Thierry Clech :

"J’adore cette oscillation en Inde, ce mélange d’absolue étrangeté et de familiarité"

      
  

   Photographe amoureux de l'Inde, Thierry Clech saisit dans la rue indienne des images fortes, jusque dans leur simplicité, des attitudes, des conjonctions de gestes, de lumières, de formes et d'ombres fugaces et intemporelles. Il nous parle ici de cet amour d'un pays et d'un art dont la rencontre est particulièrement prégnante.
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La Nouvelle Revue de l'Inde.


Interview  -  Galerie


Interview

  • IR/LNRI : Thierry Clech, voudriez-vous tout d'abord vous présenter à nos lecteurs ?

TC : Je suis photographe, mais je n’aime pas trop l’idée d’une profession. Rester un amateur, au sens premier du terme, me convient parfaitement, ce qui me permet d’ailleurs de n’en faire qu’à ma tête, ne photographiant que ce qui m’intéresse et demeurant dans mon petit pré carré du 24 x 36 noir & blanc comme une bernique sur son rocher, contre vents et marées.

  • IR/LNRI : Qu'est-ce qui vous a amené à devenir photographe ?

TC : Dans la vie, d’une façon générale, j’observe plus que je ne participe, jusqu’à éventuellement devenir invisible, imperceptible. J’aime bien m’effacer du tableau d’ensemble pour mieux le contempler, faire un pas de côté, ou reculer un peu par rapport au mouvement général, m’extraire de l’hystérie ambiante, du monde adulte (apparemment) rationnel. Tout cela, sans doute, correspond bien à une « posture » de photographe.

  • IR/LNRI : Dans le domaine de la photographie et, plus généralement, de l'image et des arts, à qui va votre admiration et qui considérez-vous comme modèle, éventuellement ?

TC : Je n’ai pas de modèle à proprement parler, mais j’ai évidemment été influencé par des photographes dont les images, découvertes adolescent, m’ont profondément marqué.
   Il y a en particulier un photographe que je place au plus haut dans ma hiérarchie personnelle, c’est André Kertész. C’est un photographe anti-spectaculaire, discret, modeste, portant en lui une mélancolie qui est propre, sans doute, à son âme hongroise et, surtout, je pense, à sa vie de perpétuel expatrié (à Paris, puis New York).
   Il y a chez lui un mélange de totale innocence visuelle et une incroyable subtilité dans la construction de ses images, dans la saisie du temps qui passe. Il y a surtout quelque chose qui est de l’ordre de l’enfance, un émerveillement constant devant l’anodin, l’insignifiant qu’il capte avec les yeux d’un homme pourtant adulte et doté d’une formidable maîtrise du « voir ». Enfin, il est un des rares à donner le sentiment que ses photographies sortent tout droit de son univers affectif. Toutes ses pensées, toute son âme semblent se projeter, sans aucun filtre ni détour, sur ce qu’il prenait en photo - un nuage, des cheminées, un passant, de l’eau dans un caniveau ou un pigeon prenant son envol. Ses émotions, ses songeries ou sa solitude peuvent s’y lire « à ciel ouvert ». C’est quelque chose d’assez unique dans l’histoire de la photographie, et même de l’art en général.

  • IR/LNRI : En quelles circonstances avez-vous découvert l'Inde ?

TC : Comme beaucoup de gens sans doute, j’ai longtemps rêvé d’Inde avant de franchir le pas et de m’y rendre pour de bon, vérifier mes intuitions, mes imaginations, mes fantasmes sur ce pays. En fait, je me dis aujourd’hui que j’étais tellement sûr de tomber amoureux de l’Inde que je ne me suis pas pressé. Sachant, avant même de le connaître, que c’était « mon pays », j’ai pris tout mon temps pour acheter un billet.
   Je dois dire que, dès mon arrivée sur le sol indien (c’était au Kerala, à Cochin, en 2008), ou en tout cas dès les premières heures, catapulté dans la chaleur, la foule, la poussière, le bruit, mais aussi la grâce, et dans cette extraordinaire lumière indienne qui paraît tout nimber de surnaturel, j’ai eu ce sentiment assez étrange et paradoxal d’être enfin rendu chez moi, tout en étant pourtant totalement dépossédé de mes repères habituels d’occidental. J’adore cette oscillation en Inde, ce mélange d’absolue étrangeté et de familiarité que j’y trouve à chaque fois que j’y atterris (bien qu’un voyage en Inde soit plutôt à rapprocher de la figure du décollage…).

