Pierre-Yves Trouillet :

"Dans l’ancienne littérature tamoule du Sangam, Murugan est le dieu des chasseurs et des collines"

      
  

   Pierre-Yves Trouillet est un jeune chercheur spécialisé dans le monde hindou. Sa thèse Une géographie sociale et culturelle de l’hindouisme tamoul. Le culte de Murugan en Inde du Sud et dans la diaspora est présentée sur cette page : http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00564937/fr/. Il est également codirecteur (avec Lionel Baixas et Lucie Dejouhanet) de l’ouvrage Conflit et rapports sociaux en Asie du Sud, paru en 2010 chez L’Harmattan et vient de publier avec Mark Bradley, dans la revue Hommes et Migrations, un article sur la reconstruction religieuses et identitaire des Tamouls à Montréal (2011).


Interview  -  Images  -  Extrait de thèse et Bibliographie


Interview

  • IR : Pierre-Yves Trouillet, pourriez-vous pour commencer vous présenter à nos visiteurs ?

PYT : Je suis né en 1980 près de Bordeaux. Je suis aujourd’hui géographe et indianiste, et mes activités de recherche portent sur la géographie de l’hindouisme en Inde et dans la diaspora. J’ai soutenu une thèse sur la géographie du culte de Murugan (prononcer « Mourougane ») en décembre dernier à l’Université de Bordeaux, où j’ai également enseigné la géographie de 2007 à 2010. Je suis actuellement membre d’une équipe de recherche du Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du Sud, à Paris, et j’entame un post-doctorat à l’Institut Français de Pondichéry, en Inde.

  • IR : Quand et dans quelles circonstances avez-vous établi un premier contact avec l'univers indien ?

PYT : J’ai d’abord été intéressé par l’hindouisme et le bouddhisme durant mon adolescence. Ce sont ensuite des ouvrages d’anthropologie, un voyage à Bali, puis les enseignements en sciences humaines et en géographie de l’Asie du Sud que j’ai suivis à l’université, qui m’ont amené à proposer une étude sur le rôle de l’hindouisme dans l’organisation de l’espace en Inde à celui qui allait diriger mes recherches de la maîtrise jusqu’au doctorat : le professeur Singaravélou. Ce thème de recherche me permettait de lier deux de mes principaux centres d’intérêt scientifique que sont les religions indiennes et l’ethnogéographie – une branche de la géographie qui, comme son nom l’évoque, emprunte à l’ethnologie certaines de ses méthodes et thématiques. C’est donc dans le cadre universitaire de la maîtrise de géographie que je me suis rendu pour la première fois en Inde, en 2002. Je partais alors pour cinq mois étudier la géographie d’un temple dédié au dieu Murugan dans les environs de Coimbatore, une ville de l’ouest du Tamil Nadu en Inde du Sud.

  • IR : Pourquoi vous être tourné plus spécifiquement vers l'Inde du Sud et en particulier le Tamil Nadu ?

PYT : Pour ce premier départ en Inde, je n’avais personnellement déterminé que l’objectif général de ma recherche qui était d’étudier un temple hindou d’un point de vue géographique, c'est-à-dire comprendre comment s’organisait son espace intérieur, comment il s’inscrivait dans le paysage, et quelle était son importance religieuse, culturelle et sociale pour les habitants de sa région. Ce fut mon directeur de recherche, le professeur Singaravélou, qui m’orienta avec bonheur vers le grand temple de Murugan à Coimbatore car il le connaissait, étant lui-même tamoul et originaire de Pondichéry. Je ne le remercierai jamais assez de m’avoir indiqué ce temple qui fut le véritable point de départ de mon travail sur le culte de Murugan.

  • IR : Vous avez donc soutenu une thèse sur l'hindouisme tamoul et notamment le culte de Murugan ; l'hindouisme tamoul, ou plus généralement dravidien, présente-t-il donc des spécificités qui le différencient significativement de la religion des autres régions ?

