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INTRODUCTION
II. Les concepts utilisés : portée, limites et juxtapositions

                        

          A propos du syncrétisme

Avant de nous lancer à la recherche de logiques syncrétiques dans les processus dynamiques interculturels, André MARY nous met en garde : « L’analyste d’une formation syncrétique doit constamment éviter les pièges à pensée du dépassement dialectique tout autant que le fétichisme de l’ambivalence ou les facilités d’une logique duale, nouvelles versions de l’exotisme » (A. MARY 1999, 14). Cela veut dire deux choses. Premièrement, le dialogue inter-mentalités qui s’effectue lors du procès syncrétique doit être pris en compte sans exagérer au point d’en utiliser le syncrétisme comme postulat. Deuxièmement, « l’image un peu surfaite de l’Africain qui fréquente - à la fois et sans problème - le prêtre missionnaire et le devin guérisseur » (A. MARY 1999, 10), celle de l’afro-américain à la fois fervent catholique et adepte du candomblé, ou celle de l’indo-réunionnais qui manifeste une sincère adhésion au christianisme en public et pratique les rites hindous dans l’intimité familiale, sont autant de masques devant les logiques mentales et schèmes de pensée qui sous-tendent ces doubles pratiques.
     En tenant compte de la distinction entre les syncrétismes comme « produits syncrétiques plus ou moins identifiés ou reconnus comme tels » et le syncrétisme comme « procès de syncrétisation ou travail syncrétique » (A. MARY 1999, 11), cherchons tout d’abord dans l’enchevêtrement des différentes approches et définitions les éléments qui peuvent nous être utiles dans l’étude qui nous intéresse ici.
     A propos des « syncrétismes », l’influence bastidienne est incontournable. Ce qui nous intéresse le plus dans la conception de Roger BASTIDE (1954, 1967), c’est la distinction entre le « bon » et le « mauvais » syncrétisme (l’hybride). Son travail est effectivement caractérisé par une « négation du syncrétisme en tant que mélange » (S. CAPONE 2001, 43). BASTIDE illustre cette distinction entre « bon » et « mauvais » dans le cadre de ses études des religions afro-américaines en faisant la différence entre les pratiquants du candomblé qui manifestent un « syncrétisme en mosaïque » et ceux des cultes hybrides qui manifestent un « syncrétisme fusionnel » (S. CAPONE 2001, 43).
     Quatre paradigmes sont à l’origine de l’élaboration de la théorie de BASTIDE sur le syncrétisme. Le premier, le principe de coupure « qui permet l’alternance ou la cohabitation, chez un même individu ou au sein d’une même culture, de logiques ou de catégories en elles-mêmes incompatibles et irréductibles » (S. CAPONE 2001, 41), est au fondement de la négation du mélange que nous venons d’énoncer. Le second est « la dialectique de la matière et de la forme » ou « l’opposition entre acculturation matérielle et acculturation formelle » (R. BASTIDE in S. CAPONE 2001, 42) qui considère l’aspect précontraint des matériaux sujets à un travail symbolique. Le troisième paradigme, intimement lié au précédent, est celui de l’analogie, qui traite des réinterprétations religieuses faites au travers des correspondances. Le quatrième paradigme, le principe de réinterprétation, permet également de rendre compte des manipulations des matériaux symboliques en tant « qu’appropriation des contenus culturels exogènes par le biais des catégories de pensée de la culture native » (A. MARY in S. CAPONE 2001, 41).
     Revenons sur le principe de coupure pour saisir la négation du mélange. Selon BASTIDE, ce principe permet de comprendre de quelle manière un individu peut vivre simultanément dans deux univers incompatibles et contradictoires. Ce principe supposa dans un premier temps la coexistence sans mélange de deux mentalités différentes. Plus tard, BASTIDE remit en question cette incompatibilité des mentalités en soulignant que l’action et la pensée seraient impossibles dans le cadre d’une coupure absolue. En considérant désormais une sorte de dialogue interne entre les mentalités, on peut « identifier une volonté de relier les compartiments du réel » (S. CAPONE 2001, 42). Le principe de coupure permet donc selon BASTIDE d’expliquer à la fois la « dualité sans marginalité » et l’absence de mélange (R. BASTIDE in S. CAPONE 2001, 42). Le principe de coupure permet donc de rendre compte de la gestion d’un double univers de réalité lors de la cohabitation de deux logiques religieuses différentes.
     « Le terme de ‘syncrétisme’ est juste, mais sans explication, il risque de prêter à confusion. Il ne s’agit pas de mélange, il s’agit comme dans le ‘role playing’ de substitution de rôles, selon que l’on participe d’un compartiment du réel ou de l’autre » (R. BASTIDE in S. CAPONE 2001, 42)
     Cette division du réel en compartiments, à la base de ce que l’on a appelé le « syncrétisme en mosaïque », est donc le « bon syncrétisme » caractérisé par une logique non-métisse. Si dans le cadre de cette étude sur l’hindouisme réunionnais nous abordons le changement religieux en terme de syncrétisme, nous verrons que c’est sans doute de celui-là qu’il sera question et non pas d’un processus fusionnel (nous allons en effet mettre en évidence chez les malbars un compartimentage en deux univers de réalité).
