Interview
TC : Je suis photographe, mais je n’aime
pas trop l’idée d’une profession. Rester un amateur, au sens premier du
terme, me convient parfaitement, ce qui me permet d’ailleurs de n’en
faire qu’à ma tête, ne photographiant que ce qui m’intéresse et
demeurant dans mon petit pré carré du 24 x 36 noir & blanc comme une
bernique sur son rocher, contre vents et marées.
TC : Dans la vie, d’une façon générale,
j’observe plus que je ne participe, jusqu’à éventuellement devenir
invisible, imperceptible. J’aime bien m’effacer du tableau d’ensemble
pour mieux le contempler, faire un pas de côté, ou reculer un peu par
rapport au mouvement général, m’extraire de l’hystérie ambiante, du
monde adulte (apparemment) rationnel. Tout cela, sans doute, correspond
bien à une « posture » de photographe.
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IR/LNRI :
Dans le domaine de la photographie et, plus généralement, de l'image
et des arts, à qui va votre admiration et qui
considérez-vous comme modèle, éventuellement ?
TC : Je n’ai pas de modèle à proprement
parler, mais j’ai évidemment été influencé par des photographes dont les
images, découvertes adolescent, m’ont profondément marqué.
Il y a en particulier un photographe que je place au plus haut dans
ma hiérarchie personnelle, c’est André Kertész. C’est un photographe
anti-spectaculaire, discret, modeste, portant en lui une mélancolie qui
est propre, sans doute, à son âme hongroise et, surtout, je pense, à sa
vie de perpétuel expatrié (à Paris, puis New York).
Il y a chez lui un mélange de totale innocence visuelle et une
incroyable subtilité dans la construction de ses images, dans la saisie
du temps qui passe. Il y a surtout quelque chose qui est de l’ordre de
l’enfance, un émerveillement constant devant l’anodin, l’insignifiant
qu’il capte avec les yeux d’un homme pourtant adulte et doté d’une
formidable maîtrise du « voir ». Enfin, il est un des rares à donner le
sentiment que ses photographies sortent tout droit de son univers
affectif. Toutes ses pensées, toute son âme semblent se projeter, sans
aucun filtre ni détour, sur ce qu’il prenait en photo - un nuage, des
cheminées, un passant, de l’eau dans un caniveau ou un pigeon prenant
son envol. Ses émotions, ses songeries ou sa solitude peuvent s’y lire
« à ciel ouvert ». C’est quelque chose d’assez unique dans l’histoire de
la photographie, et même de l’art en général.
TC : Comme beaucoup de gens sans doute,
j’ai longtemps rêvé d’Inde avant de franchir le pas et de m’y rendre
pour de bon, vérifier mes intuitions, mes imaginations, mes fantasmes
sur ce pays. En fait, je me dis aujourd’hui que j’étais tellement sûr de
tomber amoureux de l’Inde que je ne me suis pas pressé. Sachant, avant
même de le connaître, que c’était « mon pays », j’ai pris tout mon temps
pour acheter un billet.
Je dois dire que, dès mon arrivée sur le sol indien (c’était au
Kerala, à Cochin, en 2008), ou en tout cas dès les premières heures,
catapulté dans la chaleur, la foule, la poussière, le bruit, mais aussi
la grâce, et dans cette extraordinaire lumière indienne qui paraît tout
nimber de surnaturel, j’ai eu ce sentiment assez étrange et paradoxal
d’être enfin rendu chez moi, tout en étant pourtant totalement dépossédé
de mes repères habituels d’occidental. J’adore cette oscillation en
Inde, ce mélange d’absolue étrangeté et de familiarité que j’y trouve à
chaque fois que j’y atterris (bien qu’un voyage en Inde soit plutôt à
rapprocher de la figure du décollage…).
TC : Je suis assez monomaniaque
photographiquement parlant. Je ne fais que du noir & blanc en 24 x 36,
je suis resté fidèle à l’argentique, et, tant qu’il y aura des films, je
crois que je continuerai ainsi. Quant à la photographie de rue, c’est en
effet celle qui me procure les plus fortes sensations. Lorsque je
photographie, j’entre dans une bulle qui à la fois m’isole et me
rapproche des autres, dans un état de flottement qui me permet d’être au
plus près de ce qui traverse mon cerveau tout en m’oubliant (presque)
totalement. C’est, je pense, à cette double condition que l’on peut
éventuellement prendre de bonnes images.
C’est aussi une sorte de « fièvre» difficile à expliquer et, tant pis
si le mot est un peu cucul, de communion avec ce qui m’entoure.
