Interview
AD :
Bonjour je suis Anuradha Delacour. Dans mon travail, j’essaie de
représenter des sensations et surtout de les faire vivre.
AD : J’ai
été jusqu’au bac littéraire sans grande motivation. Encouragée par mes
proches, j’ai fait une année préparatoire aux écoles d’arts. Ensuite,
j’ai effectué trois ans d’études aux Arts Décoratifs de Strasbourg puis
quatre ans aux Beaux Arts de Paris. Comme beaucoup d’autres gens fait
pour l’art, j’ai toujours dessiné, créé et fabriqué. Cela a toujours été
un besoin, une façon de me construire et un moyen d’échange. J’ai
parfois du mal à exprimer un ressenti mais jamais à le dessiner. C’est
une façon aussi pour moi de chercher qui je suis. Je grandis en même
temps que mon travail.
AD : Sans
me sentir forcément bien dans ces écoles, j’ai eu la chance d’arriver à
tirer parti des cours, de certains conseils et des matériaux proposés.
J’ai surtout été marquée par les étudiants et les amis que j’ai
rencontrés. Certains cours techniques comme la gravure, la fresque, le
développement photo et le vitrail m’ont beaucoup fait avancer. Aux Beaux
Arts, j’aimais surtout les cours qui ne parlaient pas directement d’art
comme par exemple les cours d’ « Anthropologie-Histoire » et les cours
d’ « Histoire de la Création Littéraire ».
AD : Il y a beaucoup de travaux
d’artistes très différents que j’apprécie.
J’aime les artistes qui cherchent à retranscrire une sensation ou
le vivant lui-même aussi bien en musique qu’en sculpture ou encore en
dessin.
Pour parler d’une artiste plasticienne indienne, je citerai
l’artiste Rina Barnerjee. Ses dessins d’hybrides
humains-végétaux-animaux ainsi que ses sculptures me parlent.
Une œuvre de l’artiste Michelangelo Pistoletto, vue à la Fiac
m’avait beaucoup plu. Un bouddha se regardait dans un grand miroir, du
coup le spectateur une fois proche de ce bouddha se voyait lui aussi
dans le miroir. Il y avait du coup deux bouddhas et deux soi-même.
A Lyon, lors de l’Exposition « Indian Highway IV », il y a deux
artistes que j’ai particulièrement appréciés. Une œuvre de Sheela Gowda
se présente comme un petit abri fait de tonneaux. Il pourrait faire
partie d’un bidonville. Le spectateur peut entrer dedans. Ce lieu parait
inhospitalier et oppressant pourtant une fois dedans si on lève la tête
on voit des étoiles. Dans cette même exposition le travail qui m’a le
plus marquée est celui de Sumaksi Singh. L’artiste crée dans une pièce
comme des planètes ou des mondes minuscules. Ses galaxies ou
mondes-plantes très fragiles et délicats sont couverts de couleurs
intenses puis de formes insolites. Pour moi c’est ce contraste entre la
force et la fragilité de ces mini univers qui les rend si forts et si
vivants.
J’apprécie le côté très organique des travaux de l’artiste Nalini
Malini.
J’ai toujours aimé les dessins très forts et instinctif qu’Akira
Kurosawa réalisait pour ses films.
J’ai été influencée par le travail des deux peintres chinois Shitao
et Chu Ta. Ils avaient une liberté énorme dans leur façon de représenter
les choses. Chu Ta rend ses animaux humains, leurs caractéristiques me
laissent supposer que ce sont quelque part des autoportraits. Shitao
traitait les paysages qu’il peignait comme des êtres vivants ou
l’intérieur d’un corps. Dans une peinture, il partait toujours d’un
premier trait qui insufflait la vie et donnait une direction à tous les
autres. Il travaillait avec son pinceau à la manière d’ une graine qui
pousse et finit par former un arbre.
