Anuradha Delacour :

"Oui je pense que l’art est un moyen de faire apparaitre des mondes ou des éléments invisibles"

      
  

   Anuradha Delacour fait partie de la jeune scène artistique française et son exposition Autels a été remarquée. Au confluent de diverses tendances, elle a su trouver une originalité personnelle, qui tient peut-être notamment à une influence indienne, qui en côtoie d'autres... Elle nous livre ici sa vison et son vécu de l'art, avec fraîcheur et profondeur.
   En partenariat avec
La Nouvelle Revue de l'Inde.
   Photographie © Elodie Ruiz.


Interview  -  Galerie


Interview

  • IR/LNRI : Anuradha Delacour, pourriez-vous commencer par vous présenter à nos visiteurs ?

AD : Bonjour je suis Anuradha Delacour. Dans mon travail, j’essaie de représenter des sensations et surtout de les faire vivre.

  • IR/LNRI : Quel parcours vous a conduite à la création artistique ? S'agit-il d'une vocation précoce ?

AD : J’ai été jusqu’au bac littéraire sans grande motivation. Encouragée par mes proches, j’ai fait une année préparatoire aux écoles d’arts. Ensuite, j’ai effectué trois ans d’études aux Arts Décoratifs de Strasbourg puis quatre ans aux Beaux Arts de Paris. Comme beaucoup d’autres gens fait pour l’art, j’ai toujours dessiné, créé et fabriqué. Cela a toujours été un besoin, une façon de me construire et un moyen d’échange.  J’ai parfois du mal à exprimer un ressenti mais jamais à le dessiner. C’est une façon aussi pour moi de chercher qui je suis. Je grandis en même temps que mon travail.

  • IR/LNRI : Qu'est-ce qui vous a marquée dans votre formation à Strasbourg puis aux Beaux Arts à Paris ?

AD : Sans me sentir forcément bien dans ces écoles, j’ai eu la chance d’arriver à tirer parti des cours, de certains conseils et des matériaux proposés. J’ai surtout été marquée par les étudiants et les amis que j’ai rencontrés. Certains cours techniques comme la gravure, la fresque, le développement photo et le vitrail m’ont beaucoup fait avancer. Aux Beaux Arts, j’aimais surtout les cours qui ne parlaient pas directement d’art comme par exemple les cours d’ « Anthropologie-Histoire » et les cours d’ « Histoire de la Création Littéraire ».

  • IR/LNRI : Eprouvez-vous une admiration particulière pour certains artistes ? Notamment pour des artistes indiens ?

AD : Il y a beaucoup de travaux d’artistes très différents que j’apprécie.
   J’aime les artistes qui cherchent à retranscrire une sensation ou le vivant lui-même aussi bien en musique qu’en sculpture ou encore en dessin.
   Pour parler d’une artiste plasticienne indienne, je citerai l’artiste Rina Barnerjee. Ses dessins d’hybrides humains-végétaux-animaux ainsi que ses sculptures me parlent.
   Une œuvre de l’artiste Michelangelo Pistoletto, vue à la Fiac m’avait beaucoup plu. Un bouddha se regardait dans un grand miroir, du coup le spectateur une fois proche de ce bouddha se voyait lui aussi dans le miroir. Il y avait du coup deux bouddhas et deux soi-même.
   A Lyon, lors de l’Exposition « Indian Highway IV », il y a deux artistes que j’ai particulièrement appréciés. Une œuvre de Sheela Gowda se présente comme un petit abri fait de tonneaux. Il pourrait faire partie d’un bidonville. Le spectateur peut entrer dedans. Ce lieu parait inhospitalier et oppressant pourtant une fois dedans si on lève la tête on voit des étoiles. Dans cette même exposition le travail qui m’a le plus marquée est celui de Sumaksi Singh. L’artiste crée dans une pièce comme des planètes ou des mondes minuscules. Ses galaxies ou mondes-plantes très fragiles et délicats sont couverts de couleurs intenses puis de formes insolites. Pour moi c’est ce contraste entre la force et la fragilité de ces mini univers qui les rend si forts et si vivants.
   J’apprécie le côté très organique des travaux de l’artiste Nalini Malini.
   J’ai toujours aimé les dessins très forts et instinctif qu’Akira Kurosawa réalisait pour ses films.
   J’ai été influencée par le travail des deux peintres chinois Shitao et Chu Ta. Ils avaient une liberté énorme dans leur façon de représenter les choses. Chu Ta rend ses animaux humains, leurs caractéristiques me laissent supposer que ce sont quelque part des autoportraits. Shitao traitait les paysages qu’il peignait comme des êtres vivants ou l’intérieur d’un corps. Dans une peinture, il partait toujours d’un premier trait qui insufflait la vie et donnait une direction à tous les autres. Il travaillait avec son pinceau à la manière d’ une graine qui pousse et finit par former un arbre.
   J’ai lu une phrase qui correspond bien à une part de ma recherche dans le livre Minéralogies Végétales, Penone à Venise de Didier Semin : « Travailler non pas d’après la nature, pour reproduire l’image, mais comme la nature […] c’est le projet même, tout à la fois extraordinairement modeste et extraordinairement ambitieux de l’art moderne ».
   Il y a peu de temps, j’ai vu au Petit Palais l’exposition des peintures de l’écrivain et poète Rabindranath Tagore. J’ai beaucoup aimé la façon très vivante de faire exister la lumière et la façon d’utiliser l’encre comme du pastel gras.

