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CONCLUSION

                             Nous arrivons donc à la fin de cette étude, face à de nouveaux questionnements. Nous commençons à comprendre les raisons qui permettent à la chanson d’ainsi dominer le cinéma hindi, nous remarquons qu’elle pourrait bien être « le fil conducteur qui relie le pays, la manière la plus facile de dépasser les barrières linguistiques et culturelles » comme la définit le journaliste Anil Dharkar 86.
   Pourtant nous restons perplexes devant d’autres aspects de la chanson des films hindis, des effets qui ne sont pas immédiatement visibles mais qui doivent avoir une conséquence considérable sur les expressions artistiques, surtout musicales, en Inde. Par exemple, nous sommes frappés par le fait qu’à cause des filmi geet la musique en Inde se trouve soumise aux contraintes temporelles, une notion inconnue auparavant : le développement d’un seul raga pouvait prendre des heures ; même un thumri du théâtre marathi pouvait durer plus d’un quart d’heure.
   Or, le contexte cinématographique dans lequel les filmi geet prennent naissance ainsi que les limites techniques de l’enregistrement à l’avènement du parlant exigent qu’elles ne dépassent pas trois minutes. Ceci implique « une concentration brutale » 86a de la mélodie qui « casse » également l’essence de la musique indienne : l’improvisation, la liberté donnée aux musiciens d’explorer les nuances musicales dans les moindres détails du morceau et de tirer, chaque fois, quelque chose de nouveau de leur interprétation. Le playback a-t-il pu aussi entraîner un clivage entre les musiciens et leur public, dont le rapport constituait auparavant un des éléments essentiels de cet art ? La relation symbiotique entre le kalakar (artiste) et le rasika (amateur) est beaucoup moins intense aujourd’hui, car l’échange est devenu indirect et l’artiste ne bénéficie plus du même feedback de la part de l’amateur, exception faite de l’achat des cassettes ou des disques, ce qui donne un aspect plus commercial à leur lien.
   Nous sommes ainsi intrigués par les effets « néfastes » de ces chansons qui ont troublé B.V. Keskar dans les années cinquante et qui continuent à provoquer des polémiques parmi les musicologues en Inde : est-ce que les filmi geet ne ‘corrompent’ pas l’héritage des musiques savantes à cause de leur énorme portée et de leur accessibilité ? Est-ce que, même si elles ont véhiculé des courants classiques et folkloriques, régionaux et populaires, elles ne les déforment pas du fait de leur penchant pour la simplification extrême : en effet, n'existe-t-il pas une dilution de la pureté d’expression parmi les musiciens classiques qui ont côtoyé les deux domaines ? Et même si ces chansons ont aidé à mettre à nu des courants antérieurement obscurs, est-ce qu’elles ne continuent pas à les éclipser ?
   Nous aurions par ailleurs voulu examiner dans ce travail la manière dont le cinéma hindi, avec ses innombrables séquences chantées, est perçu à l’étranger, afin de voir si lesdites séquences le rendent « inexportable » ou bien si elles permettent une meilleure compréhension des thèmes et préoccupations traités ; si ces « règles du jeu » indiennes que nous avons vu ont su influencer le développement du cinéma et de l’industrie musicale dans d’autres civilisations, comme en Egypte ou au Sénégal
87. Les différentes techniques de ralentissement ou de rupture dans la trame narrative utilisées par d’autres cinémas nous interrogent également : est-ce que nous aurions pu cerner les spécificités culturelles dans chacune d’entre elles ? Et malgré les différences dans les techniques et styles, est-ce que le rapport au Temps, à l’Espace et au Fantasme comporte des éléments communs pour tous ou est-il également ancré dans son environnement ?
   Cependant, revenant à nos questions de départ, il nous semble clair que la pluralité culturelle et artistique qu’a permis ce moyen d’expression au sein des films hindis continue à être valorisée, et que la force des filmi geet reposera finalement sur leur capacité à aller au-delà du produit « fabriqué à la chaîne » ; une capacité qu’elles ont manifestée dans le passé à plusieurs reprises. Le développement des nouveaux courants, de nouvelles pratiques impliquent toujours quelque part une trahison avec ceux du passé : mais cela fait partie de la nature, des hommes et des sociétés. Les solutions ne sont ni simples ni immédiates, et dans cette recherche nous avons l’impression d’avoir dû quitter la salle de cinéma avant la fin du film, avant de savoir si le Bien triomphera du Mal. Mais s’il s’agit bien d’un conflit, nous sommes aussi convaincus qu'il n’est pas aussi manichéen que ceux entre le Bien et le Mal, la Tradition et la Modernité, le Grand Art et le Divertissement Populaire.


86 Anil DHARKAR, « Bring on the Songs! », « 1986, Indian Cinema », New Delhi, International Film Festival of India, 1986, page 37 - Retour au texte.
86a. Ibid. - Retour au texte.
87. Deux grands importateurs du cinéma hindi depuis des décennies - Retour au texte.

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