Indiens apparaissent généralement comme des êtres faibles, féminins, geignards, ivrognes, cupides, sales et paresseux, mais aussi, parallèlement, comme des êtres sournois qui pourraient bien être dangereux en raison de leur supériorité en nombre mais aussi et surtout à cause de leur pratiques de sorcellerie.
       Dans un deuxième temps l’imaginaire de l’Inde semble quelque peu s’infiltrer dans le discours idéologique et l’Indien devient ainsi un être sensuel, énigmatique, mystérieux, spirituel, mystique et possède un savoir occulte sur le monde, savoir qui lui donne accès à des pouvoirs surnaturels et qui expliquerait aussi son immense respect de la nature et des animaux.

  • IR : Dans quelle mesure, d'après vous, la place actuelle des "Malbars" dans la société réunionnaise est-elle ou non l'héritière des rapports qui pouvaient exister dans le passé entre Blancs en Non-Blancs ? L'assimilation tant recherchée par les colons Français à la Réunion a-t-elle eu lieu, et jusqu'à quel point ?

    VP : Aujourd’hui les « Malbars » font partie intégrante de l’univers réunionnais. Ils y ont imprimé leurs marques et leur influence se manifeste dans divers domaines de notre société insulaire (culinaire, culturel, linguistique, etc.) Aussi le discours social les concernant a énormément changé et les romanciers contemporains semblent même appréhender le personnage indien dans un rapport de renversement du discours colonial.
       La littérature contemporaine, lorsqu’elle met en scène l’Indien, tend à montrer l’intégration de l’Indo-réunionnais, du « Malbar », dans la société créole, et cette intégration est présentée de manière positive. Tout en conservant ses spécificités le « Malbar » s’est adapté à la société réunionnaise dont il est maintenant une des composantes. L’Indien se transforme et se créolise en même temps qu’il transforme et indianise la société créole dont il fait partie.

  • IR : Le "Malbar" réunionnais vous semble-t-il être toujours, dans une certaine mesure, l'objet (la victime ou le bénéficiaire) des préjugés anciens que vous avez évoqués : une race vile et maladive, adepte de la sorcellerie, une race de barbares à civiliser, mais aussi un groupe humain fascinant, mystérieux, en harmonie avec les principes de la nature, héritier de la sagesse et du savoir millénaires de l'Inde éternelle ?

    VP : Dans les romans contemporains réunionnais l’aspect négatif du personnage indien, tel qu’il est représenté dans la littérature coloniale, a disparu. Du moins lorsque cet aspect négatif apparaît, c’est sous la forme d’un discours raciste prononcé sur le mode du discours direct par des personnages que l’auteur prend soin de stigmatiser, ce qui permet à ce dernier de ne pas prendre en charge l’énoncé raciste et de se mettre à distance de son personnage.
       De manière générale la représentation de l’Indien dans les romans contemporains est plutôt positive. Elle semble en fait se situer dans un rapport de renversement du discours colonial. Dans la littérature contemporaine l’Indien n’apparaît plus comme un ethnotype mais comme un individu. La littérature contemporaine à la Réunion et à Maurice tend plutôt vers un discours de tolérance et même de rencontre, de métissage des « races » et des cultures, ce qui ne correspond pas nécessairement à la réalité des sociétés réunionnaises et mauriciennes où les mariages mixtes posent encore bien souvent des problèmes.

  • IR : Vous présentez - à juste titre - les Indiens de l'époque de Marius et Ary Leblond comme déracinés, coupés de leur passé mythique, et conduits à la régression et à la transformation de leur identité. Les pratiques culturelles, le vécu culturel d'aujourd'hui (renouveau tamoul, conscientisation des racines...) constituent-ils d'après vous une reconquête de ces origines et de cette identité perdues ?

    VP : Si dans la société réunionnaise actuelle on assiste à un certain retour aux origines du groupe indien, à une quête identitaire, dans la littérature contemporaine romanesque, ce qui semble mis en évidence chez les personnages indiens, c’est aussi leur quête identitaire. Mais cette quête ne s’oriente pas uniquement vers le pays et la culture d’origine et l’identité du « Malbar » semble s’accomplir dans sa créolisation, son intégration à la société créole.
       A vrai dire il semble qu’il existe chez la plupart des romanciers réunionnais et mauriciens un désir, avoué ou non, un fantasme de métissage culturel avec l’Inde. Ce que ces auteurs finissent toujours par montrer c’est la créolisation, le désir d’un pluriculturalisme harmonieux dont l’indianité serait un élément.
       Par contre, le phénomène du renouveau tamoul, vécu dans le réel réunionnais, n’apparaît pas – du moins pas pour l’instant – dans la représentation romanesque de la communauté indienne. Les romanciers réunionnais semblent plutôt attachés à la culture « malbar » justement représentative de cette créolisation.

  • IR : Vos travaux se sont également attardés sur le thème du métissage ; comment cette réalité est-elle vécue de nos jours, du point de vue des Malbars, des Blancs... et des métis eux-mêmes ?

    VP : En ce qui concerne le métissage tel qu’il est vécu du point de vue des Malbars, des Blancs et des métis dans notre société créole, je ne suis ni sociologue ni ethnologue et ne me permettrais donc pas d’en parler. Il me semble juste que les unions mixtes continuent à poser problème, et peut-être même encore plus chez les Indiens.
       Le thème du métissage est un thème particulièrement présent dans notre littérature, qu’elle soit coloniale ou contemporaine. Le métissage, la transformation, le mélange, l’interculturalité, tout comme la question identitaire, sont au centre des littératures réunionnaises et mauriciennes. Le métissage, qui est évidemment une réalité, ainsi que la pluralité sont en fait fantasmés par les auteurs qui cherchent toujours à les mettre en avant et en font des emblèmes de la créolité.