J’aime également quand les choses m’échappent, vont plus vite que
moi, se défont de mon contrôle visuel. C’est toute la question de la
vision globale. Lorsqu’on ouvre les yeux et que l’on regarde devant soi,
on n’a une claire conscience que d’une zone située en général au centre
de notre champ de vision. Ce qui entoure cette zone est bien sûr capté
par nos yeux mais demeure dans une sorte de flou que l’on voit sans
voir. Lorsque l’on prend une photo, c’est en général parce qu’on est
attiré par ce que notre regard perçoit clairement. On trouve cela
intéressant, harmonieux, surprenant, etc. Alors on appuie sur le
déclencheur, l’œil rivé sur l’élément que l’on veut saisir. Mais, dans
l’infime instant du déclenchement, on a bien sûr aussi capté ce qui
était présent dans cette fameuse zone d’incertitude. Et c’est bien
souvent là que l’image se fait – en tout cas les grandes photos. Ce
pourquoi la photographie (et la photographie de rue plus que toute
autre) a peut-être autant à voir avec les aléas qu’avec la maîtrise, ou
pour aller au bout de cette idée, avec l’inconscient que le conscient
(ce n’est sans doute pas un hasard si photographie et psychanalyse sont
apparues à peu près en même temps, à la fin du 19ème). Alors
les grands photographes parviennent sans doute à « dompter » un tout
petit peu plus ces limbes qui échappent à la plupart, ou tout du moins à
sentir qu’il s’y passe quelque chose, ce qui leur permet d’appuyer au
centième de seconde près, quand les différents éléments s’organisent aux
quatre coins du cadre, surgissent à différents niveaux de la profondeur
de champ, et viennent perturber, bousculer ou renforcer une image trop
sage, trop parfaite, trop construite, trop prévue et prévisible.
TC : Pour poursuivre sur l’idée précédente,
la rue indienne est sans aucun doute le terrain le moins contrôlable qui
soit, tant elle déborde d’énergie, de mouvements, de passants,
d’événements imprévisibles, tout y est plus rapide, plus dense, plus
surprenant qu’ailleurs (les trottoirs de Calcutta en sont un parfait
exemple). Alors il faut se laisser aller, s’abandonner au mouvement
général comme un frêle esquif au milieu de l’océan déchaîné. Mais, dans
le même temps, rester bien sûr aux aguets, tel un petit animal ouvrant
grand les yeux et tournant sans arrêt la tête pour percevoir le plus
infime mouvement à ses alentours. Le photographe, en Inde, doit être
prêt à saisir ce que son cerveau perçoit et choisir le moment voulu
parmi tous ces centièmes de secondes plus riches et inattendus les uns
que les autres, qui lui traversent les yeux. L’Inde est probablement le
pays où l’on rate (dans le sens qu’on ne peut les capter, faute de
réflexes suffisants) le plus de photos, mais aussi celui où l’on en
réussit le plus, la zone d’incertitude de notre champ de vision se
remplissant bien souvent avec toute l’harmonie voulue, comme par magie.
TC : Ce n’est pas un choix. Je ne me
souviens pas d’avoir eu à hésiter en la matière, tout simplement parce
que la question ne s’est en réalité jamais posée. Le noir & blanc est
pour moi l’essence de la photographie.
Il y a une croyance, dans différents aspects de la vie humaine -
notamment contemporaine -, que l’addition est source de bonheur. Plus
d’argent, plus de biens matériels, ou encore, avec Internet, plus de
films à disposition, de musique, d’images, etc. Et cela vaut aussi pour
la photographie : plus de pixels, des tirages plus grands, des couleurs
plus réalistes…
Sauf que l’addition est souvent un leurre et l’on s’aperçoit, après
avoir tant couru après, que le plus ne comble pas, que les possessions
dépossèdent et que l’abondance étouffe le désir, tue l’imagination.
Bref, vive le moins, vive la frustration !
En tout cas en photographie, cette soustraction des couleurs me
paraît être source d’étrangeté, de singularité, elle donne aux images
une émotion que les couleurs (mais cela ne vaut évidemment que pour ma
propre sensibilité) masquent comme des filtres qui nous empêcheraient -
otages du réel - de goûter aux mystères de tout ce qui est visible sur
terre.
TC : Oui, bien sûr, il y a quelques
particularités régionales, notamment entre le Nord et le Sud, mais elles
sont pour moi assez anecdotiques. La grande césure est à mes yeux plutôt
entre Bombay et le reste de l’Inde. Je dois confesser une très légère
déception dans ma découverte de Bombay, car cette énorme mégalopole
s’éloigne quelque peu de l’Inde que j’aime, lorgnant trop, à mon goût,
vers l’Occident. Tout y est un peu plus propre, organisé (enfin tout est
relatif, et cela vaut surtout pour le centre ville), et même surveillé
(c’est la première fois que des gens se sont inquiétés, en Inde, de ce
que je prenais en photo, soucieux d’offrir une vision touristique - et
donc publicitaire - de leur ville, et s’étonnant, voire me reprochant de
diriger mon objectif vers ce qui n’était pas conforme aux canons de la
modernité que revendiquent Bombay et ses habitants les plus aisés).
