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B. DES FONCTIONNALITES ET DES
SIGNIFICATIONS DES CHANSONS
DANS LE FILM (SUITE)

                        

   v. La chanson comme métaphore de la pensée, de l'émotion :

   La chanson, fruit de l’alliance de deux langages très spécifiques et éloquents - le langage musical, qui touche la part irrationnelle et sensible de notre être, et le langage verbal, porteur à la fois des idées, des réflexions et des émotions - qui agissent sur l’ouïe de manières distinctes - se trouve le plus souvent instrumentalisée pour véhiculer des pensées et sentiments les plus profonds et subtils qui autrement peuvent facilement s’enfoncer dans la banalité ou la pédantrie.
   Il y a bien entendu d’autres « techniques » - surtout dans le cinéma, un médium plastique - qui permettent d’exprimer des questionnements, des états d’âmes et des humeurs avec subtilité mais, compte tenu des conventions du cinéma hindi, qui exigent la manifestation claire de tout processus mental ou intérieur, c’est la chanson qui se prête idéalement à l’expression de l’émotion. Il nous faut aussi tenir compte de la vieille tradition musicale indienne qui confère la suprématie au chant comme expression artistique : les genres musicaux comme le qawwali, le ghazal, le bhajan mettent l’accent sur l’articulation du dévouement, de l’amour, de la souffrance, de l’âme même à travers la parole, soutenue par la musique.
   Comme le remarque Nasreen Kabir, les chansons les plus intéressantes sont celles qui, relevant d’une catégorie donnée, ne trouvent leur signification que dans le contexte musical du récit. C’est alors que la chanson du film est utilisée à son plus grand avantage, car elle contribue à la description de l’état d’esprit des protagonistes, remplaçant ainsi une longue explication 69. C’est une instrumentalisation qui a été tellement en usage que sa symbolique est tout de suite saisissable par le public.
   Cependant, la chanson, en tant qu’instrument, a également été une fois de plus utilisée de manière abusive. Sans attention portée à l’emplacement de la séquence chantée, ni à la pertinence du contenu musical dans la trame, il perd son efficacité. Les paroles dénuées de sens - encore une triste tendance grandissante depuis les années soixante-dix (il reste très peu de paroliers avec une sensibilité poétique) - portent atteinte encore à la capacité qu'a la chanson d’atteindre la sublimité qui lui est singulière.
   Guru Dutt, dans Pyaasa fait preuve de son habilité impressionnante à exploiter ce pouvoir potentiel de la chanson dans un film. La chanson Jinhe naaz hai hind par woh kahan hain (Ceux qui sont fiers de l’Inde, où sont-ils ?), qui se présente comme un soliloque avec une nuance sombre en fond sonore : les paroles sont satiriques et transmettent le découragement profond éprouvé par le poète en visitant le quartier des prostituées et des joueurs de hasard. Lui-même sur le chemin de la ruine y est venu pour tenter d’oublier ses chagrins. Il est dégoûté par les scènes de déchéance morale et d’oppression dont il vient d’être le témoin, et les décrit ainsi en quittant le quartier, à moitié soûl, verre en main :

Ye purapech galiyaan, ye badnam baazar
ye gumnam rahi, ye sikkon ki jhankaar

ye isamat ke saude, ye saudon pe takaraar
jinhe naaz hai hind par woh kahan hain
kahan hai kahan hai kahan hain

ye sadiyon se bekhauf sahami si galiyan
ya masali hui adhakhili zard kaliyan
ye bikthi hui khokhli rangraliyan
jinhe naaz hain hind par woh kahan hai ...

zaraa is mulk ke rahabaron ko bulao
ye kuuche ye galiyan ye manzar dikhao
jinhe naaz hai hind par unko lao...

        

[Ces ruelles lascives, ce marché infâme
ces nomades inconnus, ce tintement de monnaie
ce marchandage de vies, ces conflits de marché
ceux qui sont fiers de l’Inde, où sont-ils ?
où sont-ils, où sont-ils ?]

[ces ruelles soumises, terrorisées depuis des siècles
ces fleurs étouffées, écrasées avant l’épanouissement
ces divertissements colorés en vente
ceux qui sont fiers de l’Inde, où sont-ils ?...]

