Interview
HP : Mon
premier métier a été celui de graphiste. C'est grâce à cette pratique
professionnelle que j'ai rencontré celui qui fut mon premier mentor : le
critique d'art Bernard Lamarche-Vadel. A la fin des années 70, je
réalisai pour lui la maquette de la revue Artistes et découvrais
ainsi de très près les œuvres des grands artistes européens comme Mario
Merz et Joseph Beuys.
HP : Ma
première tribu a été celle de la Figuration Libre. Par le biais de
Bernard, je rencontrais François Boisrond, Robert Combas et Hervé Di
Rosa. J'avais déjà rencontré Rémi Blanchard à Quimper. Ces quatre
artistes allaient devenir le noyau dur d'un des mouvements artistiques
les plus représentatifs des années 80 : la Figuration Libre. Nous étions
de la même génération. Nous avions la même approche de l'art ouverte sur
la culture dans toute sa diversité, sans frontière, des beaux arts à
l'art populaire. Je devins le promoteur de la Figuration Libre.
HP : Après
avoir organisé de nombreuses manifestations avec mes amis de la
Figuration Libre, je poursuivais, avec les frères Di Rosa, cette volonté
d'ouvrir les lieux d'expositions à toutes les formes d'art. Nous avons
ouvert alors notre propre lieu, la galerie de l'Art Modeste, afin de
montrer les formes d'art jusqu'alors exclues du circuit de l'art
contemporain telles que l'art brut, les dessins de presse, l'art
singulier… En 1995, l'un des chocs pétroliers nous amena à fermer notre
galerie. Plutôt que d'attendre la reprise économique, nous avons décidé
avec ma femme d'en profiter pour changer de vie, de culture. J'avais un
ami, André Magnin, qui faisait un travail exemplaire sur l'Afrique. Je
ne connaissais alors aucun français travaillant sur les arts
contemporains en Inde (il y en avait quelques uns, très peu, je les
découvrirais plus tard). C'était là un challenge extraordinaire.
-
IR/LNRI :
Votre découverte de l'art tribal contemporain en Inde, au Bihar
notamment, a été une véritable aventure, humaine et artistique : quels
en ont été les moments les plus marquants ?
HP : Ce
furent principalement mes rencontres avec Jivya Soma Mashe et Jangarh
Singh Shyam. Dans leurs communautés respectives, les tribus Warli et
Gond, ils furent les premiers à s'exprimer librement sur le papier et la
toile, dépassant les seuls sujets rituels pour laisser s'épanouir leurs
imaginaires réciproques. Ils me firent découvrir l'un et l'autre non
seulement leurs propres productions artistiques mais aussi celles de
leurs proches auxquels ils prodiguaient conseils et encouragements. Ces
premières rencontres furent déterminantes tant d'un point de vue
artistique qu'humain.
HP : Ce livre
poursuit le travail entrepris par Jagdish Swaminathan, l'une des grandes
figures de l'art moderne indien (1928-1994). Swaminathan a initié le
Bharat Bhavan. Ce complexe culturel conçu par le grand architecte indien
Charles Corea a été inauguré en 1982 à Bhopal. Il possède un musée d'art
contemporain. La particularité de celui ci est de mettre sur un pied
d'égalité les artistes contemporains issus de la culture globale, celle
que nous partageons, héritée des avant-gardes historiques, et les
artistes contemporains issus de la culture locale, le plus souvent
tribale. Ce livre s'inscrit également dans le prolongement des efforts
de Jyotindra Jain, lequel fut le brillant directeur du Craft Museum de
New Delhi, pour faire mieux connaître ces "autres maîtres" de l'Inde. Si
nous connaissons bien les acteurs de la scène artistique dominante avec
ses stars internationales comme Subodh Gupta, il nous faut découvrir ces
autres figures historiques issues des arts tribaux et populaires. C'est
ce que propose ce livre au lecteur.
HP : Ces
formes d'art sont accessibles par tous, initiés ou non. C'est une
invitation au voyage, à la découverte non d'une seule culture érigée en
dogme nécessitant une connaissance liturgique pour en apprécier les
secrets, mais d'une diversité culturelle permettant à tout un chacun d'y
accéder au gré de sa sensibilité, de ses propres attirances esthétiques
et intellectuelles. C'est un ouvrage d'initiation.
HP : Il y a
les figures historiques, celles découvertes par les premiers émissaires
indiens lorsque ceux ci amenèrent pour les premières fois dans les
années 70 et 80 papiers et toiles dans diverses communautés. L'objectif
de cette démarche était de pouvoir conserver ces formes d'art en
mutation, voire en voie de disparition, et de les faire connaître en
dehors de leurs lieux de réalisation. Auparavant, toutes ces formes
d'art présentées dans ce livre étaient purement rituelles et éphémères.
Seuls quelques individus ayant l'opportunité de visiter ces villages
reculés avaient l'occasion d'apprécier ces pratiques artistiques.
Quelques livres d'ethnographes offraient bien aux curieux la possibilité
de les découvrir, mais, par manque de moyens, ceux-ci ne proposaient
guère que des reproductions de petit format et le plus souvent en noir
et blanc. L'introduction de la toile et du papier permit d'exposer et de
faire connaître ces formes d'art, souvent aux origines culturelles parmi
les plus anciennes de l'Inde, dans les grandes villes indiennes puis à
l'étranger.
