OOO
C. DES SIGNIFICATIONS ET
FONCTIONNALITES DES FILMI GEET
DANS LA SOCIETE INDIENNE

                            Nous aurons pour but dans cette dernière partie d’évaluer les influences éventuelles des filmi geet sur la vie de l’Indien moyen et, par extension, dans la société indienne. Mais une telle démarche implique forcément d'appréhender de façon clair le territoire étudié, un pays que l'on surnomme microcosme de l’univers. Pour cela nous nous appuierons sur un texte de Pierre Beylau 73 qui saisit beaucoup plus fidèlement (et lyriquement !) que nous pourrions jamais espérer le faire, le brassage de l’ancien et du nouveau, le foisonnement de maintes cultures, les multiples réalités, les diverses facettes qui constituent l’Inde actuelle :
   « Inde : à la seule invocation du mot, les imaginations vacillent, les rêves prennent leur envol, la raison trébuche. Les images se bousculent comme un kaléidoscope. Apparaît l’immense Calcutta grouillante, misérable et fascinante. Un terrible dénuement, un formidable élan vital. La boue et la spiritualité, les ténèbres et la lumière, le sacré et le sordide. La liberté d’esprit, la soif de connaître au milieu d’un cloaque. L’espoir et la vie plus forts que le malheur et la mort.
   Et puis surgit l’autre face de l’Inde. Bangalore, sorte de Silicon Valley, sanctuaire de la haute technologie, immense réceptacle de cerveaux, pépinière prolifique d’ingénieurs, d’informaticiens dont le monde entier se dispute les compétences.
   Car l’Inde, c’est tout cela. Des mendiants faméliques et la modernité la plus créatrice. Des centaines de milliers de diplômes de haut niveau issus chaque année de ses universités et des crève-la-faim recherchant fébrilement la salvatrice poignée de riz qui leur permettra de survivre. Ce sont les gentlemen sortis d’Oxford sirotant un drink sur les pelouses plus vertes que celles du Kent et des miséreux pathétiques. C’est une classe moyenne qui équivaut au double de la population française, mais [c’est] aussi le tiers-monde.
   L’Inde n’est pas un pays. C’est un continent, une culture, une éternité venus du fond de l’Histoire. Une impressionnante immobilité culturelle et une prodigieuse capacité d’adaptation. L’Inde est incommensurable : 1 milliard d’habitants, 740 langues, un panthéon foisonnant de divinités. un système de castes que commencent à ébranler d’intrépides éclaireurs de la mobilité sociale, souvent issus de ces intouchables écrasés par le mépris des brahmanes.
   L’Inde est aussi une démocratie, sans doute imparfaite mais vigoureuse, avec une presse dynamique, des partis politiques, des syndicats, un monde associatif imaginatif. C’est enfin une puissance régionale qui compte faire entendre sa voix. Elle figure désormais dans le club restreint des pays dotés de l’arme nucléaire et dispose de missiles balistiques. ... l’Inde, géant du XXIe siècle, veut s’affirmer. »