J’ai lu une phrase qui correspond bien à une part de ma recherche
dans le livre Minéralogies Végétales, Penone à Venise de Didier
Semin : « Travailler non pas d’après la nature, pour reproduire l’image,
mais comme la nature […] c’est le projet même, tout à la fois
extraordinairement modeste et extraordinairement ambitieux de l’art
moderne ».
Il y a peu de temps, j’ai vu au Petit Palais l’exposition des
peintures de l’écrivain et poète Rabindranath Tagore. J’ai beaucoup aimé
la façon très vivante de faire exister la lumière et la façon d’utiliser
l’encre comme du pastel gras.
AD :
Un artiste du mouvement land art dont
j'ai oublié le nom pose ses toiles dans la nature et laisse le temps
agir à sa place. Je suis beaucoup influencée par des artistes du land
art comme Nils Udo qui récemment a fait une exposition au Musée de la
Poste. J’aime la volonté de certains artistes du land art de travailler
avec un lieu, en respectant son identité, la mémoire qu’il contient et
en utilisant les matériaux qui se trouvent dans ce lieu. Certains
artistes du land art travaillent avec des éléments de la nature
insaisissables comme Walter de Maria qui a travaillé avec la foudre. Son
œuvre a pour titre
Lightning Field.
Dans
l’Arte Povera j’aime que les artistes se servent de matériaux qu’ils
trouvent ou ramassent plutôt que de matériaux achetés dans les
magasins. J’aime cette volonté qu’ont ces artistes de chercher à
s’éloigner du processus de consommation qu’impose la société.
J’aime les igloos conçus par un des artistes du mouvement de l’Arte
Povera, Mario Merz. J’aime aussi les formes allant à l’essentiel dans
ses dessins.
J’aime qu’on représente ce qui est quasi impossible à saisir ou à
montrer.
Je suis intéressée par les œuvres où une ou des formes se
redessinent infiniment comme une musique répétitive ou un mantra.
Je me retrouve dans la peinture miniature indienne en général. Mais
je suis particulièrement touchée par la tradition Rajpoute qui m’inspire
beaucoup dans mon travail. J’aime les animaux, monstres mythiques
représentés, les yeux des personnages, la façon de traiter les vides, de
raconter, les détails, la finesse du trait et l’intensité des couleurs.
A Noel dernier, j’ai pu apprécier au Musée Albert Hall de Jaipur la très
belle collection de miniatures indiennes. Lors de ma dernière exposition
collective à L’ « Espace des Arts Sans Frontières », j’ai dessiné des
êtres mi-femme mi-sanglier inspirés de peintures du troisième avatar de
Vishnu, Vahara. Dans ce même musée il y avait aussi de très belles
terres cuites de maîtres Yogis qui semblaient très modernes.
Au « Victoria and Albert Museum » à Londres, j’ai vu aussi des
peintures qui m’ont beaucoup plues. C’est le cas d’une illustration, qui
date du XVème siècle, de l’Uttaradhyayana Sutra, une école Jaïn. Elle
représente une rivière avec des poissons,un bateau avec une femme et un
enfant à son bord. Le courant est représenté avec des motifs très
simples qui évoque les ondes sur l’eau.
Les peintures Mithila ou Madhubanis que j’ai découvertes lors de
mon deuxième voyage en Inde m’ont tout de suite inspirée. On voit
souvent représentés de façon très symbolique des éléments de la nature
comme la lune ou encore des plantes.
Je regarde souvent des documentaires. Les documentaires qui
m’intéressent le plus sont ceux qui traitent de l’espace, des origines
du monde, et de l’océan. Le film La Nostalgie de la lumière de
Patricio Guzman m’a beaucoup plu. L’océan est le lieu de départ de
toute vie terrestre. Il est peuplé d’animaux extraordinaires comme, par
exemple, les anémones ou encore les méduses. Ces créatures translucides
électriques me font penser à des esprits ou des spectres.
