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C. DES SIGNIFICATIONS ET
FONCTIONNALITES DES FILMI GEET
DANS LA SOCIETE INDIENNE

                        

   ii. La chanson des films hindis, répère et intégrateur ?

   Mais rappelons-nous que l’Inde où foisonnaient ces pratiques était au départ une Inde rurale, une Inde qui n’était pas soumise à la conception étrangère du temps, où le rythme de la vie n’était pas dirigé par les sirènes des usines, par les horaires des bus. Avec les déferlements migratoires vers les villes dans les années quarante, le nouvel habitant citadin se trouvait coupé de ses repères sociaux et de ses pratiques culturelles. Les seules traces de ceux-ci, il les trouvait à l’écran, dans les séquences chantées des films.
   Le manque pesant des autres formes de divertissement qu’il connaissait - les multiples formes de théâtre et danse, les concerts, les fêtes foraines - ont renforcé son engouement pour ce refuge, le seul qui lui fût aisément accessible. Les expressions artistiques qui dans son village, faisaient pour la plupart partie de ses pratiques religieuses, devenaient en ville des symboles d’élitisme et étaient nettement hors de portée pour des raisons financières. Et puisque le cinéma lui proposait à la fois la musique, la danse, le théâtre et l’illusionnisme, il est devenu la distraction la plus répandue du pays.
   Bhaskar Chandarvarkar remarque qu’au départ, les chansons étaient tirées des répertoires classiques et folkloriques, ce qui permettait une reconnaissance immédiate. Plus tard, comme un reflet de la migration croissante vers le Moyen-Orient, des influences étrangères sont entrées dans la structure et la mélodie des filmi geet. Leur diffusion à longueur de journée sur la radio et - dans une moindre mesure, la popularité de la cassette culture (la culture des cassettes) - ont renforcé l’omniprésence de ces chansons dans la vie quotidienne des Indiens 79.
   Chandarvarkar souligne : « La chanson des films s'est fabriquée dans des usines de rêves. Les classes ouvrières et moyennes inférieures (lower-middle class) urbaines étaient en pleine expansion et les masses qui arrivaient dans les villes venaient de subir une rupture nette avec leurs racines culturelles dans l'Inde rurale. Ils avaient grand besoin de rêves. Dans les bidonvilles de Bombay, Calcutta, Bangalore et Madras, un homme - déraciné, affamé, et privé de sa culture 79a - prit plaisir à chanter et à écouter une musique qui était l’amalgame de ses espoirs et rêves, de la réalité et de la fiction. Il y avait des restes culturels ; il dut les consommer ; il ne s’inquiéta pas trop de leurs qualités nutritives : il avait faim. »
   Ces séquences chantées des films alliaient deux éléments essentiels et complémentaires : l’image et la musique. La musique lui était familière et précieuse, un moyen de communication qui faisait intimement partie de son existence et dont il pouvait immédiatement saisir le sens, dont la mélodie lui offrait les repères perdus, une continuité avec sa vie passée. L’image lui permettait de créer un lien d’empathie avec les personnages qui avaient vécu des péripéties similaires aux siennes et qui arrivèrent à les surmonter : l’image lui permettait le double mouvement de projection et d'identification, et donc une libération psychique. L’image - par les souvenirs qu’elle fournissait - lui permettait de revivre les sensations éprouvées lors du premier visionnement chaque fois qu’il entendait ladite musique : le lien était doublement renforcé.
   Il est important de souligner que cette forme d’expression trouve sa substance dans cette dualité, que les filmi geet ne seraient pas devenues, à notre avis, la force impressionnante qu’elles constituent si elles ne faisaient pas partie du cinéma. C’est sa mise en image - sa singularité et son charme principal - et l’association que celle-ci permet avec les vedettes, avec l’histoire et le message du film qui lui confèrent ce statut privilégié, qui lui permet d’être l’écho des aspirations des peuples différents, qui l’aide à dépasser les barrières linguistiques et à rester aussi fortement ancrée dans les mémoires et les vies des Indiens.
   Ajay Gehlawat relève cet aspect dans son étude 80 : « Sans le corrélatif visuel de cette musique, à travers lequel un comédien ou une comédienne peut réaliser des actions fantastiques, une chanson n’est qu’une voix sans corps. » Nous nous rendons compte donc que sans visionnement, sans l’illustration de la chanson à l’écran, le plaisir de l’auditeur reste incomplet et éphémère : il ne suffit pas d’avoir les cassettes ou les disques à sa disposition, ceux-ci ne remplaceront jamais le film. Ils permettent juste de revivre les scènes du film, une fois que le spectateur l’aura vu. Les chansons rendent, en effet, le spectateur à même de « capter » et d’« immortaliser » les émotions déclenchées par son visionnement, et leur confèrent une dimension qui va bien au-delà du film. Elles facilitent l’appropriation de leur symbolique dans la propre vie du spectateur-auditeur.
   Car la puissance de la chanson réside premièrement dans le mariage de deux langages distincts : le langage musical et le langage verbal. La communication immédiate et intime se fait à travers le langage musical, qui, comme nous l’avons évoqué dans la deuxième partie, a un rapport privilégié avec le corps, qui nous touche profondément. Son efficacité en tant que « potentiel évocateur » 81 se renforce grâce à la collaboration du langage verbal qui a l’aptitude d’énoncer, de mettre au clair les idées et le processus symbolique que le langage musical met en mouvement.
