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AVANT-PROPOS

                             Imaginons un instant que l’on mettrait à notre disposition une machine magique qui nous permettrait de remonter le temps et l’espace ; de dépasser les barrières de distance, de latitudes, de fuseaux horaires; de briser les jalons de tout territoire, terrestre, temporel, réel et imaginaire. Propulsés par des besoins de recherche - et une certaine curiosité - nous déciderions de nous rendre dans un cinéma d’une petite ville en Inde et de regarder un film populaire indien - un film hindi. Que découvririons-nous ?
   Dans une salle obscure, débordant d’une masse de cinéphiles - qui occupent toutes les sept cents et quelques places (une petite salle, il faut l’avouer, selon des critères indiens) - nous pourrions voir, par exemple, les tribulations d’une unité isolée de l’armée indienne pendant la guerre contre le Pakistan en 1972, ce qui signifie, dans la mémoire indienne, ce matin. Le film qui s’appelle Border (La Frontière) rencontre un succès commercial prodigieux et est porté aux nues par la critique indienne. Le rythme du film pourrait nous laisser rivés à l’écran : des régiments pakistanais déploie un barrage d’artillerie, l’unité assiégée échappe tout juste à un bombardement, un traitre est démasqué et tué par le jeune capitaine pacifiste. Mais la trame du récit se trouve suspendue d’une manière inattendue dans la séquence suivante: le courrier arrive dans le camp, et - sans aucun enchaînement avec la scène précédente - les soldats et officiers se mettent à chanter, en courant à travers un désert morne, s’agrippant à leurs lettres, exécutant des danses.
   Dans cette séquence - qui dure dix minutes - la chanson nous emporte dans la vie des personnages, majeurs et mineurs, dans leurs souvenirs de leurs villages, maisons, familles et amours; ces flash-backs étant en alternance avec les scènes du champ de bataille et la vie actuelle des soldats, nous faisons la navette brusquement entre le passé et le présent, l’« ici » et l’« ailleurs ». D’ailleurs, la chanson ne provient pas uniquement de système audio du cinéma: les spectateurs chantent aussi, évidemment connaissant les paroles par cœur ; complètement absorbés par le spectacle (plusieurs personnes en larmes), ils ne trouvent rien d’anormal dans ces méandres multiples de l’intrigue, ni ne sont dérangés par la rupture de l’action dramaturgique, par ces chansons invraisemblables qui ponctuent la narrative. Pendant les trois heures de ce mélodrame patriotique, il y a cinq chansons, plusieurs digressions qui touchent des intrigues secondaires; et le dénouement, un spectacle de dévastation complète, est aussi accompagné d’une chanson. Tout le long du film, les spectateurs restent bien impliqués dans l’histoire (ce qui ne les empêche pas, néanmoins, de sortir de temps en temps): ils signalent leur approbation à tel ou tel dialogue en sifflant et en applaudissant, critiquent vigoureusement les scènes qui leur déplaisent et encouragent bruyamment les actions des personnages.
   Le film se termine et nous sortons de la salle. Mais il devient vite évident que nous avons beau avoir quitté le cinéma, le cinéma ne nous a pas quitté: des panneaux gigantesques de films éclipsent le paysage de la ville, des affiches recouvrent chaque pouce de mur disponible, la presse spécialisée du cinéma pullule dans les rayons de kiosques à journaux. Quant à la musique du film, elle devient la compagne inséparable de nos jours et nuits, elle s’installe sans invitation dans nos esprits: nous l’entendons sur des transistors dans des dhabas (des salons de thé minuscules) tout le long de la journée, la retrouvons parmi la chaleur, la poussière et le bruit des marchés ouverts, dans l’intimité de restaurants de luxe et aux carrefours animés de voitures et de vaches ; elle s’étend dans les cours de temples (dans les petites heures du matin, après les premières prières, et toute la nuit, pendant des festivals) ; elle accompagne à la fois des cérémonies de mariages et des réunions de partis politiques ; et bien sûr, passe sur chacune des soixante et quelques chaînes de télévisions et les vingt-cinq stations de radio qui prolifèrent dans le ciel indien. Cette musique nous suit dans nos voyages tout au long du pays: à travers des villes, ruelles, routes nationales, campagnes ; transcendant dédaigneusement les clivages linguistiques ; démocratiquement diffusant ses mélodies sur l’ensemble du sous-continent indien ; traversant à la fois les précarrés de religion, politique et industrie.
   La machine magique nous aurait permis de témoigner de ce phénomène étrange qui règne sur ce pays, mais elle n’aurait pas su nous donner les clés de compréhension ni de ce langage cinématographique singulier ni de la passion de ces peuples pour cette musique hybride. Il nous faudrait un voyage plus long, plus difficile - cependant pas moins magique - presque jusqu’à la nuit du temps pour les retrouver...

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