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vi. La fonction érotique de la chanson :
LInde actuelle
- le même pays, étonamment, où a été rédigé le Kamasutra, qui est fier des
sculptures et peintures érotiques datant du Moyen Age - reste toujours sous
linfluence de la moralité victorienne ; ce qui se manifeste par les codes de
censure de 1919 (le Cinematographic Bill), dont plusieurs étaient en vigueur
jusquà très récemment, notamment linterdiction du baiser sur les lèvres à
lécran. Cette rigidité concernant le comportement sexuel à lécran, selon
plusieurs historiens du cinéma indien, a mené à lexploitation des séquences de
chanson et de danses comme substituts de lacte sexuel, leur conférant ainsi une
fonction « orgasmique ». Nous apercevons bien que des séquences qui aboutiraient
inévitablement à un baiser, ou à laccouplement, dans un cinéma moins
réglementé par une censure antédiluvienne, atteingnent leur point
culminant par une chanson, qui fournit une sorte d « éjaculation musicale »,
comme lappelle Ajay Gehlawat 69a1.
La fameuse « scène damour » du film Awaara est exemplaire de
ce recours à la chanson pour représenter le baiser : Raju et son amie denfance,
Rita (interprétée par Nargis), quil retrouve après des années de séparation,
cabriolent sur un rivage. Les gambades prennent un ton érotique et Raju est sur le point
de la baiser quand elle larrête en disant « Quelquun nous regarde ». Elle
gesticule vers la lune, se libère de ses bras, saute sur lautre côté du bateau et
se met à chanter :
Dam bhar jo udhar
muh phere
dam bhar jo udhar muh phere, oh chanda
main unse pyaar kar lungi
baatein hazaar kar lungi
Dil kartha hai pyaar ke sajde
aur main bhi unke saath
chand ko chanda roz hi dekhe
meri pehli raat .
baadal mein ab chup jaa re oh chanda
main unse pyaar kar lungi
baatein hazaar kar lungi |
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[Si tu
détournais ton regard un instant
si tu détournais ton regard un instant, ô lune
je ferais lamour avec lui
je lui dirais maints mots doux][Le
cur fait léloge de lamour
et je suis à ses côtés.
La lune elle regarde tous les jours linondant de ses rayons argentés
cette nuit est ma première nuit avec lui
Va te cacher derrière les nuages, ô lune
je ferais lamour avec lui
je lui dirais maints mots doux] |
La « demande » est répétée par Raju
qui prend le relais. La signification des amants est claire, et, effectivement, vers la
fin de la chanson nous voyons la lune disparaître derrière un nuage et le héros
traverser le bateau et se mettre à côté de Rita.
Dans le film Anpadh (Illettrée, 1962 ; producteur :
Kiron Productions ; compositeur : Madan Mohan ; parolier : Raja Mehdi Ali Khan), le
réalisateur répresente la nuit des noces et la consommation du mariage à travers
léloge que la nouvelle mariée fait de son époux : la scène elle-même est
extrêmement chaste (tournée sur une terrasse ou le couple se trouve ; il y a quelques
symboles avec des connotations érotiques en Inde comme une balançoire) et seules les
métaphores de la chanson font allusion à laccouplement :
Aapki manzil hoon main
aur meri manzil aap hain
kyun main toophanon se daroon
jab mera saahil aap hain
koi toophanon se kahde
mil gayi manzil mujhe
aapki nazaron ne samjha
pyaar ke kabil mujhe
dil ki ay dhadkan thaharja
mil gayi manzil mujhe
Padgayi dil par mere
aap ki parchayiyan
har taraf bajne lagi
saikdon shehnayiyan
hanske apni zindagi mein
kar liya shamil mujhe
aapki nazaron ne samjha
pyaat ke kabil mujhe... |
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[ Je suis ta
destination
et tu es la mienne,
pourquoi aurai-je peur des orages
quand tu es mon rivage ?
Dis aux orages, toi qui vois mon bonheur
que je suis arrivée à destination.
Ton regard ma trouvée
digne de l amour
ô battement de mon cur, arrête un instant
jai trouvé ma destination][Ton ombre
se jette sur mon cur
et jentends partout des milliers de shehnai 69a
gaiement mas-tu acceptée
dans ta vie.