PYT : Votre question renvoie tout d’abord à celle de l’uniformité de l’hindouisme, qui dépend de facteurs rituels, historiques, géographiques et politiques. Il faut rappeler en premier lieu que l’hindouisme rassemble une très large gamme de pratiques et de traditions en partie héritées du védisme. Le terme « hindouisme » est du reste une invention assez récente et surtout coloniale, formulée au 19e siècle par les Britanniques pour réunir sous une même appellation la multitude de pratiques religieuses qu’ils observaient en Inde mais qu’ils ne cernaient que difficilement. Le terme sanskrit trouvé par les hindous pour désigner et définir cette religion unitaire qu’ils n’avaient d’abord pas identifiée comme telle est Sanâtana Dharma, « l’Éternelle Loi ». Cette religion inclut par exemple aussi bien le yoga que le sacrifice animal, ou encore l’animisme (minoritaire) que le polythéisme (majoritaire). S’ajoutent à cela des différences linguistiques et des traditions régionales, qui ont entraîné des pratiques et des représentations de l’hindouisme souvent régionalisées, comme pour le cas de l’hindouisme tamoul. Mais malgré cette diversité, la plupart des temples hindous se sont progressivement uniformisés de manière à ce qu’aujourd’hui chaque temple puisse proposer globalement les mêmes rites et les mêmes doctrines aux croyants.
   L’hindouisme du Tamil Nadu, le « pays tamoul », est donc en grande partie similaire à celui que l’on pratique ailleurs en Inde. Comme dans les autres régions, l’hindouisme tamoul est multiforme tout en se structurant principalement autour de deux grands types de cultes : d’une part ceux adressés aux divinités universelles de la « grande tradition », telles que Shiva et Vishnou notamment, dont les prêtres sont habituellement de caste brahmane ; et d’autre part ceux adressés aux dieux de l’hindouisme dit « populaire », qui sont des divinités généralement locales, comme les déesses de village auxquelles on peut adresser des sacrifices d’animaux et dont les officiants ne sont jamais des Brahmanes.
   L’hindouisme tamoul se singularise cependant par plusieurs aspects. Tout d’abord par l’architecture de ses édifices religieux : les temples tamouls, dits de style « dravidien » (i.e. sud-indien) ou « agamiques » (i.e. respectant les préceptes architecturaux des Âgama), sont surmontés de tours sculptées et colorées typiques appelées gôpuram. Sur les plans philosophiques et rituels, la relation dévotionnelle (nommée Bhakti) entre le croyant et la divinité est particulièrement importante dans les cultes tamouls. Elle emprunte à l’hindouisme populaire des campagnes tamoules et au courant philosophique du Saiva Siddhânta, considéré comme la religion originelle des Dravidiens et centrée sur le culte des divinités du panthéon shivaïte. Les fameux percements corporels faits en l’honneur de Murugan, caractéristiques de l’hindouisme tamoul, sont l’une des expressions les plus spectaculaires de la dévotion tamoule. Autre particularité majeure, l’hindouisme au pays tamoul s’appuie certes sur des textes sanskrits comme ailleurs en Inde, mais également sur une importante littérature, classique et plus récente, rédigée en tamoul et à laquelle les Tamouls sont très attachés. Enfin l’originalité de l’hindouisme tamoul rejoint en partie le plan identitaire et politique, comme ce fut le cas lors de la décolonisation où les dirigeants des partis dravidiens prônaient le boycott de la religion des Brahmanes et des cultes adressés aux divinités du nord de l’Inde. Les choses se sont modérées depuis, mais dans une Inde globalement dominée par New Delhi, le hindi et la culture indo-aryenne, la forte identité culturelle du peuple tamoul et le régionalisme dravidien se reflètent encore sur le plan religieux, à travers notamment un attachement au Saiva Siddhânta et aux divinités sud-indiennes telles que Murugan.

  • IR : Pouvez-vous rappeler qui est le dieu Murugan et quelle place il occupe dans le panthéon hindou ?