  • IR/LNRI : Vous avez choisi d'être avant tout photographe de rue : les autres formes de photographie ne vous intéressent pas ?

TC : Je suis assez monomaniaque photographiquement parlant. Je ne fais que du noir & blanc en 24 x 36, je suis resté fidèle à l’argentique, et, tant qu’il y aura des films, je crois que je continuerai ainsi. Quant à la photographie de rue, c’est en effet celle qui me procure les plus fortes sensations. Lorsque je photographie, j’entre dans une bulle qui à la fois m’isole et me rapproche des autres, dans un état de flottement qui me permet d’être au plus près de ce qui traverse mon cerveau tout en m’oubliant (presque) totalement. C’est, je pense, à cette double condition que l’on peut éventuellement prendre de bonnes images.
   C’est aussi une sorte de « fièvre» difficile à expliquer et, tant pis si le mot est un peu cucul, de communion avec ce qui m’entoure.
   J’aime également quand les choses m’échappent, vont plus vite que moi, se défont de mon contrôle visuel. C’est toute la question de la vision globale. Lorsqu’on ouvre les yeux et que l’on regarde devant soi, on n’a une claire conscience que d’une zone située en général au centre de notre champ de vision. Ce qui entoure cette zone est bien sûr capté par nos yeux mais demeure dans une sorte de flou que l’on voit sans voir. Lorsque l’on prend une photo, c’est en général parce qu’on est attiré par ce que notre regard perçoit clairement. On trouve cela intéressant, harmonieux, surprenant, etc. Alors on appuie sur le déclencheur, l’œil rivé sur l’élément que l’on veut saisir. Mais, dans l’infime instant du déclenchement, on a bien sûr aussi capté ce qui était présent dans cette fameuse zone d’incertitude. Et c’est bien souvent là que l’image se fait – en tout cas les grandes photos. Ce pourquoi la photographie (et la photographie de rue plus que toute autre) a peut-être autant à voir avec les aléas qu’avec la maîtrise, ou pour aller au bout de cette idée, avec l’inconscient que le conscient (ce n’est sans doute pas un hasard si photographie et psychanalyse sont apparues à peu près en même temps, à la fin du 19ème). Alors les grands photographes parviennent sans doute à « dompter » un tout petit peu plus ces limbes qui échappent à la plupart, ou tout du moins à sentir qu’il s’y passe quelque chose, ce qui leur permet d’appuyer au centième de seconde près, quand les différents éléments s’organisent aux quatre coins du cadre, surgissent à différents niveaux de la profondeur de champ, et viennent perturber, bousculer ou renforcer une image trop sage, trop parfaite, trop construite, trop prévue et prévisible.

  • IR/LNRI : L'Inde est évidemment propice à la photographie de rue : qu'a-t-elle de particulier comparativement à d'autres pays ?