Ton regard ma trouvée
digne de lamour...] |
[Les paroles communiquent un
rapport très déséquilibré entre le couple, bien emblématique de la relation idéale
entre homme et femme comme préscrite par le Manu
smriti, le traité ancien
sur - entre autres - la position et les droits de la femme dans la société :
lhéroïne incarne ici toutes les vertu que doit avoir lépouse ; elle
vénère son mari et estime que son approbation lui donne une position privilégiée,
quavec son acceptation, elle a atteint lobjectif de sa vie.]
Dans les dernières décennies, ces séquences représentatives de
lamour physique sont devenues beaucoup plus explicites et lascives. Si la
représentation de la nudité et de lacte sexuel reste interdite par la censure, des
réalisateurs ont maîtrisé des symboles suggestifs pour la contourner. Malheureusement
ces alternatives sont beaucoup plus obscènes et souvent plus proches de la pornographie ;
la plupart du temps, elles échappent aux yeux des commission de censure et donc ont une
portée très étendue. Une des solutions les plus fréquemment adoptées face à
linterdiction de la nudité féminine est de montrer la femme moulée dans des
vêtements mouillés (surtout un sari blanc, signifiant à la fois la pureté et
lattrait), vraisemblablement après un bain, surtout rituel ; ou bien de
lhabiller dans les vêtements, réduits à peu de chose, des adivasis (tribus) sous des pretextes peu
convaincants.
Si, jadis, on représentait aussi lacte sexuel en faisant disparaître
le couple derrière des arbres ou des buissons et fixant la caméra sur des fleurs, des
oiseaux ou des abeilles (des symboles dune transparence manifeste), actuellement il
ne reste pas de traces dune telle pudeur : les gestes, les mimiques et les symboles
visuels expriment presque explicitement le coït. La collaboration quasi-obligatoire des
chorégraphes indépendants qui décident non seulement les mouvements des danseurs mais
aussi les angles de prises de vue qui peuvent accentuer lérotisme et le rythme du
montage des séquences chantées (« les films au sein du film ») révèlent
limportance donnée par les réalisateurs à celles-ci.
Pourtant, il reste des réalisateurs qui ont recours encore à la chanson
comme mode dexpression fantasmagorique mais stylisé de la passion, qui la traitent
avec une certaine finesse et créativité. Avec des codes de censure beaucoup moins
pesants aujourdhui cela devient un vrai choix artistique et non pas une exigence
juridique ou sociétale. La chanson Pehla Nasha du film Jo Jeeta Wohi Sikandar (Le gagnant remporte le royaume, 1993
; réalisateur : Mansoor Khan ; producteur : Nasir Husain Films ; compositeur :
Jatin-Lalit ; chorégraphe : Farah Khan), par lalliance charmante de la musique et
des paroles ainsi qu'une mise en image originale, immortalise à merveille
lexubérance du premier amour de ladolescence. Bien que ce soit une
célébration individuelle dans le film, la joie de vivre du protagoniste - accentuée par
ses mouvements extatiques à travers lespace (des jardins de thé, lautoroute,
la ville, sa chambre) les couleurs somptueuses de la nature, et le montage de la séquence
(entièrement tournée au ralenti, ce qui lui donne une dimension temporelle très
particulière) - transcende lécran et ajoute à la délectation du spectateur.