PYT : Dans l’ancienne littérature tamoule du Sangam, Murugan est le dieu des chasseurs et des collines (kurinji) du sud de l’Inde. Il est nommé Cêyôn et déjà associé au paon et au javelot (vêl), qui sont encore aujourd’hui ses deux principaux attributs. Mais la figure religieuse contemporaine de Murugan et sa place dans le panthéon hindou reposent également sur des héritages puisés dans les textes sanskrits du nord de l’Inde. Dans l’ensemble, cette littérature définit Skanda, Kârttikêya, Sanmuga, Subrahmanya – autres noms parmi tant d’autres de Murugan – comme un dieu guerrier ayant parfois six têtes, mais étant surtout le fils de Shiva et des pléiades et dont le véhicule est encore le paon. Il en résulte que Murugan est aujourd’hui considéré comme un dieu universel de la grande tradition hindoue en tant que fils de Shiva, également reconnu comme le dieu des sommets, de la beauté et de la jeunesse. Selon les mythes, il peut être représenté en ascète adolescent, parfois en chef de guerre, d’autres fois encore avec deux épouses. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ces dernières reflètent l’ambivalence du double héritage historiques et culturel de Murugan : l’une, Devayânai (ou Devasenâ en sanskrit), est la descendante des grands dieux puraniques de la tradition sanskrite, tandis que l’autre, Valli, est la fille tribale des chasseurs des collines tamoules. 

  • IR : Quelle signification faut-il donner au fait que Murugan soit un dieu si important pour le peuple tamoul ?

PYT : Il se trouve que j’ai posé cette question à près de trois cents personnes rencontrées entre 2003 et 2007 dans des temples du Tamil Nadu, en zone rurale comme en ville. Il ressort de leurs réponses que cette importance tient au fait que Murugan est un – si ce n’est le – dieu tamoul, et qu’il a un lien ancestral avec le peuple tamoul probablement plus fort que les autres divinités du panthéon hindou. Selon ces personnes, ce lien découle à la fois des relations étroites entre Murugan, la langue, la littérature et la Bhakti (i.e. dévotion religieuse) tamoules, mais également de la localisation de ses temples au pays tamoul. Murugan est en effet une des rares divinités du panthéon contemporain à être mentionnées, sous le nom de Cêyôn, dans les plus anciens textes tamouls ; et la poésie dévotionnelle du Moyen Age, comme celle du renouveau du Saiva Siddhânta engagé depuis la fin du 19e siècle, le présentent comme le dieu de la langue et de la littérature tamoule. De même, il faut rappeler que Murugan possède six grands centres de pèlerinage en Inde, connus sous le nom des « Six Demeures », et qu’ils sont tous situés au Tamil Nadu. Ces temples sont considérés comme des lieux saints où Murugan a accompli des exploits bien connus dans la mythologie régionale, ce qui participe à l’ancrage régional de cette divinité au pays tamoul. La signification de cette relation entre les Tamouls et Murugan est donc éminemment identitaire, car elle illustre à quel point les Tamouls sont attachés à leur culture propre, Murugan étant le plus tamoul des grands dieux hindous.

  • IR : Je suppose que vous vous êtes aussi intéressé à d'autres divinités importantes dans le Tamil Nadu et ses villages, ou les états voisins, telles que Maryamman, Madurai Viran, Munîsvaran, Ayyappan... Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la place qu'occupent ces "personnages" dans le quotidien religieux de l'Inde du Sud ?

