Juliette Sméralda :

"Le sentiment de n'avoir pas été pleinement adoptés par leur société d'accueil n'a jamais cessé d'habiter les Indo-Martiniquais"

    
  
   Si Raphaël Confiant nous donne, en cette année 2004, le regard du romancier sur l'immigration indienne à la Martinique, il semble intéressant de connaître celui d'une chercheuse qui, en 1996 déjà, publiait à L'Harmattan une étude pointue sur le sujet. Cette chercheuse, c'est Juliette Sméralda-Amon ; elle répond ici aux questions d'Indes réunionnaises.

Interview   -   La Question de l'immigration indienne


Interview

  • IR : Juliette Sméralda-Amon, pourriez-vous d'abord vous présenter aux visiteurs de ce site et expliquer notamment ce qui vous a amenée à la rédaction de votre ouvrage La Question de l'immigration indienne ?

    JSA : Je suis docteur en sociologie, actuellement Attachée de Recherche et d’Enseignement (ATER) à la faculté des sciences sociales de l’université Marc Bloch, Strasbourg II. Mon domaine de recherche privilégié est celui de l’interculturalité, que j’aborde dans le cadre de la sociologie de la dominance (autrement dit dans le cadre des relations entre dominants et dominés).
       J’ai débuté mes recherches sur les descendants d’Indiens de la Martinique dans les années 80. Ce sont des années très importantes dans la montée des mouvements identitaires des populations minoritaires présentes en Amériques (y compris du Nord). Et c’est également dans ces années-là que l’association culturelle Martinique/Inde (ACMI) voit le jour. Il s’est agi pour moi, dans un premier temps, de combler un grand vide concernant l’histoire de ceux que, par la suite, l’on nommera les Indo-Martiniquais, sans que l’on ait cependant cessé de les appeler « coolies ». J’en voyais d’autant plus l’intérêt que la branche maternelle de ma famille est indienne et que, bien qu’ayant baigné dans un univers essentiellement indien, dans mon enfance, je n’avais aucune connaissance se rapportant à l’histoire de ce groupe humain qui, pour être martiniquais, n’en présentait pas moins des spécificités qui étaient appréhendées en termes plus ou moins heureux, selon les personnes, les groupes et les rapports de dominance ou de domination qui s’exprimaient dans le champ social. Dans un deuxième temps, puisque j’étais en maîtrise et que l’opportunité s’offrait à moi de traiter le sujet – sous l’angle socio-historique –, j’ai entrepris des recherches qui ont abouti au mémoire de maîtrise que j’ai intitulé Les Indiens de la Martinique : Une minorité dominée ? (Université Pars-X / Nanterre, 1982). Face à l’intérêt que revêtait pour moi cette partie de l’histoire des Martiniquais, j’ai décidé de continuer mes recherches dans le cadre de mon DEA de sociologie (option psychologie sociale), puis d’en faire mon sujet de thèse, que j’ai intitulée Etude analytique de l’identité sociale des Indo–Martiniquais et étude comparative des relations intergroupes en Martinique (Université Paris-VII, 1990). L’ouvrage paru chez L’Harmattan en 1996 et intitulé La question de l’immigration indienne dans son environnement socio-économique martiniquais : 1948-1900, ne reprend que les deux premiers chapitres de ma thèse, dont la teneur est donc essentiellement socio-historique, les deux derniers chapitres étant à teneur psychosociologique, basés sur un important travail empirique (enquêtes de terrain), et confrontant l’identité sociale des Indo-Martiniquais – qui furent sans doute le groupe indien de l’immigration à avoir le plus souffert – à celle des groupes descendants d’Africains et d’Européens.

  • IR : Vous avez étudié de près les conditions du recrutement des engagés en Inde : peut-on parler de spécificités concernant les engagés destinés à la Martinique ou ont-ils été recrutés de façon identique à ceux que l'on envoyait vers la Guadeloupe, la Guyane et la Réunion ?