Dun point de vue musical, la chanson na rien de spectaculaire :
cest une mélodie dans le style pop, accompagnée de piano, guitares et trompettes,
avec un rythme très agréable. En effet, elle sélève au-dessus de la médiocrité
essentiellement parce quelle est tournée ingénieusement. La chanson vient juste
après que le héros a reçu un baiser (sur la joue, toujours pas sur les lèvres !) de la
fille dont il est épris. Débordant de joie, il va voir sa meilleure amie (qui est, elle,
amoureuse de lui) pour lui raconter ce qui sest passé mais, ne trouvant pas les
mots, il lembrasse et court vers sa maison. Son amie (et le spectateur) le voit par
la fenêtre ; toujours enivré de sa découverte, il empoigne son grand frère et se met
à danser avec lui, et quand ce dernier le lâche avec irritation, continue à danser avec
son pull. La fille, convaincue quil séprend delle, commence elle aussi
à danser. Dans le prochain plan, nous voyons le héros gambader à travers
lautoroute, et en arrière-plan, toute la nature a lair de faire la fête avec
lui :
Pehla
nasha, pehla khumar
naya pyar hai, naya intezar
karlu main kya apna haal
ay mere dil-e-beqaraar, tu hi bataa
Udta hi phirun in havaon
mein kahin
ya mein jhul jaon in ghataon mein kahin
ek kardu aasman zameen
ab yaroon kaho kya karoon kya nahin
pehla nasha, pehla khumar... |
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[La première
ivresse, la première griserie
cest un nouvel amour, une nouvelle attente
que faire de moi dans cet état
dis-moi, ô mon cur impatient ?]
[Je veux menvoler
avec ce vent
ou me balancer dans les nuages
toucher le ciel avec mes doigts
dites-moi, les amis, que faut-il faire ou ne pas faire ?
la première ivresse, la première griserie...] |
A ce point, le spectateur rejoint la fille qui exprime
ses réactions à ce quelle prend pour une déclaration damour (les couleurs
éclatantes de sa jupe rajastani signifiant la jeunesse, la passion et la
jubilation) :
Usne baat ki kucch
aise dhang se
sapne de gaya woh hazaron rang ke
Rehjaon jaise main haar ke
aur choomon woh mujhe pyaar se
pehla nasha, pehla khumar |
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[Il ma
parlé dune telle façon
que je vois naître des rêves de mille couleurs
je me trouve perdue dans lespoir quil vienne
et membrasse avec tendresse.
la première ivresse, la première griserie] |
Une autre métaphore
employée pour signifier la passion, celle qui jouit des nuances les plus érotiques et
dont on se sert depuis des temps immémoriaux - la preuve se trouve dans des peintures,
sculptures, poèmes épiques, chansons traditionnelles, danses classiques, bref, dans
toutes les formes de lart indien - est Radha et Krishna (le huitième incarnation du Dieu
Vishnu) dont lamour - à la fois charnel et spirituel - est censé avoir atteint
lapogée possible pour les mortels et les dieux.
Les séquences de chanson et de danse qui font allusion à ce couple divin
sont innombrables dans le cinéma hindi depuis le début : il sagit soit dun
recours à une scène de rêve (dream sequence) où les personnages principaux font
semblant dêtre les amants mythiques, soit dune scène de fête communale qui
récrée lambiance festive et licencieuse associée avec le couple mythique (ce qui
se fait couramment dans presque chaque quartier lors des festivals comme Holi), soit de références au couple divin
toujours (où les acteurs pour exprimer à lautre leur sentiment jouent aux
personnages mythiques). Le duo y prend souvent lallure dun duel car
lhistoire damour de Radha et Krishna comporte des épisodes explosifs !
Le film Lagaan comporte une telle séquence de fête
où les personnages principaux, jouant les rôles du couple légendaire, se lancent dans
une série de répliques : la chanson et sa mise en image sont à la fois badines et
sensuelles. Lhéroïne se plaint, en fait, du caractère inconstant de son amant
(quelle appelle dans cette séquence Kanhaiya, synonyme de Krishna) qui charme
toutes les gopis (bouvières) à Madhuban (le village où habitaient Radha et
Krishna) :
Madhuban mein jo
Kanhaiya kisi gopi se mile
kabhi muskaye kabhi chede kabhi baat kare
Radha kaise ne jale Radha kaise ne jale comment
aag tan man main lage Radha kaise na jale... |
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[Kanhaiyo
rencontre des gopis à Madhuban,
parfois il sourit et cause, et les charme
Radha pourrait-elle ne pas céder à la jalousie ?
