Padmâvatî

Acte 1

Scène 1 - scène 2 - scène 3 - scène 4

                     
Une place à Tchitor. Au fond à gauche,
le Palais du Roi précédé d'une terrasse.

PRELUDE

Scène 1
Gora, puis Badal, le veilleur, peuple, guerriers.
Les jeunes filles étendent des tapis à terre
et parent de fleurs les images sacrées. Animation joyeuse.

Le veilleur
Le sultan des Mogols a passé la troisième porte.
(Des hommes et des femmes accourent effrayés. )

Hommes et femmes du peuple
Les Mogols ! Les Mogols !

Une femme
Les Mogols dans la ville ! ô malheur !

Un guerrier
(les arrêtant)
Les Mogols sont amis aujourd'hui.
(Gora s avance au bord de /a terrasse.)

Gora
(s'adressant au peuple)
Guerriers, artisans, marchands,
et vous brahmanes, écoutez !
Notre ancien ennemi se présente aujourd'hui
dans Tchitor sans menace et sans armes.
Il deviendra par un serment juré le frère de nos frères,
le protecteur de nos maisons et le vengeur de nos injures.
Il faut aller vers lui les mains tendues
et le cœur bondissant de joie,
comme l'épouse au retour de l'époux.

Un guerrier
Les Mogols ont maudit notre race !

Un marchand
Ils méprisent nos dieux !

Une femme
Ils ont tué mon fils !

Un artisan
Il faut se réjouir puisque c'est l'ordre.

Le veilleur
Le Sultan a passé la quatrième porte.

Voix dans la foule
Place ! Place à l'envoyé du Roi !

Un guerrier
C'est le prince Badal !

Un artisan
Il vient de saluer le sultan étranger.

Un marchand
Son cheval est blanc d'écume !
(Badal descend de cheval dans le fond de la scène.)

Une femme
Son visage adolescent est grave.

Gora
Que vous a-t-il dit !

Badal
Des paroles flatteuses.
Mais dressé sur les étriers
J'ai lancé mes regards aux confins de la plaine,
L'armée est avec lui !

Gora
L'armée !

Badal
J'ai vu sous le soleil luire les armes.

Gora
O traîtrise !

Badal
Et les eaux du fleuve étaient noires…

Gora
C'étaient les éléphants ?

Badal
Les éléphants de guerre qui passaient.

Gora
Il faut avertir le Roi !
(Badal entre dans le palais.)

Le veilleur
Le Sultan a passé la cinquième porte.

Un marchand
Hâtons-nous !

Un guerrier
J'entends le grondement des tambours.

Une femme
Étendez encore ce tapis plus doux que l'herbe des clairières.

Les jeunes filles
Prudent Ganesha, veuille accepter ces fleurs,
les roses du bonheur, les lys de la constance,
le jasmin de la sagesse, puissent­elles
ne se faner jamais en notre ville !

Voix dans la foule
Les voici ! Les voici !

Les gardes
Ecartez-vous !

Voix dans la foule
Sans un regard ils passent. Leurs visages
semblent des masques d'or, la terreur rayonne alentour.

Scène 2
Les mêmes, plus Ratan-Sen, Alaouddin,
le brahmane, guerriers mogols. Entrée du cortège.
L'escorte d'Alaouddin se masse sur la place,
parmi la foule curieuse. Ratan-Sen sort du palais,
s'entretenant à voix basse avec Badal.
Entrée d'Alaouddin. Alaouddin s'avance vers Ratan-Sen.


Alaouddin
Souverain d'un peuple florissant,
puisse ton cœur se rafraîchir toujours
aux sources de la paix limpide.

Ratan-Sen
Puisse la victoire toujours illuminer ton visage !

Alaouddin
La blancheur de ta ville m'apparaissait lointaine
ainsi que la lune à l'horizon.

Ratan-Sen
Je crois entendre la rumeur des batailles en tes discours.

Alaouddin
Si pourtant mes paroles savaient traduire ma pensée,
elles seraient plus douces que le chant du rossignol.

Ratan-Sen
(lui présentant la coupe d'alliance)
C'est la coupe de prospérité,
les dieux résident sur ses bords,
nos sangs unis seront l'offrande.

Gora
(au Brahmane)
Nul ne doit demeurer ici pendant le rite de l'alliance.

Alaouddin
Ce brahmane est mon conseiller,
il joindra ses prières aux vôtres.
Mais pourquoi tant de hâte ?
Laissez-moi admirer les merveilles de ce séjour.

Ratan-Sen
Que veux-tu ? Les fleurs de mes jardins ou les fontaines,
ou bien dans mon palais les salles hautes où fut,
pour mon repos, emprisonnée l'ombre éternelle des forêts ?

Alaouddin
A la beauté des pierres et des charpentes
je préfère la beauté vivante.