     Le principe de coupure, qui nous permet de nous interroger sur la dialectique entre les différentes formes de mentalité au sein du procès syncrétique, s’articule avec ce que nous venons d’appeler l’« acculturation formelle » ou, comme le présente André MARY (1999, 12), « l’éventualité d’un syncrétisme des formes symboliques ou des catégories de la pensée et de la pratique ». Le problème que soulève André MARY à ce sujet est que l’on tente continuellement de justifier le recours aux « logiques syncrétiques », que l’on postule une continuité ou une discontinuité des systèmes symboliques. Si les « logiques syncrétiques » ne sont pas à chercher dans le « syncrétisme matériel » mais qu’elles sont toujours présentes lorsqu’on s’attache à investiguer les formes de pensée, il devient difficile de situer le syncrétisme et de le définir. « Une fois de plus, le syncrétisme est à la fois partout et nulle part, impensable ou introuvable » (A. MARY 1999, 12-13).
     La question de la continuité ou de la discontinuité des systèmes symboliques est très intéressante. Voyons ce que la confrontation de deux systèmes religieux, et les contradictions qui peuvent en survenir, impliquent du point de vue de la tradition. Une notion qui peut nous être utile de définir dans un contexte d’acculturation tel que celui que nous allons voir est celle de « traditionalisme » que A. BABADZAN (1985) associe au « compromis » et à des « formations syncrétiques ». Étudiant l’évolution de la tradition dans les sociétés océaniennes soumises à une acculturation (d’abord religieuse puis plus générale) depuis le début du XIXe siècle, il en vient à parler de l’état actuel de ces cultures comme « fondé sur une tradition de compromis ». C’est cet état qu’il propose d’appeler « traditionalisme », état qu’il oppose tant à l’ « état antérieur au contact » qu’aux « bouleversements culturels induits récemment par l’irruption de la modernité en milieu urbain ». Il avertit cependant le lecteur du danger de considérer cette « nouvelle traditionalité » comme un simple « artifice acculturatif » et de celui de voir dans les traditionalismes des témoins de la culture pré-contact (A. BABADZAN 1985, 116). Le propos de BABADZAN est donc, en opposant tradition et traditionalisme, de déterminer si cette évolution acculturative est caractérisée par la continuité ou la discontinuité.
     Voici tout d’abord la définition que BABADZAN fait de la tradition : « ensemble des catégories et des principes dont la corrélation détermine le système de représentation du monde prévalent à la veille du contact. Soit encore comme l’ensemble des catégories et principes sous-jacents aux représentations indigènes des pratiques, croyances, institutions et rapports sociaux en vigueur dans cette même période historique » (A. BABADZAN 1985, 116). Il ajoute ensuite : « la tradition est ce qui se transmet, disent les dictionnaires. Ajoutons : elle est ce qui se transmet sans avoir besoin jamais d’être activement transmis, et qui néanmoins se transmet, sans recourir à cette fin au truchement d’institutions spécialisées ». Que faut-il entendre par « institutions spécialisées » ? S’il est en effet difficile d’imaginer des institutions dont le but serait exclusivement et explicitement la transmission de la tradition, c’est néanmoins par le biais de médiateurs comme le langage, la religion ou la famille que cela passe. Cette dernière considération de BABADZAN semble placer les processus de transmission dans une sorte d’ « infra-transmission » dégagée des institutions qui sont pourtant les vecteurs de la tradition. L’auteur nous fournit néanmoins un élément de réponse intéressant quant à une possible transmission hors institution : « L’abolition sous la contrainte d’un système de pratiques religieuses, par exemple, n’implique pas nécessairement la suppression de la pertinence de ses référents conceptuels ou de ses enjeux symboliques » (BABADZAN 1985, 117). A titre d’exemple, il cite l’abandon du culte des morts en Mélanésie qui n’a pas entraîné « la révocation de l’ancestralité comme principe transcendant » (BABADZAN 1985, 117).
     Ces référents conceptuels ne sont cependant pas immuables. L’auteur, bien qu’affirmant les possibilités de perpétuation, fait alors allusion aux « reformulations syncrétiques » dont le but serait justement de maintenir la pertinence des référents symboliques au travers des changements de type acculturatifs (BABADZAN 1985, 117-122). La continuité de la pertinence permet donc de relativiser l’opposition entre tradition et traditionalisme entre lesquels l’auteur a, dans un premier temps, instauré le « contact » (sous-entendu, la rencontre avec l’occident) comme coupure.