le corps et lesprit prennent feu, comment
Radha pourrait-elle ne pas céder à la jalousie ?] |
Le héros insouciant lui répond, lui reprochant son
manque de confiance en lui, et en elle-même, et la rassurant de sa place inébranlable
dans sa vie :
Madhuban mein
bhala Kanha kisi gopi se mile
man mein to Radha ke hi prem ke hai phool khile
kisliya Radha jale kisliye Radha jale
bina soche samjhe kisliye Radha jale
kisliye Radha jale pourquoi
Gopiyaan taare hai chand hai Radha
phir kyon hai usko biswaas adha ? |
|
[Kanha a beau
rencontrer des gopis
cest Radha qui règne sur son cur
pourquoi Radha cède-t-elle à la jalousie ?
sans y réfléchir, sans le comprendre
Radha cède-t-elle à la jalousie ?
Les gopis ne sont que des étoiles, et Radha la lune
alors, pourquoi na-t-elle pas plus de foi en notre amour ?] |
La chanson entière
prend la forme, en fait, dune petite querelle entre amoureux (poussée par les
churs, des chanteurs qui répètent les propos de Kanhaiya et des chanteuses faisant écho aux
interrogations de Radha). Chaque justification du héros étant
renvoyée par lhéroïne avec une réfutation et de nouveaux reproches qui se
terminent par la résolution du conflit.
Nous nous trouvons frappés néanmoins par la préoccupation du cinéma hindi
sur le sujet de lamour romantique qui est le thème prédominant de la plupart des
films. Malgré labsence de genres distincts dans ce cinéma, il nous semble que le seul trait commun de tous les films hindi est une histoire
damour : même dans les films de vengeance ou de guerre qui fournissent peu de
raisons logiques pour un angle sentimental, on trouve toujours une intrigue romantique greffée à
la trame (soit dans le passé, qui implique une scène en flash-back, soit comme un dérivé de laction
principale), qui donne aussi loccasion dintroduire des séquences chantées.
Ce phénomène prend des dimensions plus curieuses dans un pays où
lamour libre entre homme et femme na pas de réalité sociale : la majorité
(plus de 90%) des mariages sont encore et toujours des mariages arrangés par les parents
ou la famille élargie et les époux eux-mêmes, surtout la femme, nont pas voix au
chapitre. Si aujourdhui dans certaines classes sociales (la classe moyenne urbaine),
le couple a peut-être plus de possibilités de se voir au moins une fois avant les noces
(jamais sans chaperons), les occasions de se parler, de se connaître ou de sortir
ensemble sont encore très mal vues par la société.
La notion dune période de cour nexiste pas car le mariage est
estimé être un devoir social et familial, une des étapes essentielles dans la vie (grihaprasthashram, la deuxième des quatres ashrams ou étapes de lexistence
humaine définies et préscrites par des vedas) : lamour et la compatibilité
y sont secondaires. Ainsi, on est censé non pas épouser une personne mais de
sallier à une famille entière, et par conséquent, les enjeux de lalliance
sont bien différents : on a beau sentendre parfaitement avec son époux ou son
épouse, si lon narrive pas à se faire accepter par sa famille, le reste de
sa vie pourrait facilement se passer avec de grandes difficultés.
Que lidentité de la femme se définisse
premièrement par le fait dêtre mariée et dans un deuxième temps comme le reflet
de limage de son époux explique peut-être pourquoi elle accepte avec autant de
résignation (ou plutôt de pragmatisme) son sort, car elle est considérée comme
incomplète voire « défectueuse » si elle reste célibataire. En plus, selon les
anciennes croyances qui prévalent encore en Inde (sauf dans quelques communautés du
Nord-Est et de lextrême Sud), la fille est une « richesse en prêt » dans sa
propre famille depuis sa naissance jusquau jour de son mariage, où elle est rendue
à son véritable ayant droit : la famille de son époux ; elle est quelquun de
passage sans droit sur la terre.
Il devient donc du devoir sacré des parents de la fille de trouver
eux-mêmes la famille (et le mari, mais celui-ci est secondaire) qui la mérite ;
moralement, ils nont pas le droit de garder cette richesse chez eux après son
accession à l'âge adulte. Et puisque cest une « richesse » (la connotation de
possession, l« objectification
» de la femme, ne nous échappe pas), elle na
évidemment pas le droit de faire les choix de sa vie, dexprimer une volonté
quelconque et surtout de prendre linitiative dans le choix dun compagnon, une
décision qui aurait des répercussions sur tout le clan.