  • IR : En novembre 2001, vous avez donné une conférence sur le thème "La représentation des fêtes indiennes dans la littérature réunionnaise" : pouvez-vous en rappeler les grands axes ?

    VP : Les descriptions de fêtes indiennes, le plus souvent le Pongol mais aussi la fête de Pandialé et la fête des dix jours, peuvent paraître semblables dans les romans coloniaux et dans les romans contemporains, puisqu’il s’agit bien souvent d’une description ethnographique qui rend compte du déroulement de la fête avec toutes les étapes qu’elle comprend. Evidemment l’idéologie sous-jacente des auteurs n’est pas la même selon le contexte historique.
       Dans le roman colonial ces fêtes sont dénigrées. Considérées comme des manifestations de la barbarie de l’Indien, leur auteur tend à les situer dans la distance et l’étrangeté. Mais, parallèlement, la représentation des fêtes indiennes met en évidence son insertion dans la société créole. Ces fêtes sont nécessairement représentées dans leurs rapports à la société créole qui finit par les intégrer, que ce soit en tant que spectacle exotique ou réalité locale.
       Les fêtes populaires indiennes s’y présentent en fait comme des évènements qui rassemblent, sans distinction de race et de classe, entraînant un processus d’harmonisation, d’interculturalité fantasmé par les auteurs coloniaux pour l’île de la Réunion.
       Dans le roman réunionnais contemporain la représentation des fêtes indiennes traduit aussi ce désir d’harmonie. Elles sont posées en effet comme un élément de la créolité, comme élément de l’identité réunionnaise qui serait une synthèse, un métissage harmonieux des cultures qui se rencontrent et s’échangent sur la terre réunionnaise qui devient le lieu privilégié de cette harmonie.
       Les fêtes populaires indiennes, que ce soit dans le roman colonial ou dans le roman contemporain, semblent donc considérées comme des fêtes locales faisant partie des traditions réunionnaises. Elles réunissent toutes les couches de la population et constituent, de plus, pour des auteurs qui fantasment la pluriculturalité, une richesse culturelle.

  • IR : Plus largement, quelle est selon vous l'image que revêtent les fêtes indiennes aux yeux des autres groupes ethniques de l'île ?

    VP : C’est une question à laquelle je peux difficilement répondre car je ne considère pas mes amis, qui appartiennent effectivement à des groupes ethniques différents, comme des représentants de ces groupes mais comme des individus qui ont chacun leur avis propre. Par ailleurs, encore une fois je ne suis pas ethnologue et mon travail n’est pas un travail de terrain, ou plutôt mon terrain c’est l’espace fictif des romans et des nouvelles.

  • IR : Dans la littérature actuelle, quelle est à présent l'image de l'Indien ? Quels sont du reste les ouvrages dont vous recommanderiez la lecture sur ce thème de l'image de l'Indien ?

    VP : Je réponds en partie à cette question dans ma réponse à la question n°4. En ce qui concerne les ouvrages sur l’image de l’Indien dans la littérature réunionnaise et mauricienne, je vous propose la petite bibliographie suivante :
    -          BOOLEL S. et CUNNIAH B., Fonction et représentation de la Mauricienne dans le discours littéraire, chez les auteurs, Rose-Hill, 2000, 247 p.
    -          FELIX-FONTAINE, C., Le rapport à l’Autre dans les Romans mauriciens et réunionnais de l’entre-deux guerres, Mémoire de DEA d’études francophones et créolophones, Université d’Aix-en-Provence et Université de la Réunion, 1990, 173 p.
    -          GOPPE-RAMBARUN, S., La mise en scène du personnage indien dans la les romans et nouvelles mauriciens d’expression française, Thèse de Doctorat,
    -          LEPERLIER, F., M-A Leblond et la question ethnique : à propos de Cafrine, de Moutousami et de L’Ophélia, Mémoire de DEA d’études créoles et francophones, Université de la Réunion, 1995, 127 p.
    -          MARIMOUTOU, J-C.C, « Le Malbar dévisagé et l’Inde envisagée :la figure du Malbar dans la fiction coloniale de M-A Leblond », in L’Inde, Etudes et Images, M. POUSSE (éd.), L’Harmattan, Université de la Réunion, 1993, pp. 111-133.
    -          MARIMOUTOU, J-C.C., « Portrait du créole (réunionnais) en Malbar. Signes indiens dans le roman créole réunionnais contemporain », in Inde, cinquante ans de mutation, Michel Pousse (éd.), Université de la Réunion/L’Harmattan, 1998, pp.191-210.
    -          MATHIEU, M., « L’image de l’indianité dans  « La Croix du Sud » de M-A Leblond : la représentation de l’Autre dans l’écriture coloniale. », in Itinéraires et contacts de cultures : le roman colonial (suite), volume 12, Publication du centre d’études francophones de l’Université de Paris XIII, L’Harmattan, Paris, 1990, pp.125-133.
    -          NICOLE, R-S., Noirs, Cafres et Créoles, études de la représentation du Non-Blanc réunionnais, Documents et Littératures réunionnaises, L’Harmattan, 1996.

  • IR : Vers quels domaines, quels thèmes vos travaux vont-ils à présent s'orienter ? Le public aura-t-il l'occasion de vous lire, ou de vous entendre lors de nouvelles conférences ?

    VP : Pour l’instant mon activité principale est évidemment l’élaboration de ma thèse, qui porte, comme je l’ai dit plus haut, sur les indianités dans la littérature des Mascareignes.
       Du 25 au 28 octobre (2002) a eu lieu un colloque international sur les études créoles. J’y ai proposé une communication qui s’intitule : « Espaces créoles et implantation indienne : discours et représentation dans les romans réunionnais et mauriciens. »

 

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