Aux côtés de ces figures historiques, les premiers individus de ces
communautés à s'être exprimés sur toile et papier avec un talent
remarqué, sont présentées dans ce livre des figures émergentes que j'ai
eu la chance de découvrir au cours de mes voyages ou qui m'ont été
présentées par des amis.
Plusieurs artistes indiens, dont Jivya Soma Mashe et
Jangarh Singh Shyam, sont visibles jusqu'au 31 octobre 2012 dans le
cadre l'exposition Histoires de voir à la
Fondation Cartier pour l'art contemporain, à Paris
HP : Les
Warlis parlent un dialecte sans écriture. Aussi, ils ont inventé une
pictographie, propre à l'ensemble de leur communauté forte de plus de
600 000 âmes, afin de transmettre leur culture de génération en
génération. La pictographie des Warlis est des plus sommaires. Les
personnages y sont représentés à l'aide de deux triangles inversés
réunis en leurs sommets opposés. Le triangle du haut figure le torse, le
triangle du bas le bassin du corps humain. Un simple rond figure la
tête. Pour le peintre Warli, il suffit alors d'incliner un triangle par
rapport à l'autre afin d'animer les corps. "Il y a les êtres humains,
les oiseaux, les animaux, les insectes, etc. Jour et nuit il y a du
mouvement. La vie est mouvement" raconte Jivya Soma Mashe. L'art des
Warlis est un éloge de la vie et du mouvement.
HP : La
peinture de Madhubani, plus connue sous le nom de Mithila Painting, du
nom de cet ancien royaume, est plus complexe. Il s'agit d'un art
populaire, transmis de mère en fille, codifié par l'hindouisme. Chaque
caste a son propre système de représentation. Parmi les hautes castes
ont connaît le travail des grandes dames comme Sita Devi, Mahasundari
Devi et Ganga Devi. De nombreux articles leur ont été consacrés. La
finesse de leurs dessins n'a de cesse de nous surprendre. Les
intouchables ont aussi leur style propre.
C'est une
anthropologue allemande, Erika Moser, qui incita pour la première fois
dans les années 70 l'une d'entre elles
à transcrire son art éphémère sur papier. Chano Devi développa ainsi un
style appelé Godhana Painting (Godhana signifiant
tatouage). Celui-ci s'inspirait directement des tatouages propres à leur
caste. Ce style a été développé par de nombreuses autres femmes, parfois
avec grand talent comme Urmala Devi. Yamuna Devi, autre intouchable, la
première à recevoir un National Award, développa une autre esthétique
qui, elle aussi, fit école.
HP : Ce sont
simplement de grands artistes dans le sens ou ils sont de fantastiques
interprètes de partitions culturelles communes, celle de la tribu Gond
pour Jangarh Singh Shyam, et, celle de la tribu Warli pour Jivya Soma
Mashe. Ils ont su, l'un et l'autre, développer une interprétation qui a
fait l'admiration des premiers émissaires indiens partis à la rencontre
de ces communautés. De nombreux observateurs étrangers remarquèrent
également leur talent. Ainsi, tous deux ont représenté de nombreuses
fois leur pays à travers des expositions internationales dont celle des
Magiciens de la Terre au Centre Pompidou en 1989. Ils sont la
fierté de leurs communautés respectives, les garants d'un imaginaire
exigeant. Grâce à eux l'art de leurs communautés est reconnu et de
nombreux autres artistes ont pu voir le jour.
HP :
Certainement ! Comme vous l'avez compris, je n'ai fait que mettre mes
pas dans ceux des premières personnes à avoir révélé ces figures
historiques que l'on retrouve dans mon livre. Il est un fait que l'on
n’y voit aucun artiste de l'Orissa, pour ne citer qu'un des Etats où
l'on trouve le plus grand nombre de communautés tribales. On peut
aisément imaginer y découvrir des talents délaissés. L'Inde est vaste et
si diverse.
HP : Je
regrette que ces grandes expositions aient fait l'impasse sur les
artistes contemporains issus des cultures minoritaires. Chaque jour
s'affirme l'idée que l'art contemporain ne se limite pas aux seuls
héritiers de Duchamp, Matisse ou Picasso. L'ethnocentrisme est de moins
en moins de rigueur. Il aurait été bien que ces expositions en tiennent
compte et nous restituent ainsi la diversité culturelle qui est le
propre de l'Inde.
-
IR/LNRI :
Quels sont à présent vos projets ? Allez-vous retourner en Inde,
découvrir et promouvoir d'autres artistes, préparer des expositions,
publier de nouveau ouvrages consacrés à l'Inde ?
HP : Je vais
poursuivre ce travail entamé voilà plus de quinze ans. Je suis en Inde
trois à quatre fois par an. J'y vois les artistes avec lesquels je
travaille régulièrement et rencontre de nouveaux talents. J'ai participé
à la dernière India Art Fair à New Delhi. Ce fut l'occasion de
développer une collaboration démarrée à Paris un an plus tôt avec Abhay
Maskara à la galerie du Jour/Agnès B. Abhay dirige l'une des galeries
les plus surprenantes aujourd'hui en Inde. Un espace spectaculaire par
son volume offrant à ses artistes, âgés en moyenne de trente ans, la
possibilité de réaliser de vastes installations. Ensemble nous faisons
dialoguer les racines, l'art tribal contemporain que je représente, et
des ailes, la scène expérimentale avec laquelle il a su nouer des
relations intellectuelles autant qu'amicales exceptionnelles. Nous
allons développer ces collaborations en Inde comme à l'étranger.
|