Extrait du Miniaturiste

Kunal BASU


  

    Une boulette d'opium sous la langue, Mulla Assad divertissait les clients. Pour abandonner le divan, les hommes somnolents attendaient qu’il conclue. Comme il était tôt, Mulla Assad en était à peine à la deuxième des cinquante-deux nuits des Contes du Perroquet. Il racontait le début de la tragédie qui allait engloutir la femme du marchand parti en mer, alors que cette pécheresse guettait le retour de son mari, torturée par un amour secret. Dans son histoire le soleil était sur le point de se coucher, alors qu’à Hazari, il s'enfonçait à l'horizon.
   – Et quand le soleil, tel Alexandre le Grand, l'illustre voyageur, eut disparu dans l'obscurité, et que la lune, la bien-aimée des étoiles, fut sortie de sa chambre nuptiale, l'angoisse se mit à brûler dans le cœur de 'épouse, poursuivait Mulla Assad. Aux amants, le jour st un obstacle, ais la nuit leur complice. Dévorée de désir, l'épouse fit quelques pas hésitants pour savoir si son amant se dissimulait parmi les arbres.
   Bihzâd ouvrit les yeux. Attrapant la sacoche du marchand étendu à ses côtés, il en sortit une plume et quelques encres de couleur. Il arracha une feuille au registre du marchand, trempa sa plume dans l'encre et se mit à dessiner.

   – Chancelante, la femme s'avança vers son amant... 
Bihzâd dessina le visage de la femme sans voile. Les joues rouges, le regard inquiet, couleur fleur de moutarde, un filet rouge sur du blanc.
   – O Nkakshabi, que ne ferait une femme dont le cœur est brisé !
   Il la représenta, une cheville levée, regardant un beau destrier privé de son maître, la para de lune argentée.
   – Mais, avant qu'elle n'ait pu s'approcher, de sa chambre, une voix l'appela. C'était la voix de son oiseau, un perroquet aux accents humains. « Oh ! Maîtresse... » gazouilla Mulla Assad.
   Bihzâd dessina l'oiseau, non en cage mais perché sur la branche d'un arbre fruitier de la terrasse. Il avait mordu une pomme à demi mûre, avant de la laisser tomber aux pieds de sa maîtresse pour attirer son attention. Le visage de l'épouse exprima la sur­prise, son regard posé sur le cheval.
   – Souviens-toi, maîtresse chérie, que l'amour, comme le musc, ne peut longtemps se dissimuler.
  
D'un geste vif, Bihzâd dessina au loin une rivière, et près du coude de la femme un paquet de lettres envoyées par le marchand, l'alliance ôtée avant le rendez-vous galant et jetée sur le lit, ainsi que le cadeau destiné à l'amant – une dague incrustée de joyaux – serré dans sa main gauche. Enfin un témoin, un seul : une servante derrière la porte, index sur les lèvres, étonnée.
   Quittant le divan, le barbier fut le premier à voir le dessin. D'autres suivirent son regard. Les têtes se rassemblèrent autour de Bihzâd, tandis que s étei­gnait la voix de Mulla Assad.
   – Un chef-d'œuvre !
   Les soldats ivres se réveillèrent en braillant. Le pro­priétaire du Palais des Plaisirs resta muet, le mar­chand d'esclaves pencha le nez sur le dessin comme pour flairer une bonne affaire. Des lèvres de Saida l'orfèvre, un soupir de plaisir s'échappa :
   – Seigneur ! Quelle perle tu fais !


© Kunal BASU - Le Miniaturiste, pages 204-205 - Éditions Philippe Picquier, 2009

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