  • IR/LNRI : Vous vous présentez comme "imprégnée" aussi bien par "la culture indienne, le land art et l’arte povera" ; pouvez-vous nous dire la part de chacune de ces sources d'inspiration dans vos créations ?

AD : Un artiste du mouvement land art dont j'ai oublié le nom pose ses toiles dans la nature et laisse le temps agir à sa place. Je suis beaucoup influencée par des artistes du land art comme Nils Udo qui récemment a fait une exposition au Musée de la Poste. J’aime la volonté de certains artistes du land art de travailler avec un lieu, en respectant son identité, la mémoire qu’il contient et en utilisant les matériaux qui se trouvent dans ce lieu. Certains artistes du land art travaillent avec des éléments de la nature insaisissables comme Walter de Maria qui a travaillé avec la foudre. Son œuvre a pour titre Lightning Field.
  
Dans l’Arte Povera  j’aime que les artistes se servent de matériaux qu’ils trouvent ou ramassent plutôt que de matériaux achetés dans les magasins.  J’aime cette volonté qu’ont ces artistes de chercher à s’éloigner du processus de consommation qu’impose la société.
   J’aime les igloos conçus par un des artistes du mouvement de l’Arte Povera, Mario Merz.  J’aime aussi les formes allant à l’essentiel dans ses dessins.
   J’aime qu’on représente ce qui est quasi impossible à saisir ou à montrer.
   Je suis intéressée par les œuvres où une ou des formes se redessinent  infiniment comme une musique répétitive ou un mantra.
   Je me retrouve dans la peinture miniature indienne en général. Mais je suis particulièrement touchée par la tradition Rajpoute qui m’inspire beaucoup dans mon travail. J’aime les animaux, monstres mythiques représentés, les yeux des personnages, la façon de traiter les vides, de raconter, les détails, la finesse du trait et l’intensité des couleurs. A Noel dernier, j’ai pu apprécier au Musée Albert Hall de Jaipur la très belle collection de miniatures indiennes. Lors de ma dernière exposition collective à  L’ « Espace des Arts Sans Frontières », j’ai dessiné des êtres mi-femme mi-sanglier inspirés de peintures du troisième avatar de Vishnu, Vahara. Dans ce même musée il y avait aussi de très belles terres cuites de maîtres Yogis qui semblaient très modernes. 
   Au « Victoria and Albert Museum » à Londres, j’ai vu aussi des peintures qui m’ont beaucoup plues. C’est le cas d’une illustration, qui date du XVème siècle, de l’Uttaradhyayana Sutra, une école Jaïn. Elle représente une rivière avec des poissons,un bateau avec une femme et un enfant à son bord. Le courant est représenté avec des motifs très simples qui évoque les ondes sur l’eau.
   Les peintures Mithila ou Madhubanis que j’ai découvertes lors de mon deuxième voyage en Inde m’ont tout de suite inspirée. On voit souvent représentés de façon très symbolique  des éléments de la nature comme la lune ou encore des plantes.
   Je regarde souvent des documentaires. Les documentaires qui m’intéressent le plus sont ceux qui traitent de l’espace, des origines du monde, et de l’océan.  Le film La Nostalgie de la lumière de Patricio Guzman m’a beaucoup plu.  L’océan est le lieu de départ de toute vie terrestre. Il est peuplé d’animaux extraordinaires comme, par exemple, les anémones ou encore  les méduses. Ces créatures translucides électriques me font penser à des esprits ou des spectres.
   Les créatures des abysses sont des êtres extraordinaires, quasi immatériels. Ils semblent irréels. Ils ont  les couleurs des planètes, des étoiles ou encore des aurores boréales. Les documentaires sur les planctons sont aussi passionnants. On voit complètement à travers ces créatures. Ils ont l’allure d’extraterrestres. J’aime beaucoup ces êtres bioluminescents. Dans les mondes les plus obscurs, aussi bien dans les airs que dans les profondeurs de l’océan, on trouve les lumières les plus fortes.
   Je regarde souvent des photographies et des livres sur ces animaux, comme par exemple celui de Claire Nouvian, il a pour titre Abysses. J’aime l’aspect entre fossiles vivants et créatures du futur des animaux des abysses. Ces créatures ne semblent pas avoir d’âge.
   J’aime aussi les films de science-fiction qui ne sont qu’une façon symbolique de réfléchir ou de représenter le monde et son devenir. Mon film préféré est 2001, l’Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick où le personnage se voit traverser des mondes incompréhensibles, il franchit l’espace-temps. Il se voit vieillir, mourir et renaître.
   J’ai vu récemment un film qui m’a beaucoup plu, réalisé par Duncan Jones. Il  a pour titre Moon et traite entre autre du clonage humain.