   Il est une véritable boîte de Pandore de contradictions, ce pays, défini par sa Constitution comme une République souveraine, laïque, socialiste, démocratique ; idéaux fondateurs de la jeune nation, des idéaux que ses citoyens (et ses pouvoirs publics) subvertissent de temps à autres. C’est la patrie de l’ahimsa (la non-violence, la doctrine énoncée par le Bouddha), mais aussi une caisse d’explosifs prête à sauter avec une violence épouvantable sur-le-champ, sans la moindre raison. C’est une société qui adore la femme comme incarnation de la Terre et de la Puissance, où la naissance de ladite femme est néanmoins reçue - dans plusieurs régions - comme un malheur, une punition des dieux. C’est une nation qui est entrée de plain pied dans l’ère des Technologies de l’Information et des Communications et est devenue un des leaders de l’industrie informatique, qui a relevé le défi de la conquête de l’espace avant d’atteindre une autosuffisance dans la production alimentaire ; où il y a plus de postes de télévision que de téléphones par habitant mais où de grandes zones restent inaccessibles pendant une bonne partie de l’année.
   Oui, c’est un étrange pays où des églises côtoient des temples et des mosquées ; où parmi les plus grands parrains des arts « hindous » comptent des empereurs musulmans, où de nouvelles formes des arts, de l’architecture et de nouveaux courants religieux (soufisme, bhakti, baul, sikhisme) ont pris naissance, à maintes reprises, des interactions entre des « vainqueurs » et des « vaincus » (on rappellera le propos d’un écrivain indien qui suggère que le vrai vainqueur a toujours été l’idée qui est l’Inde, remarquant que chaque envahisseur s’est installé dans le sous-continent pour en devenir une composante indéracinable, un ruisseau supplémentaire qui rejoint la mer ; chaque envahisseur à part les Anglais). C’est un territoire où le Temps, l’Espace et la Mémoire prennent de nouvelles dimensions, où la Vie et la Mort revêtent différentes significations.
   Il est difficile, même pour des Indiens, de définir ce qu’est l’Inde. Car en fin de compte, elle est tout ce que l’on vient d’évoquer mais aussi beaucoup plus : elle est à la fois contemporaine et primitive, progressiste et sauvage, génereuse et impitoyable. Ainsi, il nous semble que survivre en Inde implique l’acceptation que, comme l’a constaté Salman Rushdie, il existe simultanément un milliard d’« Indes » et que l’individu n’aura jamais de prééminence sur ces milliards d’Indes.
   La réussite voire l’existence de ce pays, nous dit-il, repose sur la capacité de ses citoyens à garder leurs propres visions de la patrie et non d’exiger une Inde monolithique. Ainsi, il nous faut souligner également que l’Inde à laquelle nous faisons référence est notre vision de l’Inde, bien distincte de l’Inde que revendiquerait un autre Indien : elle est différente de celle d’un militant du Shiv Sena (le parti de l’extrême droite), de celle d’un économiste, ou bien de celle d’un habitant des bidonvilles de Bombay, mais elles ont toutes la même légitimité et elles existent toutes.
   Notre tentative de disséquer cette Inde hétéroclite et énigmatique, socle essentiel de notre identité, avait pour but de trouver s’il y a - outre l’entité géopolitique, et l’unité administrative - des composantes communes à la totalité de ce territoire qui contribuent à forger et à diffuser une identité collective ; une interrogation qui ne déclenche pas d’états d’âme lorsque l’on est en Inde, tellement - semble-t-il - cette identité va de soi. C’est lorsque l’on se trouve à l’extérieur que l’on se rend compte à quel point la diversité culturelle qui caractérise l’Inde est singulière et frappante, que dans un monde de plus en plus déchiré par des clivages culturels, ethniques, linguistiques, sa physionomie actuelle même laisse perplexe.
   Notre quête, en un mot, portait sur ce que Guy Sorman avait appelé le Génie de l’Inde. La spécificité indienne existe évidemment et notre questionnement nous a mené à discuter avec des indophiles (indiens et étrangers) ; à lire les bribes d’âmes des gens touchés par ce kaléidoscope culturel (notamment les écrits de Salman Rushdie, passionné du sous-continent et lui-même revendicateur d’un droit à de multiples identités
74) ; à observer avec un nouveau regard les diverses images de l’Inde, celles que les Indiens se sont appropriées et celles reconnues à l’étranger... un travail qui nous a révélé une grande quantité d’éléments constitutifs de son âme, à la fois connus et inconnus, attendus et imprévisibles, mornes et passionnants.
   Et parmi les vecteurs qui exercent une forte influence sur la constitution d’un esprit commun, nous avons retrouvé les filmi geet, audibles partout dans le pays (et au-delà), traversant des frontières étatiques, religieuses, linguistiques et sociales, constituant le dénominateur commun le plus étendu sur le territoire indien.
   C’est en partant de cette intuition que nous avons ensuite réfléchi à la manière dont se constitue une identité collective. Nous étions, en effet, confrontés à la prégnance de ce phénomène et à son maillage dans le tissu socioculturel du pays dès le départ, il nous a fallu dans un deuxième temps, tenter de trouver les conséquences de son omniprésence.
   Nous nous trouvons ainsi avec des questions illimitées mais sans réponses définitives. Ce que nous allons présenter, par conséquent, ce sont plutôt nos interrogations. Quant aux éléments de réponses que nous avançons, il s’agit d'hypothèses concernant son impact, car nous trouvons que celui-ci est bien souvent ignoré en tant qu’objet digne d’étude en dehors du champ audiovisuel, or l’influence des chansons est effectivement plus importante en dehors des salles de cinéma !
   Néanmoins c’est un postulat soutenu par plusieurs écrivains et historiens. Paul Zacharia a ainsi répondu
75 : « La musique des films hindis est le plus grand mouvement culturel du 20ème siècle en Inde, fier d’une envergure transnationale. »


73. Publié dans LE POINT, édition spéciale INDE, numéro 1402, le 30 avril 2001, page 51 - Retour au texte.
74. cf le dernier chapitre du recueil Est, Ouest - Retour au texte.
75. Entretien du 25 août 2001 - Retour au texte.

Haut de page


Accès au sommaire du mémoire


Retour à la page précédente

    

SOMMAIRE du SITE