TC : Pour poursuivre sur l’idée précédente, la rue indienne est sans aucun doute le terrain le moins contrôlable qui soit, tant elle déborde d’énergie, de mouvements, de passants, d’événements imprévisibles, tout y est plus rapide, plus dense, plus surprenant qu’ailleurs (les trottoirs de Calcutta en sont un parfait exemple). Alors il faut se laisser aller, s’abandonner au mouvement général comme un frêle esquif au milieu de l’océan déchaîné. Mais, dans le même temps, rester bien sûr aux aguets, tel un petit animal ouvrant grand les yeux et tournant sans arrêt la tête pour percevoir le plus infime mouvement à ses alentours. Le photographe, en Inde, doit être prêt à saisir ce que son cerveau perçoit et choisir le moment voulu parmi tous ces centièmes de secondes plus riches et inattendus les uns que les autres, qui lui traversent les yeux. L’Inde est probablement le pays où l’on rate (dans le sens qu’on ne peut les capter, faute de réflexes suffisants) le plus de photos, mais aussi celui où l’on en réussit le plus, la zone d’incertitude de notre champ de vision se remplissant bien souvent avec toute l’harmonie voulue, comme par magie.

  • IR/LNRI : Pourquoi le choix exclusif du noir et blanc ? N'est-il pas parfois frustrant, notamment dans un pays tel que l'Inde ?

TC : Ce n’est pas un choix. Je ne me souviens pas d’avoir eu à hésiter en la matière, tout simplement parce que la question ne s’est en réalité jamais posée. Le noir & blanc est pour moi l’essence de la photographie.
   Il y a une croyance, dans différents aspects de la vie humaine - notamment contemporaine -, que l’addition est source de bonheur. Plus d’argent, plus de biens matériels, ou encore, avec Internet, plus de films à disposition, de musique, d’images, etc. Et cela vaut aussi pour la photographie : plus de pixels, des tirages plus grands, des couleurs plus réalistes…
   Sauf que l’addition est souvent un leurre et l’on s’aperçoit, après avoir tant couru après, que le plus ne comble pas, que les possessions dépossèdent et que l’abondance étouffe le désir, tue l’imagination.
   Bref, vive le moins, vive la frustration !
   En tout cas en photographie, cette soustraction des couleurs me paraît être source d’étrangeté, de singularité, elle donne aux images une émotion que les couleurs (mais cela ne vaut évidemment que pour ma propre sensibilité) masquent comme des filtres qui nous empêcheraient - otages du réel - de goûter aux mystères de tout ce qui est visible sur terre.

  • IR/LNRI : Les diverses parties de l'Inde dans lesquelles vous avez exercé votre art ont-elles à vos yeux des spécificités, des identités fortes qui les différencient ?

TC : Oui, bien sûr, il y a quelques particularités régionales, notamment entre le Nord et le Sud, mais elles sont pour moi assez anecdotiques. La grande césure est à mes yeux plutôt entre Bombay et le reste de l’Inde. Je dois confesser une très légère déception dans ma découverte de Bombay, car cette énorme mégalopole s’éloigne quelque peu de l’Inde que j’aime, lorgnant trop, à mon goût, vers l’Occident. Tout y est un peu plus propre, organisé (enfin tout est relatif, et cela vaut surtout pour le centre ville), et même surveillé (c’est la première fois que des gens se sont inquiétés, en Inde, de ce que je prenais en photo, soucieux d’offrir une vision touristique - et donc publicitaire - de leur ville, et s’étonnant, voire me reprochant de diriger mon objectif vers ce qui n’était pas conforme aux canons de la modernité que revendiquent Bombay et ses habitants les plus aisés).
   Bon, mais cela fait aussi partie de l’Inde d’aujourd’hui, un pays qui va sans doute se transformer très rapidement, à l’image de sa capitale économique… Ou peut-être pas d’ailleurs, tant il semble d’un autre côté attaché à une atemporalité, comme imperméable aux soubresauts de l’Histoire, ayant intégré l’idée que tout recommence éternellement et renvoyant par là même l’humain à sa juste mesure, simple fétu de paille perdu dans les boucles du temps et l’ordre cosmique des choses.

  • IR/LNRI : Photographie de rue, photographie des gens... Que vous ont apporté les Indiens dont vous avez saisi les images, et que pensez-vous avoir apporté aux Indiens ?