Bon, mais cela fait aussi partie de l’Inde d’aujourd’hui, un pays qui
va sans doute se transformer très rapidement, à l’image de sa capitale
économique… Ou peut-être pas d’ailleurs, tant il semble d’un autre côté
attaché à une atemporalité, comme imperméable aux soubresauts de
l’Histoire, ayant intégré l’idée que tout recommence éternellement et
renvoyant par là même l’humain à sa juste mesure, simple fétu de paille
perdu dans les boucles du temps et l’ordre cosmique des choses.
TC : Ce serait très prétentieux de ma part
de penser avoir apporté quelque chose aux Indiens (en dehors du regard
plein d’empathie que j’ai posé sur eux - mais c’est bien le moins quand
on photographie). Quant aux Indiens que je prends en photo, ce sont à
chaque fois des cadeaux qu’ils me font (même s’ils ne réalisent pas, la
plupart du temps, qu’ils sont les sujets de mes images). Leurs
présences, leurs postures, leurs gestes, leurs visages… toutes les
traces qu’ils ont laissées sur mes pellicules sont pour moi des
souvenirs précieux.
TC : C’est une photographie qui pour moi
symbolise bien ce pays. Je l’ai prise à Bénarès et elle représente un
homme flottant dans le Gange sous l’œil d’un chien qui se retourne,
comme intrigué par ce corps nu et inerte. Beaucoup de gens, en voyant
cette image, s’imaginent, horrifiés, qu’il s’agit d’un cadavre. Or c’est
en réalité un sâdhu qui médite, en suspension dans les eaux sacrées.
L’Inde offre ainsi de nombreuses visions équivoques. On se persuade
d’avoir vu ce qui n’existe pas, et l’on se croit victime d’une
hallucination en découvrant ce qui est pourtant bien réel.
TC : Je ne rêve pas vraiment, d’une façon
abstraite, à des images que je pourrais prendre. Parfois, dans telle
situation, il m’arrive de songer à des images, mais c’est plutôt de
l’ordre de l’anticipation, c’est-à-dire que je sens qu’à tel endroit il
va se passer ça, et, donc, j’attends que cela survienne, par exemple
qu’un personnage fasse tel geste dans tel décor ou vienne s’inscrire
dans telle partie de mon cadre.
TC : Le côté témoin renvoie trop à une
conception journalistique des choses qui me semble assez éloignée de ma
démarche (même si j’ai par ailleurs été journaliste dans une autre vie).
Mes photographies sont plutôt comme un carnet de notes, un journal
intime. Je ne crois pas du tout au sujet en photographie (ni dans
d’autres domaines artistiques, d’ailleurs). Ce n’est pas le sujet qui
fait la photographie, contrairement à ce qu’on nous suggère (voire nous
impose) aujourd’hui. C’est même pour moi l’exact contraire : c’est la
photographie qui crée son sujet. Je me méfie toujours des sujets trop
forts (et consensuels), écologiques, sociaux ou humanitaires (dans le
domaine du reportage) et des concepts, des séries, sur tel ou tel thème
toujours un peu pompeux (dans celui de la « photographie artistique »),
car on oublie alors la part d’enfance dont je parlais à propos de
Kertész, cette intimité avec l’âme du photographe sans laquelle il ne
peut y avoir de geste artistique qui tienne.
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IR/LNRI :
Avez-vous en tête de retourner en Inde ou, pourquoi pas, à la Réunion,
pour y rencontrer notamment les populations indo réunionnaises ?
TC : Plus je
vais en Inde et plus le manque et une certaine mélancolie indienne se
font sentir une fois rentré chez moi. Ce sont donc les parfaits
symptômes de l’amoureux privé de l’objet de son amour, en manque, un peu
désœuvré, mais riche d’une vie intense de représentations. Bref, à peine
rentré d’Inde que déjà j’en rêve, attendant comme un drogué en quête de
sa dose d’y retourner. C’est d’ailleurs à maints égards un pays qui
semble tout droit sorti d’un rêve… ou pour certains d’un cauchemar – car
nombreux sont ceux qui reviennent un peu traumatisés de l’Inde, ayant
développé, face à la foule, la saleté ou le capharnaüm urbain, un rejet
aussi immédiat et absolu qu’a été mon coup de foudre pour ce pays.
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