Radhika Jha :

"Pour moi, une histoire c’est un voyage, à la fois pour le lecteur et l’auteur, dans un univers inconnu"

      
  

   Les Éditions Philippe Picquier sont spécialisée dans la littérature asiatique et publient régulièrement des traductions d'auteurs indiens connus ou moins connus. C'est ainsi qu'en cette année 2009 est paru dans la collection "Picquier poche" un recueil de trois longues nouvelles de la jeune écrivaine anglophone Radhika Jha : Le Cuisinier, la belle et les dormeurs. A son actif également : le roman L'Odeur et L'Éléphant et la Maruti, fictions de Delhi.
   Cette interview a été réalisée et traduite de l'anglais par Alicia Pratx.

 

Interview  -  Extrait de la nouvelle Les Dormeurs


Interview

  • IR : Radhika Jha, pouvez-vous tout d'abord nous dire ce qui vous a amenée à écrire et à faire publier ce livre ? Diriez-vous qu’il se place en continuité avec le reste de votre œuvre ?

RJ : Le Cuisinier, La Belle et les Dormeurs est la deuxième partie d’un recueil de nouvelles publié en Inde par Penguin India en 2004. J’ai d’abord écrit Le Cuisinier, qui continue à explorer, quoique de façon très différente, l’univers construit dans mon roman, L’Odeur. Dans Le Cuisinier, j’explore le sens de l’odorat et son absence comme métaphore de  la vieillesse. La Belle est ma nouvelle la plus autobiographique jusqu’à présent (cette conception de la beauté est mienne, tout comme le sont les personnages principaux). Les Dormeurs m’est apparu pleinement constitué dans un rêve.

  • IR : Le Cuisinier, la Belle et les Dormeurs est votre second recueil de nouvelles à être publié. Pourquoi avoir choisi le format de la nouvelle ?

RJ : C’est avec Bel Ami et Boule de Suif de Guy de Maupassant ainsi qu’avec les histoires de Sir Arthur Conan Doyle que j’ai commencé à être intéressée par le format de la nouvelle. Dans une nouvelle, on est obligé d’accorder une grande place à l’imagination du lecteur. J’aime ça. J’ai senti que ce serait un défi à relever. Et ce le fut , c’est beaucoup plus dur que d’écrire un roman. Il m’a fallu quatre ans pour écrire six nouvelles.

  • IR : Pourquoi avoir choisi cet ordre précis d’enchaînement de vos trois nouvelles ? Peut-on y voir une forme de retour aux racines, spatial, mais également dans les thématiques abordées ?

RJ : L’Eléphant et la Maruti était un livre plein de colère, un livre sur la cruauté et sur la ville. Le Cuisinier, La Belle et les Dormeurs, si l’on cherche à en avoir une vue d’ensemble, est beaucoup plus lyrique, plus philosophique. La cruauté y est adoucie. Je ne peux pas vraiment parler de retour aux racines parce que je ne me suis jamais sentie séparée de mes racines. Je suis indienne. Mais parce que je me sens indienne, je me sens à ma place sur Terre.
   Pour moi, une histoire c’est un voyage, à la fois pour le lecteur et l’auteur, dans un univers inconnu. Et toutes ces histoires sont des voyages que j’ai faits tout comme, je l’espère, mes lecteurs.

  • IR : La manipulation semble être un thème prédominant dans vos nouvelles. Pourquoi ?

RJ : Je ne l’ai jamais envisagé ainsi. Je ne sais jamais comment une histoire va se dérouler, ni comment elle va se terminer. J’attends d’entendre un personnage me parler dans ma tête puis je le suis comme un petit rat. Chaque histoire était pour moi distincte, parce que les personnages étaient à chaque fois très différents, tout comme les thèmes abordés (l’odorat, la violence et la signification de la beauté). Vous avez néanmoins raison, elles ont toutes en commun la manipulation de certaines personnes par d’autres, mais elles montrent également comment ceux qui croient manipuler sont en fait ceux qui sont manipulés, donc d’une certaine façon l’imprévisible est au même titre que la manipulation un thème commun à ces trois nouvelles.

  • IR : N’est-ce pas également une métaphore du pouvoir de l’écrivain, une mise en abyme de cet art que vous pratiquez ?

RJ : Si vous essayez de sous-entendre qu’un écrivain est un marionnettiste tirant les ficelles de ses personnages, j’ai bien peur de ne pas être d’accord. Un écrivain est un séducteur, oui, mais pas un manipulateur. Un séducteur croit en son jeu, se permet de ressentir ce que sa victime ressent, dans le but de la séduire. Un manipulateur ne s’implique pas. Un écrivain ne peut pas réellement rester hors du cadre.

  • IR :Dans Le Cuisinier, vous faites de la cuisine un véritable art, au même titre que l’écriture  (on peut d’ailleurs s’attarder sur le passage très intéressant de la composition du menu de repas de noces par Marcello). Pourquoi, selon vous, cet art culinaire ?

