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DEUXIÈME PARTIE
Hindouisme et changement religieux
dans la société réunionnaise

                        

          2. La double pratique contre le processus fusionnel

     Comme nous l’avons vu, la pression acculturatrice de l’Église catholique dans le contexte de l’immigration mena rapidement à ce que j’ai appelé une conversion « de façade », la pratique du culte hindou demeurant dans ses grandes lignes inchangée dans la sphère privée (en tout cas dans les familles ayant appliqué le principe d’endogamie ethnique (1)). La tradition tamoule, en s’adaptant, s’est donc maintenue dans le cadre familial tandis qu’une pratique de la religion catholique s’installait en parallèle dans la sphère sociale des immigrés (ce n’est que depuis les années 80 que la religion hindoue recommence peu à peu à occuper l’espace public des fidèles, mais il s’agit d’un phénomène lié à un « nouveau traditionalisme » que nous aborderons plus loin). Les rituels hindous publics qui marquaient les étapes de la vie se vidèrent de leur signification sociale et durent céder la place à ceux de la religion officielle (baptême, mariage, décès,…) (J. BENOIST 1998, 255).
     Une double pratique, typique donc de la « malbarité », vit donc le jour. (C. GHASARIAN 1991, 176). Les manifestations les plus frappantes de celle-ci sont par exemple les baptêmes et mariages, les rituels catholiques publics à l’église étant suivis d’une cérémonie hindoue privée dans l’espace familial (incluant voisins, coreligionnaires du quartier, connaissances dans le milieu indien). Jean BENOIST précise cependant que « l’adoption de conduites chrétiennes elle-même n’implique pas que le changement de forme se soit accompagné d’un changement de sens » (J. BENOIST 1998, 255). Cette précision est importante puisqu’elle permet de se rendre compte que, si des pratiques exogènes sont adoptées par les uns ou les autres (des franges de la population créole non dominante à l’époque coloniale, comme les kaf (2) ou les « petits-blancs », adoptèrent en effet rapidement certains rituels hindous, jusqu’à la diffusion que l’on connaît actuellement dans la société réunionnaise), ce glissement de la forme n’implique pas nécessairement un glissement des significations. On voit ici les limites d’une conversion forcée. Lors de funérailles chrétiennes par exemple - l’incinération ayant longtemps été frappée d’interdiction - on remarque la persistance des attitudes indiennes (3) :
     « Concerning funerals, they are publicly catholic, performed at the church and at the cemetery, but they are systematically preceded and followed dy Hindu rites in the private space of the home. Hindu attitudes can be found in the touching of the feet of the dead to recognize him as superior and to ask his/her protection, in the discrete throwing of some coins, some flowers and sometime some rice in the hole of the grave before its closing, in the ritual washing of hands and feet with saffron-water and, of course, in the Hindu fast and purifying self-sacrifice following the relative's death » (C. GHASARIAN 1997a, 92)
     Cela nous rappelle les études de A. BABADZAN en Océanie (cf. supra) où nous avons remarqué que l’abandon de pratiques religieuses n’impliquait pas une perte de pertinence des schémas conceptuels les sous-tendant.
     Comme le fait remarquer J. BENOIST, « il est assez exceptionnel d’assister à La Réunion à des funérailles où n’intervienne qu’un seul rituel affirmé localement comme hindou, à l’exclusion de toute référence catholique. Ainsi que le remarque C. GHASARIAN, les funérailles basées sur les rites hindous sont très rares et ont lieu par exemple lorsque le défunt a fait office de prêtre » (J. BENOIST 1998, 179-180).