  • IR/LNRI : Quels contacts, plus précisément, avez-vous avec la culture indienne ?

AD : Je n’ai aucun contact direct avec la culture indienne. J’y suis née et j’y ai fait de nombreux voyages, notamment un stage d’impressions sur tissus durant deux mois et demi. J’ai quelques amis importants dans le Rajasthan et dans le Maharastra.

  • IR/LNRI : La récente exposition Autels était-elle la première de votre jeune carrière ?

AD : Oui. Autels était ma première exposition.

  • IR/LNRI : Cette exposition met en évidence l'attrait qu'exerce sur vous le sacré : qu'entendez-vous exactement par ce terme de "sacré", dans la mesure où vous souhaitez ne pas le confondre avec le "religieux" ?

AD : Le sacré est pour moi tout ce à quoi on donne une place essentielle ou une valeur centrale. Le sacré c’est tout ce qui nous est cher, tout ce que l’on rend précieux ou encore unique.
   Par exemple, pour un archéologue retrouver un fossile ou un objet qui a traversé le temps est un fait sacré.
   Le sacré est universel et en même temps propre à chacun. Il y a des symboles sacrés universels ou propres à une culture qui font écho à l’humanité entière mais il y a aussi des symboles personnels à chacun et donc intimes.
   Je peux comparer les deux aspects du sacré, (d’un côté universel et de l’autre intime) à la discipline du  tai-chi chuan : quand on exécute les mouvements du tai-chi, on marche dans les pas et on reproduit les mouvements que des gens font depuis des siècles. Et en même temps chaque personne qui pratique du tai-chi a sa façon d’exécuter les mouvements. C’est un peu comme l’écriture ou encore la façon que chaque musicien classique a d’interpréter une musique connue.
   La question du sacré rejoint celle du sens de la vie. Les religions sont nées de cette question. Mais avant que les religions existent, deviennent un concept pensé et écrit,  je pense que la recherche du sacré existait déjà. Depuis que l’humain est conscient, il conceptualise le sacré en cherchant du sens, un but à son existence.
   Cette recherche se traduit par des questions : D’où je viens ? Qui suis-je ? Pourquoi suis-je ici ? Quel est le sens de ma vie ou de la vie en général ? Les religions ne sont qu’une des réponses possibles à ces questions et il y en a une infinité d’autres.
   A mon sens, il n’y a pas forcément de réponses directes à chercher. Je me pose parfois des questions très simples sur des sensations et sur des vies que je ne peux pas avoir. Sur le ressenti intérieur d’autres gens, d’animaux ou encore de plantes. Cela se traduit sous forme de questions comme « Qu’est ce que cela fait d’être un serpent ? » ou encore « Comment respire-t-on sous la terre ? ».
   Ce qui est sacré pour moi c’est tout d’abord la relation qu’on peut entretenir avec nos proches.
   L’Art est pour moi sacré. Faire de l’art donne un sens à ma vie. C’est un rituel. L’action de faire, le choix des matériaux et la façon de procéder sont aussi importants. La communication est universelle, c’est un ensemble de signes et de symboles utilisés dans le but de communiquer un message à une cible bien  précise de manière simple et efficace. Ce n’est pas le cas de l’art. L’art est un dialogue, une façon de voir le monde ou un monde, c’est un support introspectif qui me permet de poser des questions importantes.

