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PREMIÈRE PARTIE
De l'Inde à la Réunion

                        

          2. L'hindouisme populaire

 2.1. L’héritage dravidien

      J’emploie ici le terme d’ « hindouisme populaire » puisqu’il faut, pour appréhender les pratiques religieuse des Malbars, « se référer aux cultes ruraux de l’Inde du Sud » (C. GHASARIAN 1991, 41). L’approche de C.J. FULLER (1992), dans son ouvrage intitulé The Camphor Flame, Popular Hinduism and Society in India, se distingue de diverses oeuvres théoriques essentiellement basées sur l’étude des textes religieux (dont des ouvrages remarquables comme Homo hierarchicus de Louis DUMONT en 1967). En privilégiant une approche du vécu de la religion, C.J. FULLER estime que la pratique populaire de l’hindouisme se caractérise par « une conception polythéiste de la religion dominée par le besoin ressenti d’interagir avec les déités à travers le rituel » (C.J. FULLER 1994, 152).
     Il est clair que l’image que l’on se fait premièrement lorsque l’on mentionne la religion hindoue est celle d’une religion des hautes castes dominée par l’élite brahmanique et véhiculant des notions vertueuses de pureté et d’ascèse. Comme s’en plaint M.L. REINICHE, « l’étude de l’hindouisme dit ″populaire″ a souffert et souffre encore de préjugés tenaces » (M.L. REINICHE 1979 in J. BENOIST 1998, 46) et l’idée selon laquelle des divinités spécifiques à certaines régions de l’Inde et faisant partie d’un panthéon très diversifié puissent supplanter les grandes déités classiques de la trimûrti (notion de l’hindouisme classique succédant à la trinité de l’époque védique) tout en faisant partie intégrante d’une seule et même religion est difficilement acceptée.
     Je vais donc, avant de traiter du sujet de l’hindouisme des Malbars de La Réunion, apporter quelques éclaircissements quant à ces pratiques populaires de l’Inde dravidienne.
     L’article de M.L. REINICHE dans le Dictionnaire des Mythologies de Y. BONNEFOY (1999) nous donne comme première définition de l’hindouisme populaire « la religion telle qu’on peut l’observer dans ses représentations et sa mise en pratique par l’ensemble de la population hindoue dans une région donnée de l’Inde » (Y. BONNEFOY 1999, 995). On parle donc, en employant le qualificatif « populaire », de l’expression régionale de l’hindouisme « théorique » fondé sur le corpus des textes classiques. L’hindouisme populaire d’une région donnée manifeste certaines caractéristiques qui le distinguent de l’hindouisme brahmanique des hautes castes : les cultes adressés à des divinités dites « inférieures » ou « mineures » (W.T. ELMORE, 1925 in C. GHASARIAN, 1991 : p. 42), les offrandes animales, les sacrifices sanglants et les rituels de possession sont les principales et les plus visibles. Le Dictionnaire des Mythologies note à ce sujet la contradiction avec l’hindouisme classique que représentent ces divinités non végétariennes et relate la dichotomie que les historiens établirent en « rattachant l’hindouisme aux seuls aryens et les pratiques jugées déviantes aux autochtones soumis par ces derniers » (Y. BONNEFOY 1999, 995). Les principes fondamentaux de ces rites locaux demeurent néanmoins, malgré un panthéon et des pratiques très peu « orthodoxe », ceux de la religion des textes.
     La nécessité d’une interaction avec les dieux dont parle C.J. FULLER (cf. supra) se justifie par le fait que, dans une Inde du Sud rurale peuplée en majorité par des basses castes et sous-castes, les anciennes divinités dravidiennes sont des entités « plus proches des intérêts humains (…) et davantage en relation avec le territoire et sa prospérité ainsi qu’avec le bien-être et la santé du groupe de résidence » (Y. BONNEFOY 1999, 1006). Cette relation privilégiée avec des divinités proches de la cellule familiale et de la vie communautaire n’implique cependant pas la révocation des cultes voués aux divinités de la tradition dite « grande ». Il y a une sorte d’ambivalence et les deux niveaux communiquent. L’analyse ne doit donc pas être réduite à une opposition établissant une limite entre divinités supérieures et inférieures mais bien considérer le panthéon hindou dans son ensemble avec ses niveaux et ses ramifications. La relation entre les niveaux est donc constante et à l’origine de manipulations : si les pratiquants de la « petite tradition » tiennent les divinités de l’élite à distance de leurs préoccupations humaines, « chaque sous-ensemble social (famille, caste, tribu) se lie de façon préférentielle à quelque point du continuum qui le relie à tous les autres niveaux de l’hindouisme, point dont il fait le centre de sa vie religieuse » (J. BENOIST 1998, 46). Ce point central demeure donc le noyau religieux du groupe concerné tout en permettant de solliciter les autres niveaux de déités selon les besoins et les contextes. La perspective holiste de C.J. FULLER dans The Camphor Flame (1992) qui, en plaçant la totalité des cultes populaires sous la bannière de l’hindouisme, semble exagérer l’unité de celui-ci (c’est en tout cas la principale critique que lui fait J. ASSAYAG, critique à laquelle il répond dans un article de 1994), demeure le meilleur moyen d’appréhender l’articulation de ces différents niveaux.
