Preeta Samarasan
Et c'est le soir toute la journée

Extrait


   A mesure que Ratnam avançait, la foule environnant le taxi s'épaississait ; des flots de gens se déversaient d'immeubles en feu ; des visages surgissaient derrière vitres et pare-brise, grands et nets, luisants et crispés, pleins de dents et plein d'yeux. Quelque chose de petit et de dur frôla le toit de la voiture.
   Un visage d'homme se pressa contre la vitre de Ratnam, bandeau blanc, cheveux grisonnants, gros grain de beauté à la commissure du nez et de la joue gauche, et sa sueur aspergea le carreau lorsqu'il tapa du plat de la main.
   "Mon oncle !" s'écria Valli, mais il était trop tard, Ratnam était en train de baisser la vitre, son cure-dent insolemment brandi au visage du quidam, sa main droite tremblant sur le levier de vitesse. L'air épais, enfumé, s'engouffra dans l'habitacle, tout comme les plaintes, les cris, les sanglots et la chaleur d'une douzaine d'incendies qu'alimentait la haine. "Aiyo, aiyo, s'écria Amma. J'arrive même plus à respirer!"
   Même si Ratnam avait pris soin de retirer son cure-dent avant de parler, son malais de marché, déjà martyrisé par sa langue de Tamoul, buta sur sa panique, trébucha, avançant par saccades, cherchant des mots qui ne venaient pas, se perdant clans un labyrinthe de préfixes, de titres et de temps inutiles, inventés. "Pardon lah, Encik, répéta-t-il sans fin. Cette femme, vous voyez cette femme. Bébé qu'arrive. Pardon Encik, pardon pardon pardon", et ce qu'il voulait vraiment dire par là, ce n'était pas simplement : Pardon de sembler si oublieux de votre cause pourtant infiniment plus importante, mais aussi : Pardon d'être étranger, de ne pas maîtriser votre langue, ses subtilités innombrables et sa merveilleuse tradition de poésie pastorale, Pardon d'avoir la peau un tantinet trop brune, Pardon d'adorer éhontément des idoles de pierre et de bois, et, surtout, Pardon d'avoir voté pour ceux qui veulent ravir à vos mains méritantes le contrôle de cette terre féconde, le Pays Malais. Mais, clans la mesure où Ratnam aurait déjà eu beaucoup de peine à formuler tous ces sentiments en tamoul, il y avait peu de chances que, dans les conditions extrêmes qui régnaient cette nuit-là, il parvienne à les exprimer en malais.
   Quant à savoir si l'homme au grain de beauté à la commissure du nez décela ces différentes excuses dans les Pardon Encik malhabiles de Ratnam, personne - et Ratnam et cet homme moins que quiconque - n'aurait pu l'affirmer avec certitude : toujours est-il que, après quatre-vingt-dix secondes de blabla, l'homme se redressa, hurla "Orang Keling !"aux forces amassées, puis, se retournant vers Ratnam, désigna sans ambiguïté la route par laquelle ils étaient venus. "Rentrez chez
vous, dit-il, trouvez une sage-femme. Aller à l'hôpital une nuit pareille, vous êtes fous ou quoi ? Ce soir, l'hôpital a autre chose à faire", ajouta-t-il avec un sourire sinistre. Keling Bodoh. Keling mabuk todi. Duduk Malaysia, tak tahu cakap Bahasa Melayu. Des mots, des mots, seulement des mots - qu'est-ce que c'était en comparaison des bâtons et des pierres (des parangs, des cangkuls, des torches enflammées, des couteaux étincelants) ? Un sentiment de gratitude pure, enfantine, gagna les oreilles cireuses de Ratnam, les joues chaudes de Valli, le ventre torturé d'Amma.

©Preeta Samarasan - Et c'est le soir toute la journée - pages 163-165 - Editions Actes Sud 2011

Interview


   

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