Dans cette optique sociétale, et surtout compte tenu de sa pratique
de ne jamais mettre en cause le statu quo sociétal, la tendance du cinéma
hindi à vouer obéissance à lamour comme à létat idéal qu'il faut
atteindre ne pourrait-elle pas se voir comme une déviance flagrante, en fait la seule
quil se permette ? La toute puissance de lamour entre homme et femme est
évoquée dans presque toutes les chansons, sa primauté dans la vie de lindividu y
est aussi révendiquée sans cesse. Si lon tentait de compiler un recueil des
chansons damour du cinéma hindi, on y trouverait sans doute des descriptions
soigneusement esquissées, des invocations sublimes de toutes les nuances de ce rasa
; des preuves incontestables de lobsession nationale, avec la liberté (car il
sagit bien dune forme de liberté) qui lui est socialement et moralement
interdite : celle de la passion.
Un examen plus minutieux nous révèle néanmoins que ce cinéma, tout épris
quil soit du thème de lamour et de sa défense, trouve toujours des moyens
dapporter une conclusion socialement permise (même si cela reste très
improbable dans la réalité) : la résolution des conflits nimplique jamais de
rupture avec les murs de la société ; elle nécessite, au contraire,
labolition des obstacles, ou la transformation du personnage exclu en quelquun
qui soit digne de respect.
Cest en cela que nous estimons que le cinéma indien est en
contradiction claire avec la culture de masse décrite par Edgar Morin 69b : « Tout dabord elle détruit plus
radicalement et extensivement que toutes les propagandes politiques, les valeurs
traditionnelles, les modèles héréditaires ; elle entretient certes des rêves
projectifs, mais en même temps elle transforme certains des rêves en aspirations. » Or
ce cinéma tient absolument à la perpétuation des valeurs traditionnelles. Des rêves
restent des rêves ; la transformation de ceux-ci est encouragée seulement si on les
tente en adoptant les valeurs et les moyens prescrits. Nous sommes amenés à nous
demander si, en effet, la société en général, y compris ceux qui souffrent à cause de
ses restrictions, ne préfère pas garder lordre établi, aussi dur quil soit
: est-ce que lon évite un changement par peur de linconnu, de la perte de
stabilité ?
Paul Zacharia, écrivain et journaliste célèbre (dont les uvres ont
inspiré quelques films d'art et d'essai, notamment Vidheyan dAdoor Gopalakrishnan), nous a
proposé un élément de réponse sur notre questionnement quant à la prédominance de
lamour dans le cinéma hindi et surtout ses chansons 70 : « 90% des séquences chantées font
allusion à lamour sentimental.
A la différence de la
société occidentale, lInde na aucun mode dexpression socialement
visible de lamour entre un homme et une femme. Les films ont surmonté cette limite
sévère en ayant recours au fantasme à travers des séquences de chansons et de danses. Dailleurs, en raison des restrictions écrasantes de la
société et des religions en Inde, lamour entre lhomme et la femme dépend
fortement du fantasme ou de la rêverie. Le cinéma imite tout simplement la vie. »
En effet, nous remarquons que cest pendant les séquences chantées que
les personnages se comportent le plus librement ; les mises en image de celles-ci
permettent également la représentation des désirs et rêves des personnages, et pas
seulement sur un plan amoureux : même les personnages misérables en « réalité » (au
sein du film) se montrent habillés somptueusement (le spectateur nest pas surpris
de voir des paysans vêtus tout dun coup de tenues à la dernière mode), se
déplacent en des lieux très exotiques (dun plan à l'autre, le voyage peut se
faire entre un bidonville de Bombay et la Suisse, lAngleterre ou la Nouvelle
Zélande, pour citer les destinations les plus répandues), possèdent des voitures de
luxe et des maisons magnifiques.