   Mais avec les chansons du film hindi, on observe une inversion des sens : le langage verbal est remplacé par le langage visuel qui est d’autant plus efficace qu’il dépasse les barrières linguistiques. On remarque d’ailleurs que la mosaïque linguistique indienne touchée par les chansons ne limite pas leur impact sur l’ensemble du sous-continent.
   En revanche, nous trouvons que ces chansons ont joué un rôle non négligeable dans la diffusion de la langue hindie, qui, selon les chiffres du dernier recensement national (1998), est pratiquée par 487 millions d’Indiens. La langue hindie, officiellement déclarée langue nationale après l’indépendance, a rencontré une résistance implacable dans plusieurs états, notamment au Tamil Nadu où l’AIADMK (Anna Dravida Munnetra Kazhakam) avec la célèbre star M.G. Ramachandran a fortement revendiqué la primauté de l’identité régionale (dans ce cas-ci, l’identité dravidienne en opposition à l’identité aryenne) ; c’était un discours que M.G.R. a défendu autant par le ton de ses films que ses campagnes politiques.
   Souvent perçu comme l’arme des pouvoirs de l’Inde du Nord (majoritaire en nombre et dans les postes de pouvoir), l’hindi a pu se détacher de cette image impérieuse et écrasante principalement par le biais des films hindis, qui lui ont conféré une autre image, plus acceptable, plus démocratique, celle de la langue de la rue, la langue de l’homme moyen qui - aux quatre coins du pays - doit surmonter maints problèmes pour survivre. En effet, l’hindi de ces films, s’il était auparavant très pur et savant (et, comme nous le voyons surtout dans ses chansons, très imagé, employant largement des figures de style et du vocabulaire urdus), intègre aujourd’hui beaucoup plus les dialectes ruraux, les patois régionaux ainsi que l’argot de villes : c’est un vrai khichdi (ragoût), comme diraient les Indiens.
   Ces chansons, à la fois faciles à fredonner et enrichies par le contexte cinématographique et leur interprétation par des acteurs célèbres, ont facilité la diffusion de la langue hindie. D’une langue imposée par l’état, elle est ainsi devenue une langue populaire accessible à tous, et de fait, un symbole d’une identité commune. Paul Zachariah a remarqué à ce propos : « Hindi as an official language is a non-starter. It is through Hindi cinema and Hindi film music that Hindi has found the greatest pan-Indian acceptance. » : L'hindi en tant que langue officielle n’avait au départ aucune légitimité. C’est à travers le cinéma hindi et les chansons des films hindis que l'hindi a réussi le mieux à se faire accepter à l'échelle pan-indienne.
   Le fait que l’Hindi est aujourd’hui compris - même s’il n’est pas parlé - dans presque tout le sous-continent ne va pas de soi. Pourtant les gens qui sont analphabètes ou ceux qui ne maîtrisent pas la langue en saisissent le sens général grâce à la large diffusion des « stock phrases » (expressions idiomatiques) et des paroles de chansons. Telle est la force de cette association de l’Hindi avec son cinéma.
   C’est un discours soutenu par le célèbre critique Chidananda Das Gupta qui surnomme les films hindis « All-India films » (des films pan-indiens) et souligne leur capacité à favoriser l’intégration nationale, en promouvant une culture « indigène », unifiée et pan-indienne 82. Ce rôle intégrateur est pris très au sérieux par l’industrie du cinéma hindi, un rôle qu’elle renforce, tant par les messages de ses films que par sa structure et sa   composition même.
   L’industrie du cinéma hindi est un véritable bouillon des cultures de l’Inde : on y trouve des artistes originaires de toutes les région, toutes les religions, toutes les ethnies et toutes les langues de l’Inde. Cette pluralité a toujours été mise en avant par l’industrie, même dans les périodes mouvementées de la Partition. Il est intéressant de noter que les Indiens, toujours très sensibles à la représentation de personnages religieux, n’ont jamais mal réagi au fait que les chanteurs musulmans aient chanté des bhajans (chansons religieuses hindoues) ou que des réalisateurs hindous aient tourné des films sur la vie des saints musulmans. C’est un phénomène qui perdure en dépit des émeutes et des guerres qui divisent le pays depuis la Partition : l’industrie du cinéma n’a jamais hésité à souligner son caractère laïque.
   Quant aux minorités (linguistiques, religieuses ou ethniques), ce cinéma a toujours œuvré à les représenter comme faisant partie intégrante de la vie du pays et de sa défense, en tant que composantes essentielles de son identité nationale ; même si parfois ces représentations se réduisent à des stéréotypes, voire des caricatures de certaines communautés (le chrétien chaleureux - et ivre - de Goa, le Tamoul généreux qui parle mal l'hindi, le sikh costaud et gai, qui chante tout le temps...). Et ces idéaux de laïcité, de solidarité et d’unité ont toujours été véhiculés et perpétués par la chanson, mode d’expression privilégié, « porte-parole de l’âme ». Nous retrouvons l’articulation des sentiments nationalistes et laïques dans les chansons de vieux films réalisés sous le régime anglais, telle Chal Chal Re Naujawan (Allons-y les jeunes) du film Bandhan (Lien, 1940. Producteur : Bombay Talkies ; parolier : Pradeep) qui a même été adoptée par l’assemblée régionale des états du Punjab et Sindh comme hymne lors de ses sessions en 1940 (les premières assemblées régionales où il y eut les premières représentations des élus indiens) :