PYT : Maryamman est une des formes de Sakti, l’énergie divine. Il s’agit aussi et surtout de la déesse (« Amman ») de la variole, l’une des plus vénérées du pays tamoul. Localement, Maryamman est aussi souvent reconnue comme la divinité tutélaire de petits territoires, pouvant même y faire tomber la pluie synonyme de bonnes récoltes. Le mythe de Maryamman dit que sa tête a été fixée sur le corps d’une jeune femme « intouchable », mais ce mythe, comme sa figure, peuvent connaître des variations locales. Le village que j’ai étudié comptait à lui seul pas moins de cinq Maryamman sur son territoire, chacune étant protectrice d’un quartier de caste et de ses gens. La divinité tutélaire de tout le village était également une forme de Maryamman, nommée Mailiyamman, qui protégeait la localité des mauvais esprits. C’est du reste devant son temple, situé au centre du village, qu’a lieu chaque année au mois de mâci (février-mars) le sacrifice d’un chevreau dont le sang est offert aux démons situés à la frontière du village. Madurai Viran et Munîsvaran sont deux autres divinités de village, mais masculines cette fois-ci. Le premier est littéralement le « guerrier de Madurai », la plus ancienne capitale culturelle du pays tamoul, et le second une forme de Shiva (« Isvara »). Tout deux sont des dieux anthropomorphes, dotés une moustache et un dhoti, et ont un rôle de héros protecteur. Comme Maryamman, Madurai Viran et Munîsvaran sont des divinités de l’hindouisme populaire des campagnes, alors que la figure d’Ayyappan est plus complexe. Ce dernier est parfois considéré comme une forme d’Ayyennâr, le gardien des champs installé à l’extérieur des villages dans les campagnes tamoules. Mais il est surtout reconnu comme le fruit de l’union entre Shiva et Môhini, une forme féminine de Vishnou. L’importance d’Ayyappan dans la vie religieuse tamoule, et plus largement sud-indienne, ne fait que croître depuis un demi-siècle. Elle concerne surtout le pèlerinage qu’il suscite chaque année vers Sabarimala, son grand lieu saint reculé dans les forêts montagneuses du Kérala, et qui attire chaque année des foules de plus en plus nombreuses (voir la thèse de Rémy Delage sur ce pèlerinage). Les femmes en âge de procréer ne sont cependant pas admises dans le temple de Sabarimala. Il faut enfin rappeler l’importance de Ganesh, qui est présent dans pratiquement tous les temples tamouls, de Shiva, figure majeure de l'hindouisme tamoul, et des déesses, car toutes les localités sont protégées par une divinité tutélaire féminine.

  • IR : Sous quelle(s) forme(s) le culte de Murugan et des autres divinités typiquement sud-indiennes se retrouve-t-il dans la diaspora ? Subit-il des transformations significatives ?