Ratan-Sen
La promptitude et la vigueur de mes guerriers
saura-t-elle combler tes vœux ?

Alaouddin
Tu les dépasses !

DANSE GUERRIÈRE

Alaouddin
A voir ces guerriers bondir comme des tigres,
quel ennemi ne tremblerait ?
Mais un ami est près de toi
et demande un spectacle plus doux.

Ratan-Sen
Mes danseuses vont te l'offrir.

DANSE DES FEMMES ESCLAVES

Alaouddin
On croit voir tourner des pétales de roses
que la rafale entraîne.
Mais ce sont des esclaves des pays étrangers.

Ratan-Sen
Il est interdit aux femmes de notre race…

Alaouddin
De se montrer aux infidèles
Je ne suis plus un infidèle,
ce Brahmane en témoignera.

Le brahmane
Le Seigneur Alaouddin, sultan des Mogols,
a suivi mes conseils et vénère nos dieux.

Ratan-Sen
Je ne savais pas la bravoure unie à tant de prévoyance.

ENTRÉE ET DANSE DES FEMMES DU PALAIS

Alaouddin
Ce sont les femmes du palais ; mon cœur est baigné de joie.
Leurs tailles sont pareilles à des lianes d’or ;
leurs yeux, sous l'ombre des sourcils,
ont l'éclat éloigné des lampes ;
dans leurs pieds sont des serpents aux fins museaux qui se dérobent.
(Fin de la danse. Les femmes du palais sortent en cortège.)
Je devine les noms de ces beautés
Celle-ci prend le sien au jasmin candide ;
Cette autre à la perle changeante,
Celle-là au calme nénuphar.
Aucune cependant n'est-elle consacrée
à la fleur de perfection divine,
Au lotus que vos prêtres nomment Padma ?

Ratan-Sen
Aucune…

Alaouddin
N'y a-t-il pas ici une Padmâvatî ?

Ratan-Sen
Que veux-tu dire ?

Alaouddin
On peut enfermer l'or au creux des coffres ;
Les feux du diamant ne traversent pas les voûtes souterraines ;
Mais il est des trésors qui répandent au loin
leurs effluves comme des fleurs dans les ténèbres.

Ratan-Sen
Padmâvatî, Princesse de Singhal, est mon épouse légitime.

Alaouddin
Est-elle indigne de sa renommée ? Parle, brahmane, m'as-tu trompé ?
(Pendant le chant du brahmane, Ratan-Sen délibère
à voix basse avec Gora et Badal,
observé sournoisement par Alaouddin.
Ratan-Sen se décide enfin à faire paraître
Padmâvatî et Badal va donner l'ordre.)


Le brahmane
(avec une expression passionnée et comme dans une hallucination)
Padmâvatî est l'image vivante du lotus céleste.
Unique, pure, souveraine Padmâvatî !
Elle respire un parfum si suave qu'un murmure
d'abeilles invisibles est autour d'elle.
Son corps est vêtu de clarté.
Padmâvatî est la douceur de la brise
des mers où la terre est flottante.
Ses yeux sont les étoiles du ciel des immortels,
Elle glisse dans l'air comme un cygne
sur l'eau immobile des lacs.
Les fleurs naissent de son sourire.
Padmâvatî est le rêve dont s'éveilla le créateur des mondes ;
son visage est l'aurore du néant bienheureux.
Vers elle les désirs de l'univers s'élancent et meurent à sa vue.
Sa voix est le chant de l'oubli.
(Sur un signe de Ratan-Sen, Badal entre au palais.)

Scène 3
Les mêmes, Padmâvatî,  Nakamti.
(Padmâvatî parait à un balcon du palais.)


Nakamti
(se détachant du groupe de jeunes filles)
Elle monte au ciel où rêve le printemps,
Dominant la terre obscure de son front éclatant,
et chassant la nuit. Et la fleur s'éveille,
Et l'oiseau pour elle exhale son chant,
La forêt pour elle a de longs sanglots.

Voix dans la foule
Padmâvatî, ô râni Padmâvatî, que Siva te soit favorable,
que Lakshmi garde ta beauté, ô fille de Singhal,
ô râni Padmâvatî, que les dieux te protègent.

Nakamti
O Padmâvatî, ô reine de nos nuits,
prends pitié de nous, abaisse vers nous
la douceur de tes Yeux.

Alaouddin
Son voile ! Qu'elle écarte son voile !
(Ratan-Sen fait signe à Padmâvatî d'écarter son voile.
Padmâvatî obéit et passe dédaigneuse,
tandis que le peuple se prosterne sur un geste de Gora.
Alaouddin se lève comme attiré et retombe sur son siège, accablé.
Le brahmane s'approche de lui. )

Je n'y puis croire; elle a passé ; il me semble que j'expire...
La nuit est passée sur mes yeux.