Manzil sabhi ki ek hai, raahen alag-alag
Voh ek hai, par apni nigahen alag-alag
Mandir me hain Bhagwan, voh Masjid me khuda hai
Kisne kaha Hindu se Muslim juda hai
Bolo Har-Har Mahadev, Allah o Akbar

        

[ Notre destination est la même, même si les chemins qui y mènent sont différents
Il (Dieu) est le même, nos regards sont différents
Il s’appelle Bhagwan dans un temple, Khuda dans une mosquée
Qui pourrait dire que les Hindous sont éloignés des Musulmans ?
Chantons « Avé le Dieu Shiva, Allah o Akbar ]

   Et cela reste le sentiment évoqué dans des films récents, par exemple dans les chansons comme Mere Dushman, Mere Bhai (Mon ennemi, mon frère) du film Border (Frontière, 1998).
   Nous avons noté avec intérêt l’attitude que l’Etat adoptera par la suite vis-à-vis des chansons du cinéma hindi : si les autorités anglaises se méfiaient (et avec raison) des chansons des films par peur qu’elles transmettent et encouragent des sentiments nationalistes, l’Etat indien a lui aussi adopté une attitude étrangement hostile juste après l’Indépendance. Elles furent même interdites sur les ondes de la radio nationale indienne l’AIR (All-India Radio) par le Ministre de Communication, B.V. Keskar, jusqu’en 1957. Keskar, note Christophe Jaffrelot 83, était « farouchement opposé à la musique de film qu’il jugeait ‘vulgaire’ » (par rapport à la musique savante qu’il promouvait), mais il fut obligé de révoquer la décision parce qu'au cours des années qui ont suivi l’interdiction, AIR a perdu une part importante de ses auditeurs au bénéfice de Radio Ceylon (la radio nationale de Ceylan) qui, elle, diffusait régulièrement ces chansons et avait aussi lancé la première émission de Hit-Parade hebdomadaire du sous-continent, le Binaca Geetmala, animée par Ameen Sayani (la première star de la radio indienne). La capitulation de l’Etat fut totale quand il finit par autoriser l’AIR à lancer une station (vibid bharathi) uniquement consacrée à la diffusion des chansons de films. Celle-ci s’est en outre procuré les droits de l’émission Binaca Geetmala, qui lui permirent de régner sans partage sur les ondes indiennes pendant quelque quarante ans.


79. Chidananda DASGUPTA, « RASA: The Indian Performing Arts in the last 25 years. Vol II: Theatre and Cinema », Anamika Kala Sangham, 1995  - Retour au texte.
79a. En anglais, il utilise le mot decultured : dé-culturé ?  - Retour au texte.
80. Ajay GEHLAWAT, « Playback as Mass Fantasy: The Hindi Film Experience » dans IndiaStar Review of Books  - Retour au texte.
81. Denis-Constant MARTIN, « Que me chantez-vous là ? Une sociologie de musiques populaires est-elle possible? » dans Musique et Politique: les répertoires de l’identité, sous la direction d’Alain DARRE, Rennes, Presse Universitaire de Rennes, 1996, page 19  - Retour au texte.
82. Yves THORAVAL, « Les cinémas de l’Inde », Paris, L’Harmattan, 1998, page 70  - Retour au texte.
83. CHRISTOPHE JAFFRELOT (ss dir), « La musique indienne » dans « L’Inde Contemporaine - de 1950 à nos jours », Paris, Ed. Fayard, 1996, page 584  - Retour au texte.

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