     En disant que « dans le traditionalisme post-contact, la Tradition vit nécessairement en contiguïté avec ce qui n’est pas elle » (1985, 117), BABADZAN pointe les juxtapositions conflictuelles pouvant survenir entre les secteurs de « survivances » et les secteurs d’ « emprunts ». Mais il souligne également que « c’est au sein des formations culturelles syncrétiques que se joue véritablement la confrontation cognitive entre la Tradition et ceux des principes occidentaux qui la remettent en cause » (BABADZAN 1985, 117). Si ces formations syncrétiques - que BABADZAN tient pour origine de la traditionalité - sont un facteur de continuité (l’auteur parle de « reconduction » ou de « permanence ») de la tradition, ils sont également sa remise en question voire sa négation.
     L’auteur envisage ici le syncrétisme d’une manière qui nous est déjà familière : ni somme, ni superposition, ni mélange, le syncrétisme est « médiation ». La continuité de la pertinence dont nous venons de parler est donc une négociation. Le syncrétisme tente donc de dépasser la contradiction « là où elle se présente, et là où elle ne peut être contournée » (BABADZAN 1985, 117-118).
     A travers des exemples océaniens portant sur les divinités, l’ancestralité, les pratiques funéraires et la notion d’après-mort, BABADZAN nous explique cette médiation sous une forme relativement mathématique : « Ce ne sont pas des représentations contradictoires que les formations syncrétiques articulent, mais des représentations préalablement médiatisées ». Il formule ensuite l’hypothèse suivante : « Le syncrétisme unit, dans chacune de ses représentations, la négation de la Tradition dans les termes de l’innovation, à la négation de l’innovation dans les termes de la Tradition » (BABADZAN 1985, 120).
     On peut donc comprendre que selon BABADZAN, le syncrétisme n’est pas un processus totalisant cherchant à faire se recouvrir deux systèmes mais bien une médiation ciblée des secteurs où apparaissent des contradictions entre « survivances » et « innovations ». Cette médiation ressemble à ce que BASTIDE (1967, 45) nomme la « survivance adaptatrice » (cf. infra). Il faut cependant garder à l’esprit que les « survivances » qui se trouveraient hors de ces terrains contradictoires sont néanmoins marquées par le changement et que, si « archaïques » (1) qu’elles puissent paraître, elles se situent dans un environnement transformé.
     « Ce n’est qu’après avoir été réfutées chacune dans les termes de l’autre que les représentations en conflit pourront être fondues dans une représentation syncrétique unique, où leur opposition cessera de se manifester. Aussi chaque trait syncrétique sera-t-il porteur de ce double mouvement de rupture et de continuité avec la Tradition, d’affirmation et de négation de l’archaïque, d’assimilation et de rejet de l’apport occidental. C’est par l’analyse de cette ambiguïté, de ce double rejet, que me paraît devoir passer toute étude des productions culturelles syncrétiques, étude qui suppose, méthodologiquement parlant, le repérage des deux moments contradictoires qui les constituent » (A. BABADZAN 1985, 118).
     L’hindouisme réunionnais que nous allons étudier ici, et plus particulièrement sa relation avec le christianisme ambiant, est caractérisé par un compartimentage peu créateur de contradictions. Il n’en demeure pas moins fondé sur une logique de compromis. Si l’on retient du travail syncrétique une définition en termes de médiation et de compromis, le changement religieux à La Réunion peut en fournir un exemple. Le métissage ou « mauvais syncrétisme » reste, lui, hors de propos pour qualifier l’hindouisme réunionnais (nous allons voir que certaines pratiques religieuses créoles « indianisées » nécessitent peut-être une autre approche).
     A propos de cette ambivalence du syncrétisme, il faut préciser qu’elle n’est « pas incompatible avec une certaine créativité » et qu’ « une culture peut également se construire dans une situation de double contrainte culturelle » (A. MARY 2000 in M.C. DUPRE 2001, 1). De cette créativité résulte ce que Claude LEVI-STRAUSS appelle une « synthèse originale (…) qui constitue l’émergence d’un troisième système lequel devient irréductible par rapport aux autres » (C. LEVI-STRAUSS 1973 in A. MARY 1999, 12). Christian GHASARIAN (2002), à partir de la notion de « third space » empruntée à Homi BHABBA (1994), en vient à parler d’un espace « hybride » de création. En effet, « si les processus d’acculturation sont une réalité sociale, il ne faut pas oublier que, dans toute interaction, quelque chose de nouveau peut émerger » (C. GHASARIAN 2002, 666). L’espace « hybride » que nous venons de mentionner « apparaît dans les interactions individuelles, notamment entre des individus de culture différentes, mais aussi, plus largement, dans les interactions entre différentes cultures » (C. GHASARIAN 2002, 666). La naissance par interactions d’un nouvel espace culturel semble étroitement correspondre avec ce qu’on entend généralement par « créolisation ».


1 BASTIDE parle de « survivances cadavériques » (1967, 45) (Retour au texte)

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