PYT : Si vous êtes d’accord, je ne parlerai que du culte de Murugan que je connais mieux. Bien qu’il soit difficile de généraliser car les situations sont différentes d’un contexte diasporique à l’autre et que les cultes hindous peuvent présenter des variations locales même en Inde, le culte de Murugan conserve généralement son aspect dit « végétarien » dans la diaspora. C'est-à-dire que ce dieu reçoit des offrandes sans sacrifice animal, en raison de l’appartenance de cette divinité au panthéon des grands dieux masculins universels, dont la pureté ne saurait être mise en relation avec le sang sacrificiel. A ma connaissance, son culte ne subit pas de transformation majeure hors de l’Inde ; s’il y en a, il s’agit surtout de « bricolages » dus à la gestion de la distance avec l’Inde. Comme au Tamil Nadu, on trouve bien sûr la figure de Murugan dans les temples qui lui sont consacrés, mais aussi dans les temples tamouls dédiés aux déesses, à Ganesh ou à Shiva. Des processions sont généralement faites en son honneur lors de ses grandes fêtes calendaires, même lorsqu’aucun temple ne lui est spécifiquement consacré. Ces processions se caractérisent par des danses de kâvadi (arche rituelle décorée de plumes de paon) portés par les fidèles comme partout au pays tamoul. Les déplacements de dévots se perçant le corps avec des lances (vêl) en argent, propres au culte de Murugan, accompagnent les processions de kâvadi dans les pays où les Tamouls sont présents depuis assez longtemps, comme dans les Mascareignes ou dans la péninsule malaise, mais ils sont bien plus rares dans les pays d’installation récente tels que la France où ces percements sont encore rarissimes. Ces pratiques dévotionnelles sont liées à des vœux personnels adressés par les fidèles à la divinité et nécessitent une période préalable d’ascèse qui est généralement observée aussi dans la diaspora. De même, lorsque des rituels spécifiques sont célébrés dans les temples lors des grandes fêtes, comme par exemple les abishêgam, ils sont effectués en général dans les règles de l’art par des prêtres brahmanes, parfois employés pour l’occasion, ou du moins par des prêtres initiés. Il convient toutefois de préciser que ce respect de l’orthodoxie rituelle est assez récent – timidement enclenché durant l’entre-deux-guerres à Maurice et dans la Caraïbe – mais qu’il s’inscrit dans un mouvement désormais général dans la diaspora de renaissance de la culture tamoule. Les principales différences par rapport à ce qui se fait originellement en Inde du Sud concernent les édifices religieux des pays d’immigration récente, où l’installation a souvent lieu dans les villes. Ces nouveaux temples urbains sont en effet souvent d’anciens édifices profanes reconvertis en lieux de culte. Ce sont là les difficultés inhérentes à la reconstruction de la religion d’une communauté en situation de diaspora, mais là encore, le mouvement de renaissance tamoule entraîne une tendance générale de rénovation et d’agrandissement des temples, afin qu’ils respectent au mieux l’orthodoxie architecturale dravidienne des Âgama. Aussi dans l’ensemble, il me semble que c’est justement le fait qu’il y ait assez peu de transformations par rapport ce qui se fait en Inde qui est significatif. Il y a bien sûr quelques bricolages, ajustements, oublis, ajouts ou variations, mais l’essentiel tend à être reproduit, préservé. Car ce qui compte ce sont l’authenticité et la fidélité aux traditions du pays d’origine, principales garantes de la transmission de l’héritage culturel tamoul aux générations suivantes.

  • IR : Pouvez-vous plus particulièrement parler du cas de la Réunion ?

PYT : Je n’ai malheureusement pas d’expérience de ce qui se fait à la Réunion, mais je sais que le culte de Murugan occupe une place privilégiée dans l’hindouisme réunionnais (voir notamment le travail de Jean Benoist) et que les kâvadi y sont célébrés en grande pompe. En revanche j’ai étudié le cas de sa voisine, l’Ile Maurice, où les deux grands fêtes de Murugan, Tai Pûsam et Panguni Uttiram (Cittirai Pûrnami dans les faits pour la seconde), sont extrêmement populaires. La première y est même célébrée depuis le 18e siècle. L’importance des processions de kâvadi à Maurice est telle que, comme à la Réunion, ces fêtes ont perdu leur nom originel pour être simplement nommées « Kâvadi ». La fête de Kâvadi du mois de tai (janvier-février) est même devenue jour férié national à Maurice. Le culte de Murugan a une place très importante dans la religion des Mauriciens d’origine tamoule. Cela au point que conjointement aux nombreux temples dédiés à la déesse Ammen (Amman), aucun temple tamoul (kôvil) n’est dédié à Shiva mais toujours à Shiva Soopramanien, c'est-à-dire Murugan. En d’autres termes, Shiva n’a de place dans les temples tamouls de l’Ile Maurice que sous la forme de son fils Murugan. Le fait que Shiva soit supplanté par Murugan dans les kôvil mauriciens renvoie à l’attachement des Tamouls envers le plus tamoul des dieux hindous, mais également à leur affirmation identitaire vis-à-vis des Mauriciens d’origine nord-indienne, fervents fidèles de Shiva. Car dans l’ensemble, et bien que toutes les communautés hindoues prient harmonieusement tous les dieux à Maurice, Shiva est plutôt le dieu préféré des hindous originaires du nord de l’Inde, Ganesh celui des Marathis, Vishnou celui des Télougous et Murugan celui des Tamouls. La renaissance tamoule est également très vivace à Maurice. Depuis le milieu des années 1990, la plupart des kôvil sont en cours de rénovation afin d’être conformes aux normes architecturales de l’orthodoxie classique tamoule. On voit ainsi de plus en plus de gôpuram dans le paysage. Il y a de moins en moins de sacrifices et davantage de prêtres brahmanes qui viennent d’Inde ou du Sri Lanka pour officier dans les temples. Mais il existe aussi désormais des écoles de prêtres à Maurice même, qui sont associées à des monastères du Tamil Nadu, notamment pour les ordinations.