TC : Ce serait très prétentieux de ma part de penser avoir apporté quelque chose aux Indiens (en dehors du regard plein d’empathie que j’ai posé sur eux - mais c’est bien le moins quand on photographie). Quant aux Indiens que je prends en photo, ce sont à chaque fois des cadeaux qu’ils me font (même s’ils ne réalisent pas, la plupart du temps, qu’ils sont les sujets de mes images). Leurs présences, leurs postures, leurs gestes, leurs visages… toutes les traces qu’ils ont laissées sur mes pellicules sont pour moi des souvenirs précieux.

  • IR/LNRI : Si vous aviez à choisir et commenter une de vos photographies indiennes les plus marquantes, quelle serait-elle et qu'en diriez-vous ?

TC : C’est une photographie qui pour moi symbolise bien ce pays. Je l’ai prise à Bénarès et elle représente un homme flottant dans le Gange sous l’œil d’un chien qui se retourne, comme intrigué par ce corps nu et inerte. Beaucoup de gens, en voyant cette image, s’imaginent, horrifiés, qu’il s’agit d’un cadavre. Or c’est en réalité un sâdhu qui médite, en suspension dans les eaux sacrées. L’Inde offre ainsi de nombreuses visions équivoques. On se persuade d’avoir vu ce qui n’existe pas, et l’on se croit victime d’une hallucination en découvrant ce qui est pourtant bien réel.

  • IR/LNRI : Et quel serait le cliché que vous rêveriez de prendre en Inde... ?

TC : Je ne rêve pas vraiment, d’une façon abstraite, à des images que je pourrais prendre. Parfois, dans telle situation, il m’arrive de songer à des images, mais c’est plutôt de l’ordre de l’anticipation, c’est-à-dire que je sens qu’à tel endroit il va se passer ça, et, donc, j’attends que cela survienne, par exemple qu’un personnage fasse tel geste dans tel décor ou vienne s’inscrire dans telle partie de mon cadre.

  • IR/LNRI : Vous considérez-vous comme un témoin de la réalité quotidienne ou bien votre démarche va-t-elle au-delà ou ailleurs ?

TC : Le côté témoin renvoie trop à une conception journalistique des choses qui me semble assez éloignée de ma démarche (même si j’ai par ailleurs été journaliste dans une autre vie). Mes photographies sont plutôt comme un carnet de notes, un journal intime. Je ne crois pas du tout au sujet en photographie (ni dans d’autres domaines artistiques, d’ailleurs). Ce n’est pas le sujet qui fait la photographie, contrairement à ce qu’on nous suggère (voire nous impose) aujourd’hui. C’est même pour moi l’exact contraire : c’est la photographie qui crée son sujet. Je me méfie toujours des sujets trop forts (et consensuels), écologiques, sociaux ou humanitaires (dans le domaine du reportage) et des concepts, des séries, sur tel ou tel thème toujours un peu pompeux (dans celui de la « photographie artistique »), car on oublie alors la part d’enfance dont je parlais à propos de Kertész, cette intimité avec l’âme du photographe sans laquelle il ne peut y avoir de geste artistique qui tienne.

  • IR/LNRI : Avez-vous en tête de retourner en Inde ou, pourquoi pas, à la Réunion, pour y rencontrer notamment les populations indo réunionnaises ?

TC : Plus je vais en Inde et plus le manque et une certaine mélancolie indienne se font sentir une fois rentré chez moi. Ce sont donc les parfaits symptômes de l’amoureux privé de l’objet de son amour, en manque, un peu désœuvré, mais riche d’une vie intense de représentations. Bref, à peine rentré d’Inde que déjà j’en rêve, attendant comme un drogué en quête de sa dose d’y retourner. C’est d’ailleurs à maints égards un pays qui semble tout droit sorti d’un rêve… ou pour certains d’un cauchemar – car nombreux sont ceux qui reviennent un peu traumatisés de l’Inde, ayant développé, face à la foule, la saleté ou le capharnaüm urbain, un rejet aussi immédiat et absolu qu’a été mon coup de foudre pour ce pays.
 

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