Les créatures des abysses sont des êtres extraordinaires, quasi
immatériels. Ils semblent irréels. Ils ont les couleurs des planètes,
des étoiles ou encore des aurores boréales. Les documentaires sur les
planctons sont aussi passionnants. On voit complètement à travers ces
créatures. Ils ont l’allure d’extraterrestres. J’aime beaucoup ces êtres
bioluminescents. Dans les mondes les plus obscurs, aussi bien dans les
airs que dans les profondeurs de l’océan, on trouve les lumières les
plus fortes.
Je regarde souvent des photographies et des livres sur ces animaux,
comme par exemple celui de Claire Nouvian, il a pour titre Abysses.
J’aime l’aspect entre fossiles vivants et créatures du futur des animaux
des abysses. Ces créatures ne semblent pas avoir d’âge.
J’aime aussi les films de science-fiction qui ne sont qu’une façon
symbolique de réfléchir ou de représenter le monde et son devenir. Mon
film préféré est 2001, l’Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick
où le personnage se voit traverser des mondes incompréhensibles, il
franchit l’espace-temps. Il se voit vieillir, mourir et renaître.
J’ai vu récemment un film qui m’a beaucoup plu, réalisé par Duncan
Jones. Il a pour titre Moon et traite entre autre du clonage
humain.
AD :
Je
n’ai aucun contact direct avec la culture indienne. J’y suis née et j’y
ai fait de nombreux voyages, notamment un stage d’impressions sur tissus
durant deux mois et demi. J’ai quelques amis importants dans le
Rajasthan et dans le Maharastra.
AD :
Oui.
Autels était ma première exposition.
AD :
Le
sacré est pour moi tout ce à quoi on donne une place essentielle ou une
valeur centrale. Le sacré c’est tout ce qui nous est cher, tout ce que
l’on rend précieux ou encore unique.
Par exemple, pour un archéologue retrouver un fossile ou un objet
qui a traversé le temps est un fait sacré.
Le sacré est universel et en même temps propre à chacun. Il y a des
symboles sacrés universels ou propres à une culture qui font écho à
l’humanité entière mais il y a aussi des symboles personnels à chacun et
donc intimes.
Je peux comparer les deux aspects du sacré, (d’un côté universel et
de l’autre intime) à la discipline du tai-chi chuan : quand on exécute
les mouvements du tai-chi, on marche dans les pas et on reproduit les
mouvements que des gens font depuis des siècles. Et en même temps chaque
personne qui pratique du tai-chi a sa façon d’exécuter les mouvements.
C’est un peu comme l’écriture ou encore la façon que chaque musicien
classique a d’interpréter une musique connue.
La question du sacré rejoint celle du sens de la vie. Les religions
sont nées de cette question. Mais avant que les religions existent,
deviennent un concept pensé et écrit, je pense que la recherche du
sacré existait déjà. Depuis que l’humain est conscient, il conceptualise
le sacré en cherchant du sens, un but à son existence.
Cette recherche se traduit par des questions : D’où je viens ? Qui
suis-je ? Pourquoi suis-je ici ? Quel est le sens de ma vie ou de la vie
en général ? Les religions ne sont qu’une des réponses possibles à ces
questions et il y en a une infinité d’autres.
A mon sens, il n’y a pas forcément de réponses directes à chercher.
Je me pose parfois des questions très simples sur des sensations et sur
des vies que je ne peux pas avoir. Sur le ressenti intérieur d’autres
gens, d’animaux ou encore de plantes. Cela se traduit sous forme de
questions comme « Qu’est ce que cela fait d’être un serpent ? » ou
encore « Comment respire-t-on sous la terre ? ».
Ce qui est sacré pour moi c’est tout d’abord la relation qu’on peut
entretenir avec nos proches.
L’Art est pour moi sacré. Faire de l’art donne un sens à ma vie.