  • IR : Y a-t-il un ou deux souvenirs particulièrement marquants dont vous voudriez nous faire part concernant vos recherches en Inde ou ailleurs ?

PYT : Le plus significatif concerne peut-être mon étonnement lorsque j’ai retrouvé par hasard à Maurice un prêtre indien que j’avais rencontré deux ans auparavant au pays tamoul, car cette rencontre montre à quel point l’hindouisme est une religion de plus en plus transnationale, tout en étant solidement attachée à ses origines indiennes. Ce prêtre brahmane est originaire d’un village du pays tamoul, où son père et son grand-père officiaient dans un temple et où il reçut sa formation de prêtre. Toute sa famille, ses terres, ses biens et son gourou sont dans ce village et il officie habituellement dans une localité située non loin. L’un de ses frères est le prêtre principal du temple de son village natal et il l’aide régulièrement pour réaliser les rituels des grandes fêtes du temple. C’est dans ce contexte que je l’ai rencontré en 2006. Qu’elle ne fut donc pas ma surprise lorsque je le vis deux ans plus tard officier en tant que prêtre principal d’un temple de l’Ile Maurice ! J’étais en effet loin d’imaginer qu’un officiant d’un si petit village indien pouvait être l’un des nombreux prêtres hindous voyageurs participant à la vie des temples d’outre-mer.

  • IR : Quels sont à présent vos projets ?

PYT : Je vais tout d’abord m’intéresser très prochainement à l’hindouisme réunionnais grâce à l’Ecole Tamij de Saint-Paul qui me fait l’honneur de m’inviter pour donner une conférence sur le culte de Murugan pour Dîpavalî. Je retournerai ensuite en Inde du Sud pour étudier le rôle des temples hindous dans le développement des petites villes du Tamil Nadu, dans le cadre d’un projet financé par l’Agence Nationale de la Recherche. Je vais aussi m’atteler à la publication ma thèse qui vient de recevoir le prix 2011 de l’Association Française de Sciences Sociales des Religions.

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Extrait de thèse et Bibliographie

  Voici les premières lignes de la thèse de Pierre-Yves Trouillet

   « Imaginez une figure cultuelle présente dans le sud de l’Inde depuis au moins deux millénaires et dont le contenu socioreligieux contemporain est issu d’héritages puisés dans deux des plus grandes civilisations indiennes, que sont celles du sanskrit et du tamoul. Un culte qui rassemble chaque année sur les routes du pays tamoul comme dans les pays de la diaspora, des millions d’hommes et de femmes de tous les âges, généralement vêtus de vert ou d’orange safran, et qui convergent vers les grands temples dédiés à un même dieu. Un dieu pour lequel ses dévots (bhakta) les plus fervents s’infligent diverses formes d’austérité (viratam), telles que le végétarisme, le pèlerinage pieds nus (pātayātrā), le port de fardeaux rituels décorés de plumes de paon (kāvaṭi), ou le percement de leur chair par des lances (vēl) en métal de toutes les tailles. Chacune à leur manière, ces pratiques spécifiques transportent ces hommes et ces femmes plus près du dieu qu’ils chérissent, et les amènent à le ressentir au plus profond d’eux-mêmes, parfois jusqu’au stade paroxystique de la possession.