RJ : Pour deux raisons. Tout d’abord parce que je pense qu’une bonne lecture procure autant de plaisir qu’un bon repas. J’ai une très grande considération pour les chefs cuisiniers, parce que se sont des artistes et des artisans d’un très grand mérite. Mais plus que toute autre chose, je faisais  référence dans cette histoire à l’ancienne théorie indienne sur le théâtre et l'esthtique, la théorie du rasa, mot qui veut littéralement dire le goût". Une histoire doit avoir un goût, et doit croire en ce goût. Dans l’ancien théâtre indien, décrit dans le Natya Shastra, il y a neuf rasas : la colère (krodha), le courage (vir), l’amour (sringar), le comique (hasya), le dégoût (vibhasta), le rêve (adbhuta), et ainsi de suite…

  • IR : L’autre parallèle évident de cette nouvelle est celui entre la chasse et la cuisine, une chasse qui s’engage notamment  au sein d’une famille et qui place le lecteur en position de cannibale, de même qu’il se fait voyeur dans la seconde nouvelle. Cherchez-vous à mettre le lecteur mal à l’aise, à remettre en quelque sorte son statut en question ?

RJ : Oui. Je voulais absolument mettre le lecteur mal-à-l’aise. Je voulais remuer des questions, ébranler des certitudes. Mais sur un plan plus philosophique, je voulais me rappeler que sous les doux plaisirs de la vie, se cache aussi beaucoup de cruauté. Que l’on est à la fois des cannibales et des êtres très civilisés. C’est l’essence même de la nature humaine.

  • IR : Dans La Belle, vous choisissez de revisiter un thème souvent abordé dans la littérature contemporaine, notamment par Amélie Nothomb avec Antéchrista. Que diriez-vous y avoir apporté ?

RJ : La nature gênante de la beauté n’est pas un thème nouveau, certes, mais fait partie de ces choses qui fascinent toujours. Dans cette nouvelle, je commence par confronter deux perceptions opposées de la beauté : la version innocente de la narratrice orpheline, et celle, corrompue, du photographe et de Mandakini, utilisant la beauté comme moyen pour parvenir à leurs fins. Au final, c’est la narratrice qui devient aveugle et qui ne peut donc plus voir la beauté.

  • IR : Les Dormeurs peut apparaître comme une critique de certaines formes de société malheureusement encore présentes aujourd’hui. Vous considérez-vous comme un auteur engagé ? De façon plus générale, l’art d’aujourd’hui se doit-il selon vous d’être engagé ?

RJ : Pour moi, l’écriture est un acte social, parce qu’elle utilise des mots et cherche à comprendre les êtres humains et leur relation au monde visible et invisible. L’écriture engagée est selon moi une écriture morte. Elle n’a pas de valeur intrinsèque. Elle prétend avoir des réponses aux questions et cherche de fait à expliquer au lieu de questionner. C’est une impasse et non un voyage, une ouverture.

 

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Extrait de la nouvelle Les Dormeurs

   Il n'avait rien du banal pujari de village, dont la mission se résume aux rituels quotidiens, aux mariages et aux morts. Je compris pourquoi le chowkidar avait tellement peur de lui. Il semblait ne rien exister d'invisible que cet homme au regard aveuglant ne connût. Même quand son regard ne se posait pas sur vous, son apparence émaciée ne cessait de vous rappeler combien faible est la chair, dans son essence. Plus que sa maigreur, c'était sa peau qui semblait attester de sa pureté intérieure, car elle brillait comme du cuivre poli, plus animée qu'une flamme. Jamais de ma vie je n'avais vu une telle peau ! Comme s'il était conscient de ce pouvoir, le prêtre était nu jusqu'à la poitrine, exception faite de son fil sacré - qui lançait des éclairs blancs sur sa poitrine - et des graines de rudraksha qu'il portait au cou. Son lunghi safran rehaussait la couleur de sa peau, si bien qu'il semblait se consumer en pénitence éternelle pour le prix de nos faiblesses à nous, pauvres mortels.
   Le pujari attendit que se taisent les bruits et les chuchotements de l'assemblée. Il me sembla que le silence s'imposait en un temps anormalement bref. Alors il prit la parole
   - Je vois que vous êtes tous ici. C'est bien.
   Sa voix était un délice à l'oreille, cultivée, modulée, mais aussi maîtrisée, théâtrale. Aucun acteur n'était capable d'un tel phrasé.
   - Aujourd'hui, c'est notre treizième jour de prières, et pourtant notre Amma ne nous entend toujours pas. Est-ce que vous savez pourquoi?
   Un gémissement monta de la foule, lourd comme une lamentation.
   Il ferma les yeux pour l'écouter, le savourer. Sa peau frissonnait comme un lac effleuré par une brise.
   - Jamais je n'oublierai... commença-t-il. Aujourd'hui je l'ai vue, clairement.
   Il s'interrompit, un sanglot dans la voix. Puis, juste au moment où la tension devenait insupportable, il ouvrit grand les yeux et nous en fit subir le plein effet:
   - ... Plus clairement que je vous vois, vous avec qui j'ai vécu et mangé toute ma vie, vous qui êtes là, devant moi...

 

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