[appelle les gardiens de cet Etat, appelle-les
montre-leur ces ruelles, ces quartiers, ces monuments
ceux qui sont fiers de l’Inde, amène-les ici ...]

   Cependant la chanson est plus souvent l’expression d’une émotion plus personnelle, et notamment de l’amour. Dans le film Silsila (Série, 1980 ; réalisateur et producteur : Yash Chopra ; compositeurs : Hari Prasad Chaurasia - Shiv Kumar Sharma ; paroliers : Javed Akhtar - Dr. Harivanshrai Bacchan), le héros, seul dans un bois, dépeint les charmes de sa bien-aimée à travers la chanson Ye Hum kahan Aa gayen (Où sommes-nous arrivés ?). En fait, la partie chantée représente l’héroïne (qui est ailleurs, songeant à son tour à la naissance et au développement de l’amour) tandis que les strophes récitées qui l’entrelacent sont interprétées par le héros, constituant à la fois un panégyrique sur la beauté de celle-ci et des réflexions sur leur relation :

Ye raat hai, yaa tumhari zulfen khuli hui hain
ye chandni hai ya tumhari nazaron
se meri raaton dhuli hui hain
ye chand hai, ya tumhara kangan
sitaare hain ya tumhara aanchal
havaa ka jhonka hai
ya tumhara badan ka khushboo
ye pattiyon ki hai sarsarahat
ya tumne chupke se kuch kahaa
ye sochta hoon main kabse gumsum
ki jabki mujhko ye khabar hai
ki tum nahin ho, kahin nahin ho
magar ye dil hai ki kah raha hai
tum yahi hon, yahin kahi ho

         [C’est la nuit, ou ta chevelure défaite ?
Est-ce le clair de lune ou bien
ton regard qui baigne mes nuits ?
C’est la lune ou ton bracelet ?
Les étoiles ou ton voile ?
Une bouffée de douce brise
ou le parfum de ton corps ?
C’est le frémissement des feuilles
ou toi qui murmures dans mon oreille ?
Tout cela j’y songe, avec tristesse depuis un moment
sachant bien que tu n’es pas là.
Tu n’es nulle part à l’horizon.
Mais il y a mon cœur qui me dit avec insistance
que tu es là, proche de moi.]

   En réponse (audible de la part du spectateur mais non pas du héros car il est dans un autre cadre spatial), l'héroïne chante :

Tu badan hain main hoon saaya
tu na ho to main kahan hoon
mujhe pyaar karne wale
tu jahan hain main wahan hoon
hamen milna hi tha hamdam
isi raah pe nikalke
ye kahan aageye hum

        

[Tu es le corps et je suis ton ombre
si tu n’es pas là, je n’existe pas non plus
ô celui qui m’aime, je suis là où tu es
je suis avec toi partout
nous étions destinés à nous rencontrer
sur le chemin que nous avons choisi
où sommes-nous arrivés ?... ]

   Dans le film Ijaazat (Permission, 1987 ; réalisateur et parolier : Gulzar ; compositeur : R.D. Burman), une histoire de ménage à trois, le personnage Maya fait le deuil de son amour avec la chanson Mera kucch saaman tumhare paas pada hai (Il reste certaines de mes affaires chez toi) : son amant vient d’en épouser une autre ; elle reclame les trésors qu’elle a laissés avec lui, c’est la dernière demande qu’elle lui fait. La chanson est presque un ghazal, mélodieusement et thématiquement doux et raffiné, accompagné principalement de tabla, santoor et sarod. La chanson se présente à l’écran sous la forme d’une lettre qu’elle envoie à son amant le lendemain de ses noces. Ce dernier commence à la lire à haute voix à son épouse pour lui expliquer la relation particulière qu’il a avec sa maîtresse et dans le plan suivant, le spectateur entrevoit pour la première fois Maya (dont le nom signifie l’illusion) chanter :

Mera kucch saaman tumhare paas pada hai
oh, saavan ke kucch bhigi bhigi din rakhein
hain ..aur mere ek khat mein raat padi hai
vo raat bujhado, mera vo saaman lauta do
mera kucch saaaman tumhare paas pada hai

Patjhadh hai kucch ... hai naa ?
oh, patjhadh mein kucch patton ke girne ki aahat
kaanon mein ek baar pahan ke laut aai thi
patjhadh ki vo shaakh abhi tak kaap rahi hai
vo shaakh gira do, mera vo saaman lauta do ...