  • IR/LNRI : Vous écrivez dans un texte : "Devant un lieu important pour nous, un paysage, quelqu’un qui nous est cher, on peut avoir la sensation de ressentir comme une présence vivante invisible qui nous accompagne et nous révèle des vérités sur le monde et sur nous-même." L'art pour vous est-il le moyen par excellence de rendre visible cette "présence vivante invisible" ?

AD : J’ai cette conviction qu’on ne s’efface jamais totalement, qu’on passe juste par plusieurs états.
   Dans un documentaire, il est dit que des particules de nous existaient déjà lors de la création de l’univers et qu’elles continueraient d’exister après notre vie sur terre. J’ai souvent la sensation que je connais certains de mes proches depuis toujours.  D’ailleurs la première fois que je les ai rencontrés, j’ai eu l’impression que je les connaissais déjà.
   Il en est de même pour certaines choses que j’apprends, j’ai plutôt l’impression de réapprendre ce que je connais déjà.
   Ma phrase « on [...] avoir la sensation de ressentir comme des présences vivantes »  signifie que le monde, les lieux, des choses visibles aussi bien que les éléments invisibles nous parlent.
   Ce n’est pas parce que l’on ne voit pas une chose qu’elle n’existe pas. Rien n’est totalement visible ou invisible. Ce qu’on a parfois l’impression de voir et de comprendre on ne le saisit pas du tout, alors que ce que l’on ne voit pas mais ce que l’on ressent est parfaitement clair.
   Cette ou ces présence(s) vivante(s)  sont pour moi mes proches ou des pensées positives qui viennent me soutenir quand je travaille. Comme ces pensées, ces présences positives connues et qui me connaissent sont toujours avec moi je les représente forcément dans mon travail. On dessine toujours ce que l’on a devant soi.
   L’artiste Odilon Redon dans son livre Confidence d’artiste - Janvier 1913 écrit « 
Et j'ai connu la subite influence qu'exerçaient sur moi divers lieux ou le temps, la saison, ma demeure, l'orientation du jour de l'atelier, pour affirmer ici avec certitude et assurance, combien il nous faut compter avec le monde invisible mouvant et palpitant qui nous entoure, et nous ploie au dedans sous les pressions encore obscures et inexpliquées du dehors. »
   Oui je pense que l’art est un moyen de faire apparaitre des mondes ou des éléments invisibles, de révéler une façon de regarder.

  • IR/LNRI : Que sont ces "vérités" dont vous parlez ? Ou du moins à quoi touchent-elles ?

AD : J’utilise le terme vérité car je pense que l’art recherche une vérité ou des vérités.
   L’art sans chercher des solutions, à cette volonté profonde de retourner à l’essentiel.
   Pour moi, un artiste recherche souvent le futur tout est s’inspirant du passé. Je pense que les œuvres les plus intéressantes sont celles qui tout en exprimant l’instant, laissent entrevoir l’avenir,  tout en parlant des origines du monde et de l’art lui-même.
   L’art est inutile, ce n’est pas un besoin primaire de l’être humain. Pourtant une œuvre  permet à la personne qui la fait et parfois celle qui la regarde de retrouver un essentiel,  de se délivrer de limites.
   L’art, je pense, dévoile des vérités sur ce que le monde a été,  sur l’instant présent insaisissable mais aussi le monde à venir.

  • IR/LNRI : Quels sont à présent vos projets et comment envisagez-vous votre avenir d'artiste ?

AD : Je souhaiterais faire des œuvres dans lesquelles le spectateur puisse entrer, chercher à me dépasser dans mon travail et exposer éventuellement à l’étranger.
   J’aimerais aussi voyager, retourner en Inde et continuer la pratique du tai-chi.

 

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Photographies © Elodie Ruiz, réalisées dans la galerie Espace Marie-Robin.

D'autres images sur http://cargocollective.com/anuradha-delacour

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