Le brahmane
Seigneur, il faut partir !

Gora
Et l'alliance ?

Le brahmane
L'alliance est trompeuse quand le cœur est troublé.

Ratan-Sen
Reste-t-il à mon frère un désir que je puisse exaucer ?

Alaouddin
Je suis accablé de regrets,
de bonheur et de reconnaissance ;
Demain, je reviendrai, maître de moi,
et mon escorte plus nombreuse portera
des présents dignes de vos bienfaits.
(Alaouddin descend les degrés de la terrasse
du palais en s'appuyant à l épaule du brahmane.
L'escorte se forme rapidement et bouscule la foule.)


Voix dans la foule
Ils s'enfuient, ils s'enfuient comme des voleurs.
(Un guerrier se détache de la foule et s'adresse
au brahmane qui est resté au bas des degrés.)


Un guerrier
Qui es-tu, brahmane ?

Un artisan
Il me semble t'avoir vu à Tchitor.

Un guerrier
N'est-ce pas toi qu'on a chassé du temple
et de la ville ?

Un marchand
Les gardes du palais t'avaient pris, un matin,
sous les fenêtres de la reine.

Un guerrier
Pourquoi restes-tu en arrière ?
(Le brahmane remonte les degrés sans répondre.)

Badal
Donnez-moi l'ordre et mon cheval au galop
me mettra avant eux aux portes de la ville.

Le brahmane
O frère de mon maître, me sera-t-il permis ?

Badal
Que nous veux-tu ?

Le brahmane
J'ai un message...

Badal
Un message ?

Le brahmane
Je ne serais pas demeuré ici, sans ordre.
(Il salue longuement.)

Ratan-Sen
Qu'attends-tu pour parler ?

Le brahmane
L'instant fixé par le destin.

Badal
(le poignard à la main)
Parle. Ou meurs!

Le brahmane
Je suis Brahmane et j'appartiens au sultan des Mogols.

Le veilleur
Le sultan a dépassé les murs de la ville.

Le brahmane
Voici ce que dit le sultan :
Pour gage d'amitié, il demande à son frère un seul joyau,
Le joyau vivant qui est l'image du lotus céleste...

Ratan-Sen
La reine !

Le brahmane
(menaçant)
Si le présent lui est refusé, il viendra s'en saisir.
Déjà son armée gronde à l'entour de la ville,
comme une mer en furie.

Ratan-Sen
Préparez mon armure ! Faites sonner l'appel de guerre !
Et toi, va répondre à ton maître que je t'aurais livré au bourreau
si tu n'étais pas consacré aux dieux.
(Il se retire avec Badal. )

Gora
Alarme ! Alarme !
(I1 se retire).
Le veilleur
Alarme !

La foule
Alarme ! Alarme !

Un guerrier
C'est toi, brahmane, qui nous apportes la guerre ?
(La foule entoure le brahmane.)

Le brahmane
Ecartez-vous, profanes !
(défiant la foule et avec une exaltation croissante)
Victoire à Siva destructeur !
La mort l'emporte sur la vie,
La nuit a étouffé le jour
Les guerriers seront égorgés dans la plaine,
Les enfants pleureront dans l'épouvante,
Les femmes hurleront sous la douleur,
La cité où l'or répondait aux feux du soleil
ne sera plus qu'un amas d'obscures décombres,
La reine, pareille au lotus, montera sur le bûcher des veuves,
Sa beauté sera réduite en fumée et en cendres,
Pour avoir offensé les puissances du mal !

La foule
La reine ! Il a maudit la reine ! à mort ! à mort !
(La foule se jette sur le brahmane
qui disparaît dans le remous.)


Le brahmane
(I1 émerge un moment de la foule furieuse
et apparaît le visage ruisselant de sang.)

La mort l'emporte ! La mort ! La mort !
(La foule se disperse, le brahmane reste étendu, mort.)

Scène 4
Padmâvatî.

Voix derrière la scène
Aux armes ! aux armes !
(Padmâvatî parait et s'avance sur la terrasse du palais.)

Padmâvatî
Il est trop tard... Je n'ai pu prévenir le sacrilège !
Les dieux ne m écoutent plus. Quelle est donc mon offense ?
La place est déserte comme un rivage où la vague soudaine a passé…
Les hommes éprouvent le tranchant des épées,
Et les femmes au fond des chambres se lamentent.
Le premier meurtre est accompli, l'orage se déchaîne.
J'avais livré ma vie à mon maître, et son désir était ma pensée.
O dieux, je n'ai qu'une prière : ne me séparez pas de lui.
Accordez-moi plutôt la mort.
Vivre ou mourir auprès du maître est un égal bonheur.

(Le rideau se ferme lentement.)

 

                                                

Retour à la page précédente - page titre

Acte 2

    

SOMMAIRE