La chanson, il nous
semble, sempare du rôle de la passerelle entre le monde réel et celui de
limaginaire, où toute illustration du désir est permise : ainsi, un comportement qui serait
strictement reproché voire réprimandé dans le « réel » devient acceptable dans la
zone de limaginaire et il sagit aussi dun abandon de toute logique, car
dans ce territoire, chacun est libre de fabriquer ses propres règles.
Dailleurs, on constate « un brassage entre limaginaire et le
réel » qui est plus intime, plus proche du spectateur que celui observé dans les
terrains traditionnels de limaginaire (les mythes, les épopées
ou les contes) car dans ce cas-ci, « limaginaire ne se projette pas dans le ciel,
mais se fixe sur la terre. » 70a0. Ce qui nest que la finalité toute
prosaïque assignée par les producteurs et réalisateurs : pour assurer la réussite de
leurs produits il leur faut une excellente connaissance
intuitive des besoins et préoccupations de la grande majorité de leurs clients (nous utilisons exprès ce mot au lieu de
« spectateurs ») et fournir une gratification éphémère de ces désirs.
La licence dont jouissent les séquences chantées dans une civilisation qui
est aujourdhui extrêmement conservatrice nous interpelle également : comment
arrive-t-il quun pays aussi conservateur par rapport à la sexualité supporte
autant de lubricité visuelle dans son cinéma ? Est-il possible que cette licence puisse
assumer la fonction cathartique et essentielle dun exutoire ?
Notre étude nous invite donc à émettre une autre hypothèse : la chanson ne devient-elle pas une voie
privilégiée proposée à limaginaire non seulement pour les personnages du film
mais aussi les spectateurs qui partagent la même soif de liberté
où il est permis de voir et éprouver (au moins par procuration) laboutissement de
désirs et rêveries ; ne fournit-elle pas une sorte de « terre dasile » où
lindividu néprouve plus de culpabilité envers ses désirs ?
Puisque cette rigidité, cette pruderie
sexuelle, est plutôt récente (trois cents ans ne représentant que quelques moments dans
lhistoire indienne), si lon gratte la couche translucide de la surface,
lon retrouve des habitudes très anciennes de donner libre expression au désir (cf.
parmi dinnombrables exemples, les sculptures de Konark et les poèmes de Gitagovinda) ; ne serait-il pas inévitable
quune telle austérité trouve un relâchement à travers la culture populaire
quest la chanson du film ?
Ajay Gehlawat évoque dans son étude 70a une séquence très sulfureuse du film Satyam Shivam Sundaram (Vérité, Dieu et Beauté, 1978 ;
réalisateur et producteur : Raj Kapoor ; compositeur : Laxmikant-Pyarelal) qui contribue
à renforcer notre propos. La chanson est tournée en mettant en évidence
lhéroïne (lactrice Zeenat Aman qui joue le rôle dune paysanne) qui,
habillée en tissu blanc et transparent, adore lidole du Dieu Shiva (représenté
par le symbole phallique) : une fusion des éléments à la fois érotique et religieux
qui permet au spectateur de prendre plaisir devant la sexualité manifeste de la scène
sans éprouver la culpabilité normalement associée à une telle vision : laspect
vraisemblablement religieux de la scène légitimise lérotisme.
Comme il le remarque, en réalité, une femme ne pourrait jamais aller adorer
lidole en public à moitié nue, ce serait un péché impardonnable. Mais le public
cinéphile indien, tout en défendant scrupuleusement des murs sexuelles sévères,
se sent libre de les transgresser à travers le cinéma. On y trouve une pratique
répandue, une maîtrise, de dédoublement : le public se permet dans cet espace
privilégié (et délimité) de la salle du cinéma toute la licence
quil estime coupable et répréhensible dans la vie réelle.