Ek sau sola chand ki raatein
ek tumhare kandhein kaate
gili mehendi ki khusboo
jhuth-muth ke shikve kucch
jhuth-muth ke vaade sab yaad karaa doon
sab bhijvado, mera vo saaman lauta do

Ek ijaazat de do bas
jab isko dafanaoingi
main bhi vahin sojauingi
main bhi vahin sojauingi

         [Il reste certaines de mes affaires chez toi
ô, des jours trempés de printemps
et dans une lettre cachetée, il reste une nuit
éteins cette nuit, renvoie-moi ces affaires.
il reste certaines de mes affaires chez toi]

[‘Y a de l’automne aussi . . . n’est-ce pas ?
ô, le son des feuilles d’automne qui tombent
que j’ ai portées comme boucles d’oreilles.
cette branche d’automne tremble toujours
fais-la tomber, renvoie-moi ces affaires...]

[Cent quatorze nuits éclairées par la lune
que j’ai passées avec la tête sur ton épaule
le parfum de henné mouillé
de fausses querelles
des mensonges d’amour, rappelle-les moi
renvoie-les tous, renvoie-moi ces affaires.]

[Et je te demande permission
pour que je puisse, en les enterrant
m’endormir aussi là, à côté
m’endormir aussi là, à côté]

   Le ghazal, In aakhon ki masti ke mastaane hazaaron hain (La lueur de ces yeux rend ivre des milliers ; interprétée par la chanteuse Asha Bhonsle) du film Umrao Jaan a une finalité différente des cas que nous venons de voir : Umrao Jaan, courtisane et poètesse, danse pour ses clients, les aristocrates de Lucknow, (capitale du royaume d’Awadh). En tant que tawaif, elle n’entre pas dans les rangs de la société, elle ne peut pas échapper à l’univers de la maison close ni épouser un homme bien né. Pourtant, comme elle l’exprime nettement et avec un certain mépris, c’est l’aristocratie qui se rue sur elle. C’est une déclaration de sa puissance féminine et de sa liberté, car malgré son appartenance au kotha, elle n’est contrainte à obéir à aucun homme ni au code social qui lie des femmes « respectables » : sa renommée provient de ses talents, et non pas de sa lignée familiale. Dans ce sens là, c’est une femme qui jouit de beaucoup plus de liberté que ses contemporaines.

In aankhon ki masti ke mastane hazaaron hain
in aankhon se vaabasta afsaane hazaaron hain
in aankhon ki masti ke mastaane hazaaron hain

Ik tum hi nahin tanha, ulfat main meri ruswa
is shaher mein tum jaise diwaane hazaron hain
in aankhon ki masti ke mastaane hazaaron hain

Ik sirf ham hi mai ko aankhon se pilate hain
kahane ko to duniya main
mayakhane hazaaron hain
in aankhon ki masti ke mastaane hazaaron hain

Is shamm-e-faroza ko aandhi se daraate ho
is shamme-e-faroza ke parvane hazaaron hai
in aankhon ki masti ke mastaane hazaaron hain

        

[La lueur de ces yeux rend ivre des milliers d’hommes,
maintes sont les légendes liées à ces yeux.
la lueur de ces yeux les rend ivres par milliers]

[Tu n’es pas seul, en disgrâce sous mon charme
Il y a dans cette ville, des milliers de tels fous.
la lueur de ces yeux les rend ivres par milliers]

[Il n’y a que moi qui sers du vin avec les yeux
or, il existe bien dans ce monde
des milliers de tavernes.
la lueur de ces yeux les rend ivres par milliers]

[Vous effrayez cette flamme avec des tempêtes ?
cette flamme s’entoure de milliers de papillons nocturnes.
la lueur de ces yeux les rend ivres par milliers]

   En effet, si nous faisons une allusion aux rasas du théâtre classique, la séquence citée ci-dessus est une évocation manifeste du sringar rasa.


69. Nasreen KABIR, « Made in Bombay: Les films populaires en langue hindi » dans « Le Cinéma indien ». Paris, L’Equerre,1983. page 88 - Retour au texte.

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