   Murugaṉ (ou Muruga/Murukaṉ) n’est donc pas n’importe quel dieu du panthéon hindou.  Murugaṉ est une divinité “charnière”, dont le culte réunit mieux que tout autre la “Grande” orthodoxie hindoue de tradition sanskrite, et la religion “populaire” et dévotionnelle (Bhakti) des Tamouls. Il est reconnu depuis des siècles, sous de multiples noms et dans toute l’Inde, comme le fils céleste du grand dieu Śiva et son épouse Pārvatī, et comme le frère de Gaṇēśa (Gaṇapati, Vināyagar), célèbre dieu à tête d’éléphant. Mais dans le sud de l’Inde, Murugaṉ est aussi connu comme l’ancêtre héroïque des anciennes tribus de chasseurs des collines tamoules (kuṟiñci), un héritage qui lui vaut d’être devenu l’une des divinités majeures des hindous du pays tamoul. Même ses épouses reflètent l’ambivalence de ce double héritage : l’une, Devayāṉai (sk. Devasenā), est la descendante des grands dieux puraniques de la tradition sanskrite, tandis que l’autre, Vaḷḷi, est la fille tribale des chasseurs des collines tamoules.

   En Inde, Murugaṉ n’a de très grands centres de pèlerinage qu’au Tamil Nadu (Tamiḻ Nāṭu, le « pays tamoul »), cet État fédéré de l’Union indienne né d’un régionalisme désormais « tempéré » (Racine, 2006), mais dont l’identité politico-culturelle et socio-territoriale est toujours affirmée. Si la tradition tamoule veut que les temples de Murugaṉ soient nichés au sommet des collines et des montagnes, ils sont aujourd’hui partout présents au Tamil Nadu et au-delà, dans les villages comme en ville, au bord des rivières comme sous les arbres. Tout sanctuaire shivaïte tamoul possède du reste un autel, une chapelle ou un temple, pour cette divinité à nulle autre pareille. »


Bibliographie indicative :

2011       (avec Mark Bradley) « Le temple et les défunts: Religion et reconstruction identitaire chez les Tamouls hindous d’origine sri lankaise à Montréal ». Hommes & Migrations, « Diasporas sri-lankaises », n°1291, Mai-Juin, pp. 116-127.

2010      Une géographie sociale et culturelle de l’hindouisme tamoul. Le culte de Murugan en Inde du Sud et dans la diaspora. Thèse de doctorat en géographie, Université de Bordeaux, 466 p.

2010      Dir. (avec Lionel Baixas & Lucie Dejouhanet) Conflit et rapports sociaux en Asie du Sud (Préface de Jean-Luc Racine). AJEI, L’Harmattan, coll. "Points sur l’Asie", Paris, 292 p.

2010     « Les enjeux du sacrifice : Conflits divins et conflit de caste en village tamoul. » In Baixas L., Dejouhanet L. & Trouillet  P.-Y. (dir.) Conflit et rapports sociaux en Asie du Sud. AJEI, L’Harmattan, coll. "Points sur l’Asie", Paris, pp. 231-250

2009      « Violences et spatialités du sacrifice hindou en Inde du Sud ». Cahiers de Géographie du Québec, « Géographies de la violence », Vol. 53, n°150, Décembre. Presses universitaires de Laval, pp. 317-334

2009      « Les temples hindous dans la mondialisation, ou la réinvention diasporique d’une géographie religieuse ». in Rigal-Cellar Bernadette (dir.) Religions et mondialisation : Exils, expansions, résistances. Presses universitaires de Bordeaux, Coll. "Identités Religieuses", pp. 309-324

2008      “Mapping the Management of Threatening Gods and Social Conflict: A Territorial Approach to Processions in a South Indian Village (Tamil Nadu)”. in Jacobsen, Knut (ed.) South Asian  Religions on Display: Religious Processions in South Asia and in the Diaspora. Routledge, “South Asian Religion    Series”, London, pp. 45-62

2006      « Mondialisation et territoires religieux dans les espaces tropicaux : Effets et enjeux de la  mondialisation sur la géographie mondiale de l’hindouisme et le nationalisme hindou ». Cahiers d’Outre-mer, « Mondialisation de l'économie et géographie des espaces tropicaux », n°236, Octobre-Décembre, Presses universitaires de Bordeaux, pp.481-498

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