Tombe d’un pusari au cimetière maritime de Saint-Paul

 L’adoption et l’adaptation des attitudes religieuses (je rappelle que nous ne sommes pas dans un contexte de conversion spontanée et/ou totale mais bien d’ « interférences ») de l’autre s’effectuent donc dans les deux sens, mais l’interprétation se fait en principe selon des schèmes intériorisés propres à l’appartenance religieuse d’origine. On retrouve ici le « paradigme de réinterprétation » de R. BASTIDE, c’est-à-dire « l’appropriation des contenus culturels exogènes par le biais des catégories de penser de la culture native » (A. MARY in S. CAPONE et al. 2001, 43).
     Cela est particulièrement visible dans les rituels de guérison d’origine hindoue étudiés par J. BENOIST (cf. supra) ainsi que dans les rituels propitiatoires notoirement « puissants » face au malheur. Ce qui se trouve en dehors de ces deux thèmes, c’est-à-dire la majeure partie de la philosophie et de la religion hindoue, demeure l’exclusivité de la population indienne (ou convertie à l’hindouisme) perpétuant l’endogamie ethnique. Dans un contexte parallèle de diffusion et de métissage, ce tronc principal a tendance à perdre de son importance, à l’inverse des thématiques précitées qui connaissent un grand succès
dans un large ensemble de la population créole.
     « La structure indienne et les faits créoles semblent chercher à mutuellement s’envelopper : l’enjeu pour chacun n’est pas d’éliminer les particularités de l’autre mais de ne pas ébranler à travers les interpénétrations ce à quoi on s’identifie soi-même » (J. BENOIST, 1998 : p. 256)
     Christian GHASARIAN, qui évacue la notion de syncrétisme de l’analyse de cette double pratique de la religion catholique et hindoue, emploie le terme d’ « ambivalence religieuse » qu’il définit comme une « pratique conjointe et alternée (…), expression nette de la gestion de deux systèmes de référence » (C. GHASARIAN 1991, 218). Je me réfère ici pour cerner les enjeux de cette double pratique au « principe de coupure » tel qu’établi par R. BASTIDE : selon ce principe, « les Noirs du Brésil participent aux deux cultures en présence, celle catholique des Blancs et celle de leurs traditions africaines, ce qui débouche sur le compartimentage des sphères de l’existence : on peut aller à la messe et participer à un rite de possession. En somme, la coupure est nécessaire pour éviter la rupture » (C BERNAND et al. 2001, 39).
    Comme nous l’avons précisé au début de ce travail, si ce principe permet d’approcher la double pratique, elle occulte les logiques mentales et les schèmes de pensée mobilisés. Dans le contexte qui est le nôtre, bien que le compartimentage entre les attitudes religieuses des sphères publique et privée soit évident, la coupure ne l’est pas tant. Ce principe qui, nous l’avons vu avec BASTIDE, semble applicable lorsque se présente un cas d’incompatibilité des deux systèmes, trouve avec l’hindouisme une expression particulière. Comme nous l’avons vu, la notion de « coupure » doit être relativisée pour laisser la place à une dialectique des mentalités sans laquelle la pensée et l’action seraient impossibles. Il serait peut-être plus juste, plutôt que de parler de coupure, d’envisager ce principe comme un « sas » entre ces deux systèmes de référence qui, aux yeux des indiens, ne se contredisent pas (ce qui n’est pas le cas aux yeux des prêtres catholiques). En effet, les Malbars, selon la philosophie hindoue, considèrent qu’il n’existe qu’un Dieu et que les religions sont autant de voies permettant l’accès à un même objectif (à l’inverse de la religion catholique qui se considère comme l’ultime voie d’accès au divin). Il est donc probable que, sans contradiction apparente, la religion chrétienne se soit « greffée » à la pratique hindoue comme un « appendice » de celle-ci, une manière supplémentaire de prier et de vivre, qui en plus facilite l’intégration à la société réunionnaise. Une telle considération pourrait expliquer bien des interférences. Comme l’affirma Jean BENOIST dans un entretien avec Joseph J. LEVY (4), « On ne peut être hindou et chrétien à la fois que si l'on est hindou, car si l'on est hindou on peut être ouvert à de nouvelles formes du divin, tandis que si l'on est chrétien, on est par définition dans un monde clos aux autres religions ».
     Nous avons vu précédemment, à travers l’origine musulmane de Nargoulan, que le panthéon de l’hindouisme populaire se caractérisait par son « hospitalité ». Il faut cependant manipuler cette tendance à l’absorption avec prudence (Nargoulan, symbolisé par un mât, se trouve d’ailleurs physiquement à l’écart des divinités du temple). A La Réunion, il est courant d’entendre parler d’une assimilation par les Malbars de certaine divinités hindoues avec des saints catholiques (dont Saint Expédit) ou même avec le Christ ou Marie. Selon J. BENOIST, Krishna fut associée au Christ par jeu de mots et ce dernier serait donc également devenu l’un des aspects de Visnu. Cela serait dû, selon l’auteur, au propos indien qui « enseigne l’unité de l’être sous la multiplicité des apparences, sans que la diversité exprime de contradiction » (J. BENOIST 1998, 259). Pour C. GHASARIAN, il s’agit là d’une comparaison motivée par une volonté d’intercompréhension face à un interlocuteur non malbar.
     « S’il y a éventuellement comparaison, il n’y a ni assimilation ni confusion. Il n’existe d’ailleurs pas de figures du syncrétisme qui rassembleraient des attributs différents - ou communs - aux deux religions. Les formes divines sont bien distinctes » (C. GHASARIAN 1991, 220)
     Cette comparaison est rendue possible par la capacité d’intégration de croyances exogènes propre à l’hindouisme. En l’absence de contradiction, elle se fait naturellement mais n’implique ni fusion ni cohabitation des déités, et B. BOUTTER semble exagérer cette apparente harmonie et écrivant que « les divinités catholiques prirent place à côté des dieux de l’Inde dans le panthéon hindou » (B. BOUTTER, 2003 : p. 6).
     De manière générale, la double pratique s’est établie en compartimentant les contextes dans lesquels tel ou tel schème d’action devait être mobilisé de manière à englober la totalité des situations possibles et des attitudes qui en découlent. La notion bastidienne de syncrétisme en mosaïque introduite au début de ce travail trouve sans doute ici une application justifiée. Un tout cohérent émerge du compartimentage.


1 L’endogamie ethnique était encouragée par les familles mais le métissage débuta néanmoins dès les premiers temps de l’immigration. (Retour au texte)
2. Terme créole signifiant « cafre » et désignant l’ensemble de la population descendant des esclaves noirs affranchis (Africains, Malgaches, Comoriens). Les malgaches sont plus souvent simplement appelés malgaches. (Retour au texte)
3. Carême purificateur pour les proches dès l’annonce du deuil, ablutions à l’eau safranée, etc. (C. GHASARIAN, 1991 : p. 222). (Retour au texte)
4. Joseph J. LEVY est l’auteur de « Entre les corps et les Dieux. Entretiens avec Jean Benoist. Itinéraires anthropologiques » (2000). Cf. bibliographie. (Retour au texte)

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