OOO
B. DES FONCTIONNALITES ET DES
SIGNIFICATIONS DES CHANSONS
DANS LE FILM (SUITE)

                        

   iv. La chanson collective, représentative de la vie communautaire :

   La chanson est ici surtout un moyen d’exprimer la solidarité de la communauté et ses aspirations communes. Nous l’avons déjà observé dans le chœur de la chanson Sandese aate hain du film Border mais elle est beaucoup plus visible dans, par exemple, la chanson de la fête de Holi 68 dans le film Sholay (Flammes du soleil, 1975 ; réalisateur : Ramesh Sippy ; producteur : Sippy Films ; compositeur : R.D. Burman ; parolier : Anand Bakshi) : la fête, en exigeant la participation du village entier, renforce la cohésion du groupe. Cette séquence illustre non seulement la jubilation du village après la défaite des bandits qui terrorisaient le village mais aussi l’acceptation par les villageois des nouveaux arrivés qui ont défendu le village contre les bandits. Le fait de joindre leurs voix au chœur montre leur intégration dans le village.
   Cette tradition de chansons collectives provient des coutumes anciennes des villages indiens et elle a été habilement utilisée par des réalisateurs comme Raj Kapoor pour souligner le propos d’appartenance au collectif. Dans Shree 420 (Monsieur 420, 1955 ; réalisateur et producteur : Raj Kapoor ; compositeur : Shankar-Jaikishen ; paroliers : Shailendra-Hasrat Jaipuri), Raju le héros (interprété par Raj Kapoor lui-même), un jeune homme honnête, quitte la campagne - à l’instar de millions d’Indiens - pour venir tenter sa chance dans la grande ville où il s’affronte au chômage et à la pauvreté malgré ses diplômes. Il devient malhonnête (et riche, bien sûr) mais perd la femme qu’il aime et ses illusions. Il retrouve la chaleur et l’entraide qu’il lui manquait parmi un groupe de « petites gens » sur le trottoir.
   La chanson par laquelle ces gens expriment leurs chagrins et leurs vœux à l’unisson lui donne l’occasion de ressentir un sentiment d’appartenance à une communauté encore, de retrouver ses repères perdus, ce qui lui donnera la force de retourner dans le droit chemin. L’emplacement des deux chansons en groupe dans le film est fort pertinent. La première, Dil ka haal sune dilwala (Seul celui au grand cœur écoute la plainte du cœur), se situe vers le début quand le héros, pauvre mais optimiste, les rencontre par hasard et se sent immédiatement à l’aise à leur contact : c’est lui qui se met à chanter, rappelant ses origines, ses aventures et mésaventures et les autres se joignent à lui. C’est une chanson gaie et, malgré leur condition misérable, jubilatoire. Le groupe se moque également des voisins riches à travers la chanson. La deuxième chanson, Ramaiya vastavaiya, maine dil tujhko diya (Ramaiya Vastavaiya, je t’ai offert mon cœur), arrive beaucoup plus tard dans la narration : le héros, riche mais seul (car sa bien-aimée, son pivot moral, refuse de l’épouser maintenant qu’il est devenu escroc) retrouve ce même groupe chantant sur les trottoirs. C’est lui qui joint sa voix aux leurs cette fois-ci et la chanson a une note bien plaintive, désespérante. Les paroles sont aussi significatives : maintenant, le héros fait partie du groupe de citadins qui harcèle les pauvres villageois nouvellement arrivés même si eux, ils ne le savent pas. Le langage utilisé dans les deux chansons est un dialecte rural issu du hindi, et les instruments musicaux sont aussi assez fidèles aux pratiques populaires musicales.
   La chanson pourrait également être l’évocation de l’aspiration collective, comme dans Lagaan (Taxe, 2001 ; réalisateur : Ashutosh Gowarikar ; producteur : Aamir Khan ; compositeur : A.R. Rahman ; parolier : Javed Akhtar), l’histoire de la lutte des paysans d’un village au Bundelkand contre l’administration anglaise (le film est situé dans les années 1870). Ghanan ghanan giri giri aye badra (une expression onomatopéique sur la pluie ; cette chanson est aussi dans le dialecte dehati) est un appel aux dieux pour la pluie, sans laquelle le village fera face à la famine et la destruction : sans pluie, la récolte se dessèchera et les paysans ne pourront pas non plus payer les lourdes taxes imposées par les Anglais. Les six voix combinées s’allient à la perfection avec les tambours et dépeignent un portrait éloquent du paysage et de la vie euphoriques une fois « bénis » par les averses. Nous reprenons ici une strophe de cette chanson :

Ras agar barsega, kaun phir tarsega
koyaliya gaayengi baithi munderon par
jo panchi gayenge, naye din aayenge
ujaale phir muskurayenge andheron par
prem ki barkha mein bhiga bhiga tan man
dharti pe dekhenge paani ka darpan ...
kale megha, kala megha paani to barsao
bijri ki talwar nahin
bundon ke baan chalao

        

[Si le nectar tombe à torrents, qui sera assoiffé ?
des oiseaux chanteront sur des branches
si des oiseaux chantent, de nouveaux jours naîtront
la lumière sourira sur l’obscurité
les averses d’amour baigneront corps et âmes
des miroirs d’eau se verront sur la terre
ô nuage noir, envoie-nous de l’eau
lance des flèches de pluie
et non pas tes sabres d’éclair]

   Elle peut également esquisser le thème du film ou constituer un énoncé général sur l’état des choses (souvent dans l’arrière-plan comme un commentaire) importantes qui touchent la vie des personnages principaux. Par exemple, la chanson Mausum beeta Jaya (le temps s’en va) dans le film Do Bigha Zameen (Deux hectares de terre, 1953 ; réalisateur et producteur : Bimal Roy ; compositeur : Salil Choudhary) - qui a gagné le Prix International de la Critique à Cannes en 1954 - rappelle au héros (et au spectateur) luttant pour rendre le prêt à l’usurier les dangers que présente le passage du temps. La séquence tournée sur le fermier qui part avec son fils en ville pour une dernière tentative de gagner l’argent recquis, le montre en train de passer devant des paysans chantant dans les prés ; c’est leur comité de départ.
   Tandis que la chanson Ghar Aaja mera pardesi (Reviens chez nous, mon émigré) dans le film Dilwale Dulhaniya Lejayenge est la mélodie que le père expatrié en Angleterre entend dans son esprit à plusieurs reprises, c’est l’appel de la patrie et elle signifie la peine qu’il éprouve, éloignée de son « univers ». Elle indique aussi sa force motrice ; qui est de perpétuer les valeurs de sa patrie chez lui à Londres, d’élever ses enfants selon les traditions indiennes et de ne pas les laisser « être corrompus » par les influences occidentales. La chanson se joue encore lors de son retour dans son village, elle symbolise l’aboutissement de son rêve.
   Les scènes de chansons collectives sont peut-être celles qui sont les plus fidèles et représentatives de la vie « réelle » en Inde, parce que la chanson ponctue toute cérémonie, tout rite de passage. Dans l’ensemble, le cinéma hindi garde comme un thème dominant la mise en image des rites et crémonies, qu’ils soient ceux de naissance, baptême, initiation pédagogique, puberté, fiançailles, mariage, grossesse, mort, enterrement ou  deuil .... Nasreen Kabir suggère que ces scènes, en étant proches de la réalité connue des Indiens, rendent ainsi le médium plus accessible au public.


68. Holi est la fête des couleurs qui symbolise à la fois le début du printemps et la fin du Mal (incarné par le meurtre du démon homonyme). - Retour au texte.

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