C’est un rituel. L’action de faire, le choix des matériaux et la façon
de procéder sont aussi importants. La communication est universelle,
c’est un ensemble de signes et de symboles utilisés dans le but de
communiquer un message à une cible bien précise de manière simple et
efficace. Ce n’est pas le cas de l’art. L’art est un dialogue, une façon
de voir le monde ou un monde, c’est un support introspectif qui me
permet de poser des questions importantes.
-
IR/LNRI
: Vous écrivez dans un texte : "Devant un lieu important pour nous,
un paysage, quelqu’un qui nous est cher, on peut avoir la sensation de
ressentir comme une présence vivante invisible qui nous accompagne et
nous révèle des vérités sur le monde et sur nous-même." L'art pour vous
est-il le moyen par excellence de rendre visible cette "présence vivante
invisible" ?
AD :
J’ai cette conviction qu’on ne s’efface jamais totalement, qu’on passe
juste par plusieurs états.
Dans un documentaire, il est dit que des particules de nous
existaient déjà lors de la création de l’univers et qu’elles
continueraient d’exister après notre vie sur terre. J’ai souvent la
sensation que je connais certains de mes proches depuis toujours.
D’ailleurs la première fois que je les ai rencontrés, j’ai eu
l’impression que je les connaissais déjà.
Il en est de même pour certaines choses que j’apprends, j’ai plutôt
l’impression de réapprendre ce que je connais déjà.
Ma phrase « on [...] avoir la sensation de ressentir comme des
présences vivantes » signifie que le monde, les lieux, des choses
visibles aussi bien que les éléments invisibles nous parlent.
Ce n’est pas parce que l’on ne voit pas une chose qu’elle n’existe
pas. Rien n’est totalement visible ou invisible. Ce qu’on a parfois
l’impression de voir et de comprendre on ne le saisit pas du tout, alors
que ce que l’on ne voit pas mais ce que l’on ressent est parfaitement
clair.
Cette ou ces présence(s) vivante(s) sont pour moi mes proches ou
des pensées positives qui viennent me soutenir quand je travaille. Comme
ces pensées, ces présences positives connues et qui me connaissent sont
toujours avec moi je les représente forcément dans mon travail. On
dessine toujours ce que l’on a devant soi.
L’artiste Odilon Redon dans son livre Confidence d’artiste
- Janvier 1913 écrit « Et j'ai connu
la subite influence qu'exerçaient sur moi divers lieux ou le temps, la
saison, ma demeure, l'orientation du jour de l'atelier, pour affirmer
ici avec certitude et assurance, combien il nous faut compter avec le
monde invisible mouvant et palpitant qui nous entoure, et nous ploie au
dedans sous les pressions encore obscures et inexpliquées du dehors. »
Oui je pense que l’art est un moyen de faire apparaitre des mondes
ou des éléments invisibles, de révéler une façon de regarder.
AD :
J’utilise le terme vérité car je pense que l’art recherche une vérité ou
des vérités.
L’art sans chercher des solutions, à cette volonté profonde de
retourner à l’essentiel.
Pour moi, un artiste recherche souvent le futur tout est
s’inspirant du passé. Je pense que les œuvres les plus intéressantes
sont celles qui tout en exprimant l’instant, laissent entrevoir
l’avenir, tout en parlant des origines du monde et de l’art lui-même.
L’art est inutile, ce n’est pas un besoin primaire de l’être
humain. Pourtant une œuvre permet à la personne qui la fait et parfois
celle qui la regarde de retrouver un essentiel, de se délivrer de
limites.
L’art, je pense, dévoile des vérités sur ce que le monde a été,
sur l’instant présent insaisissable mais aussi le monde à venir.
AD :
Je
souhaiterais faire des œuvres dans lesquelles le spectateur puisse
entrer, chercher à me dépasser dans mon travail et exposer
éventuellement à l’étranger.
J’aimerais aussi voyager, retourner en Inde et continuer la
pratique du tai-chi.
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