     Il faut également préciser que les divinités « inférieures » renferment une « dimension démoniaque » (Y. BONNEFOY 1999, 1006) qui suscite une certaine crainte. La relation avec celles-ci, associées au monde extérieur (la nuit, la périphérie du village, etc.) n’est sécurisée qu’au travers du rituel, lequel permettant par la suite de solliciter l’aide ou la protection désirée (nous verrons plus loin les implications de cette distinction intérieur/extérieur dans le contexte réunionnais). Nous verrons d’ailleurs plus loin l’enjeu de cette articulation entre les multiples niveaux dans l’hindouisme réunionnais, ainsi que le recours à cette dimension démoniaque : deux éléments qui nous aideront à comprendre certaines assimilations entre l’hindouisme et les conceptions
créoles.
     Venons-en maintenant aux origines des spécificités de l’hindouisme populaire de l’Inde dravidienne (Sud) de manière à cerner le fait religieux d’une région spécifique : le Tamil Nadu (celle qui nous intéresse le plus ici puisque terre natale de la majeure partie des immigrés indiens à La Réunion). Lorsque vers 1700 B.P. les Aryens envahirent les populations dravidiennes de la moitié Sud de l’Inde, les cultes que celles-ci vouaient au divinités de village (appelées les grâmadevatâ) ne furent pas supprimés mais bien intégrés à l’hindouisme d’obédience shivaïte véhiculé par les envahisseurs (F. MAWET 2003, 41). L’hindouisme absorba alors les cultes locaux pré-aryens au sein desquels dominaient des figures féminines (alors qu’elles étaient pratiquement absentes de la religion védique à la base de l’hindouisme classique en expansion).
     « La déesse-mère apparaît par exemple sous les formes de Durgâ, Kâlî (pendants de Šiva, sous une forme terrible). Ces divinités féminines revêtent une importance prépondérante et sont adorées sous la forme de la šakti ou « pouvoir, énergie » : elles sont présentées comme les émanations de la Mère, comme les pendants féminins et les épouses des grandes divinités masculines (Durgâ, Kâlî à côté de Šiva, Laksmî à côté de Visnu, Sarasvatî à côté de Brahman) et possèdent elles-mêmes l’efficacité, le pouvoir effectif. » (F. MAWET 2003, 41).
     On comprend donc de quelle façon les panthéons locaux des régions du Sud conservèrent une telle diversité et les liens qui les unissaient à la déesse-mère des dravidiens, tout en s’intégrant aux différents niveaux de référence divins de l’hindouisme classique. Par ailleurs, la région de langue tamoule (en l’occurrence le Tamil Nadu) est particulière par sa tendance à manifester un certain détachement de la « grande tradition » venue de l’Inde du Nord et dont elle conteste l’appartenance. En effet, l’Inde rurale du Sud contraste avec l’Inde du Nord, qui se trouve être l’Inde des hautes castes et des élites brahmanes. Ce contraste fait se ressentir la distance, tant physique qu’idéologique, jusqu’à considérer « certains des apports de celle-ci (l’Inde du Nord) comme étrangers » (J. BENOIST 1998, 48) en dépit de la hiérarchie hindoue partout établie (1).
     C’est donc cette forme « hybride » et populaire de l’hindouisme qui débarqua au 19ème siècle à l’Île de La Réunion où, coupée de ses liens avec la mère patrie, elle s’adapta au contexte social de la Plantation et se « figea » (j’entends bien sûr ici une coupure - temporaire nous le verrons - par rapport aux évolutions de la tradition hindoue en Inde) dans cette configuration que l’on lui reconnaît désormais dans ce département français d’outre-mer.
     Christian GHASARIAN, qui s’intéressa plus à la transmission des schèmes d’interprétation de l’hindouisme populaire et des attitudes normatives indiennes qu’à leur transformation dans la société réunionnaise note que :
     « Les particularités du culte, qui relèvent de son histoire propre dans l’île, sont finalement minimes. Si le culte des déesses (Kali, Pandyalé, Marliémen), s’est particulièrement développé dans l’île, il était déjà une pratique commune des Indiens avant leur engagement. Les figures divines de la Trimurti (Brahma, Vishnu, Shiva) n’ont pas perdu de leur prépondérance à La Réunion ; elles n’étaient déjà tout simplement pas prépondérantes dans les campagnes du Tamil Nadu, d’où la majorité des engagés sont originaires » (C. GHASARIAN 1991, 43).
     Voyons donc maintenant les principaux traits de l’hindouisme du Tamil Nadu qui ont perduré à La Réunion. Mettons également d’emblée en évidence les amorces de ses transformations.


1 Cette opposition aboutira en 1949 à la création du parti régional tamoul DMK - Davida Munnetra Kazhagam - « un parti anti-brahmanes créé pour faire valoir les intérêts des Tamouls et favoriser une plus grande autonomie des États » (source internet cf. bibliographie) revendiquant la prépondérance du shivaïsme tamoul et promouvant la sauvegarde de la langue tamoule. (Retour au texte)

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