Lanalyse du cinéma hindi que fait le célèbre psychanalyste
indien Sudhir Kakar 71 devient fort pertinente si on la raporte
à notre interrogation : faisant référence à la définition des contes de fées donnée
par Bruno Bettelheim 71a, Kakar suggère que bien que les films
hindis puissent être irréels en terme de rationalité, néanmoins ils sont vrais,
en ce qui concerne « une saisie ferme et confiante de la topographie du désir et de ses
tribulations. »
Kakar nhésite pas à constater que la « peinture du monde extérieur
» faite par le film moyen hindi et sa pertinence vis-à-vis de la réalité extérieure ont beau être souvent douteuses, sa
singularité se trouve dans son approche de cet élément indissociable du désir, le
fantasme : « la mise en scène du désir, sa dramatisation sous forme visuelle ». Dans
son analyse, il renverse la maxime dAristote « pas de désir sans fantasme » et
lemploie pour étudier le cinéma hindi, qui est un véritable « monde de
limaginaire nourri par le désir ». Le fantasme, avec sa capacité de « soustraire
les désirs aux limites du possible et du raisonnable, de refaire le passé,
dinventer un futur » pourrait servir à diminuer les tensions nées du conflit
entre nos désirs et un environnement (répressif), ainsi que les conflits entre nos
attentes et notre impuissance à les satisfaire dans ledit environnement.
Shyam Benegal soutient ce postulat : « A travers le véhicule du
fantasme et le processus didentification le film hindi guérit provisoirement les
stresses principaux que subissent les Indiens dans leur vie quotidienne et leurs relations
familiales... en un mot, les films hindis sont les versions contemporaines de vieux mythes
connus. Ils créent également des mythes contemporains qui proposent
des solutions pour les conflits engendrés par les changements politiques,
économiques et sociaux. » 71a1.
Ainsi, nous nous demandons si les filmi geet, « seule forme dominante musicale de
lInde urbaine » 71a2, nont pas dautres finalités,
qui dépassent le film lui-même et touchent la vie du spectateur ? Pourrait-on dire, en
paraphrasant Robert J. Stoller 71b, quelles véhiculent lespoir, guérissent
les traumatismes, défendent contre la réalité, cachent la vérité, fixent
lidentité, restaurent le calme, éloignent la peur et la tristesse, purifient
lâme ?
Nous nous rendons compte que nous sortons du domaine du cinéma, et de notre
questionnement sur les fonctionnalités des filmi geet dans les films. Nous entrons, en
fait, dans la société indienne pour poursuivre
notre interrogation sur leurs effets au-delà du film, ou de lindustrie du cinéma.
Nous avons déjà défini les
filmi geet comme un
bien culturel, ce qui signifie non seulement un produit qui contribue à la création
de richesse et d'emplois, mais aussi un vecteur des idées, des valeurs symboliques et des
modes de vie 72. Il nous semble que cette expression est
depuis très longtemps en rapport étroit avec le territoire sur lequel elle rayonne et vu
sa portée extraordinaire dans le pays, ses influences sur le tissu socioculturel
méritent un examen.
69a1. Ajay GEHLAWAT, « Playback as Mass
Fantasy: The Hindi Film Experience » dans IndiaStar Review of Books - Retour au texte.
69a. Flûte de roseau dont on joue
traditionnellement lors des mariages en Inde du Nord - Retour au texte.
69b. Edgar MORIN, « LEsprit du Temps I
», Paris, Bernard Grasset, 1962, page 229 - Retour au texte.
70. Entretien du 25 août 2001. - Retour au texte.
70a0. Edgar MORIN, « LEsprit du Temps I
», Paris, Bernard Grasset, 1962, page 236 - Retour au texte.
70a. Ajay GEHLAWAT, « Playback as Mass
Fantasy: The Hindi Film Experience » dans IndiaStar Review of Books - Retour au texte.
71. Sudhir KAKAR, « Psychanalyse du film
indien » dans « Le Cinéma indien ». Paris, LEquerre,1983, page 161 - 162 - Retour au texte.
71a. Bruno BETTELHEIM, « The Uses of
Enchantment », New York, Knopf, 1976, pages 3 - 20 - Retour au texte.
71a1. Shyam BENEGAL, « Popular Cinema » dans
« 100 Years of Cinema », sous la direction de Prabodh MAITRA, Nandan 1995, page 27 - Retour au texte.
71a2. Ibid -
Retour au texte.
71b. Robert J. STOLLER, « Perversion », New
York, Pantheon Books, 1975, page 55 - Retour au texte.
72. Document de lUNESCO sur les
industries cultures, http://www.unesco.org - Retour
au texte. |