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   Le symbole sonore

     Les prières chantées et les rythmes frappés sur le tambour jouent un rôle important dans la préparation et dans le déclenchement de la possession. Agissant comme une puissance de charme, le symbole sonore favorise le changement de réalité. Il suspend le temps quotidien et place les humains (le possédé et l'assistance) en relation avec le monde invisible, dans un espace/temps sacré. Chaque divinité est invoquée à travers une musique (prières chantées et rythmes) particulière. Notons que le pouvoir symbolique des prières chantées peut jouer hors du cadre rituel. Un prêtre de l'île faisant office de médium lors de la possession rituelle entama un jour pour moi, chez lui, de façon informelle, les prières relatives à l'invocation de la déesse Marliémen. Après quelques instants, sa voix commença à trembler et il s'arrêta de chanter car il se sentait "partir".

     Si la cloche rituelle sonne lorsque l'on appelle la divinité en alternant les prières et les rythmes, elle n'a qu'une fonction d'accompagnement. L'instrument musical majeur du rituel est le ulké (aussi appelé bobine en créole). Ce tambour n'est d'ailleurs employé que pour ce rituel (1). Aucun autre instrument ne peut être utilisé pour appeler la divinité. En forme de sablier, en bois ou en cuivre (métal très auspicieux), le u/ké médiatise les mondes surnaturel et terrestre, ce qui lui confère un caractère sacré. Avec les autres tambours rituels, c'est le seul objet composé de cuir qui peut être présent au temple sans être porteur d'impureté. Sa sacralité est si forte qu'il est tabou pour les femmes qui ne doivent pas le toucher, tout comme les autres accessoires du rituel (bracelet, sabre, fouet, feuilles de lilas). Le prêtre dont il vient d'être question peut éventuellement chanter hors du cadre rituel les prières pour invoquer telle ou telle divinité mais il n'utilisera pas son ulké s'il n'est pas en carême. L'instrument est bien enveloppé dans un tissu et rangé après le rituel afin que sa peau ne s'abîme pas. Il est toujours suspendu en hauteur dans la pièce de l'habitation où se trouvent les instruments rituels (généralement une petite dépendance extérieure près du temple domestique). La possession de plusieurs ulké par une famille témoigne de sa grande dévotion religieuse.

Le ulké
Photo Ph. Pratx

     La symbolique du ulké se rapporte à la mythologie. La membrane placée de chaque côté du tambour est le plus souvent en peau de boeuf, mais elle peut aussi provenir de la panse d'un bouc (l'animal privilégié du sacrifice). Le ulké est orné en son centre d'un épais cordon de laine rouge (la couleur de la pureté, de l'amour, et aussi celle de la déesse Kali) qui pend sur environ un mètre et au bout de laquelle se trouve un pompon confectionné avec la même laine rouge. Pressée plus ou moins fortement avec les doigts de la main gauche pendant la percussion, cette laine, en tendant les cordes reliant les deux membranes du tambour, sert aussi à réaliser des variations de sons vers l'aigu. La sonorité de l'instrument, avec un arrière-son métallique, est en effet un élément important dans le déclenchement de la possession. Le ulké est tenu par le "musiquant" dans sa main gauche et tape sur ses bords avec le pouce, l'index, le majeur et l'annulaire de la main droite. Le ulké est tenu presque comme un micro, un de ses côtés dirigé près de la bouche lors des prières puis près d'une oreille lors des percussions, ce qui symbolise la communication avec Dieu. L'instrument est considéré comme un médiateur car on entre par son biais en relation avec la divinité (d'où le nom que certaines personnes extérieures aux pratiques religieuses hindoues lui ont donné dans l'île : téléphone Bondieu).

     Le ulké n'est pas employé pour soutenir le chant. Il appelle la divinité, comme en écho des prières. L'intensité musicale provient plus de la répétition que du volume. La possession intervient au bout de quelques minutes sur le même rythme lancinant. Dès lors, les prières s'arrêtent. Seuls subsistent les rythmes qui ponctuent la danse. Durant la possession rituelle, la divinité peut demander qu'on lui apporte le ulké et produire elle-même, en dansant, le rythme qui lui est associé. La plupart du temps cependant, le ulké est joué en solo par le prêtre (ou son assistant) qui appelle la divinité sur le médium. Ce n'est qu'après l'oracle et le sacrifice de l'animal, lorsque le possédé reprend sa danse, qu'un second ulké peut être frappé par un autre assistant sur le même rythme que le premier afin d'amplifier l'intensité sonore. Joué avec puissance ou en sourdine selon la phase de la possession, le tambour résonne constamment pendant la manifestation de Dieu. Les brisures, qui constituent un des universaux de la musique de possession (en interrompant le mouvement de la danse et en suscitant un état de paroxysme propice aux crises), n'existent pas ici. L'arrêt brusque de la percussion sur un rythme spécifique avec un dernier battement très sonore n'intervient que pour signifier la fin de la manifestation physique de la divinité, en d'autres termes sa sortie du corps du médium.

     Bien que la possession soit institutionnalisée, le médium ne la contrôle pas. Cela explique pourquoi la musique est si importante dans le rituel. Après avoir suscité et créé les conditions favorables à la venue de la divinité, les rythmes "socialisent" la possession. Ils en font une conduite non pas imprévisible et ingouvernable, mals au contraire prévisible, maltrisée par les humains et à leur service. Le seul inconnu - systématique - réside dans la venue ou non de Dieu et dans son oracle. Il demeure aussi dans l'humeur de la divinité. Celle-ci peut exprimer son mécontentement par une danse quelque peu désordonnée du possédé qui peut déchirer sa chemise, voire pleurer. Après le départ de Dieu et l'arrêt des percussions, un profond silence, porteur de paix et de joie intérieure, envahit l'assemblée des fidèles. Il accompagne le retour progressif àune autre réalité.


1. Lors du rite de possession, les tambours qui accompagnent habituellement les cérémonies de l'hindouisme "populaire" à La Réunion (sati, morlon, tambour malbar) ne sont pas employés. Ces instruments sont joués par un groupe de musiciens (trois à sept) rémunérés qui apprennent leur technique en ligne agnatique et sont conduits par un "chef tambourineur" (souvent leur père ou oncle). Retour au texte.


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