    JSA : Je renvoie à la lecture du chapitre II de mon ouvrage, des pages 112 à 132, pour ce qui concerne les détails du recrutement d’engagés indiens destinés à la colonie Martinique. On peut y glaner des éléments de réponse concernant la Guadeloupe et la Réunion, mais je n’ai pas assez travaillé le sujet pour me lancer dans une analyse comparative.
       Ce que je peux dire d’entrée de jeu, c’est que la Réunion – avec Maurice – bénéficiaient de l’essentiel des effectifs d’immigrants, en raison de sa proximité du sous-continent indien et d’une ancienneté plus grande dans la pratique de cette immigration. Du fait que ceux des immigrants qui le désiraient pouvaient rentrer chez eux, la réputation de cette colonie était mieux cernée et cette destination inspirait plus confiance aux Indiens.
       Quant à la Guadeloupe, elle reçut plus d’Indiens que la Martinique, sans doute parce que ses colons étaient plus convaincus de la qualité de cette immigration, mais également parce que l’île était moins exiguë, les plantations plus étendues et la réputation de ses colons moins mauvaise. Plus objectivement encore, c’est leur assiduité à se procurer cette main-d’œuvre et à en assumer la charge qui explique que la Guadeloupe fut de tout temps mieux desservie que la Martinique.
       Les immigrants destinés à la Martinique auraient présenté la spécificité d’être assez largement de provenance du Tamil Nadu, du Sud de l’Inde donc, et d’être de composition assez éclectique, l’élément intouchable (pariahes) - représentant sans doute un peu plus de la moitié des effectifs. Les autres colonies françaises et anglaises, en revanche, reçurent d’importants effectifs en provenance du Nord de l’Inde et d’origines castiques sans doute plus diversifiées.
       La diversité des maisons de commerce chargées du recrutement des Indiens a installé les colonies dans une relation concurrentielle, qui eut pour conséquence d’élever le coût de l’immigrant. Ces maisons de commerce furent d’abord privées. La concurrence entre elles et les répercussions de cette concurrence sur le coût de l’engagé expliquent que l’Etat constitua en 1855, la Société Privilégiée d’Emigration de Pondichéry, qui regroupait 16 des principales maisons de commerce de l’Inde. Cette société fut chargée du recrutement des Indiens pour l’ensemble des colonies françaises. A partir de la convention franco-britannique de 1861, des centres de recrutement ou encore des agences d’émigration verront le jour dans les grands ports de l’Inde de l’Est principalement. La concurrence entre agents recruteurs et les pratiques frauduleuses que celle-ci suscitait, les complicités de l’agent d’émigration et parfois des médecins de bord favorisaient les planteurs des colonies les plus audacieuses, ceux qui payaient des commissions aux recruteurs afin que leur fussent réservés les meilleurs éléments, etc.

      La lenteur des arrivées d’immigrants à la Martinique aurait été caractéristique de cette colonie. Cela tenait à plusieurs facteurs : les demandes d’immigrants formulées par les planteurs sont restées faibles (soit parce que certains d’entre eux n’étaient pas partisans de l’immigration indienne, soit parce qu’ils n’avaient pas les moyens financiers de s’en procurer). Les planteurs de la Guadeloupe auraient été beaucoup plus enthousiastes vis-à-vis de cette immigration, ce qui se traduisait dans l’importance des demandes de travailleurs sous contrat qu’ils formulaient à l’administration.   Cependant, et c’est là un paradoxe pour lequel je n’ai pas d’explication, il y eut, sans discontinuer, un décalage entre le besoin de bras formulé par les colons de Martinique et la lenteur du recrutement qui leur était destiné. L’éloignement de la Martinique est un paramètre qui a joué dans le choix du pays d’émigration : les Indiens préféraient les destinations plus rapprochées de leur terre natale, telles Maurice et la Réunion. Les bas salaires versés par les colons français – comparés à ceux de moitié supérieurs versés par les colons anglais – expliquent que les préférences des émigrants allaient aux colonies anglaises. A cela s’ajoutait la mauvaise réputation des colons français, auxquels il était reproché de traiter les immigrants en esclaves, ceux de la Martinique en particulier, puisque non loin d’elle, la Guadeloupe recevait nettement plus de ces travailleurs. Quant à la Guyane, elle reçut très peu d’Indiens, qui plus est tardivement, à cause de la réputation du bagne de Cayenne qui semblait avoir durablement terni sa réputation, mais surtout parce qu’une économie de plantation ne s’y était pas développée. Les Indiens furent utilisés dans les mines d’extraction d’or, aux côtés des bagnards français, mais l’insalubrité était telle qu’ils furent très vite décimés. La présence d’Indiens dans l’actuelle Guyane française est essentiellement due à l’émigration d’Indo-Martiniquais / Guadeloupéens ou Réunionnais, dans la première moitié du XXe siècle.
       Sans doute la très forte mortalité observée parmi les travailleurs indiens de la Martinique – mortalité due en partie à la défection du recrutement mais surtout à l’insalubrité qui régnait sur les plantations – explique-t-elle la constance de leur faible effectif  dans cette île. En effet, depuis la convention de 1861, des doutes pesaient sur la qualité du recrutement que les Anglais autorisaient sur les territoires indiens placés sous leur autorité : ils destinaient les meilleurs éléments à leurs propres colonies.
       Les difficultés du recrutement indien – autant que chinois d’ailleurs – pour la destination Martinique aurait donc assez largement tenu en ce que celle-ci était colonie française précisément.

  • IR : Comment la grande différence démographique entre Indo-martiniquais, Indo-guadeloupéens et Indo-réunionnais s'explique-t-elle ? Quelle est actuellement la place démographique des descendants d'Indiens à la Martinique ?

    JSA : La réponse à cette question est en partie esquissée dans les éléments qui étayent la question précédente : la Martinique reçut moins d’immigrants que les colonies de Guadeloupe et de Réunion. Les explications qui ont été avancées à ce phénomène – et qui sont d’une plus ou moins grande validité selon les personnes et les circonstances – sont la plus grande cruauté de ses colons, son éloignement géographique de l’Inde, la très forte mortalité qui toucha les immigrants, le très grand déséquilibre du sex ratio et sans doute, l’exiguïté de l’île… Actuellement, le nombre d’Indo-Guadeloupéens s’élèverait à 55.000 membres, soit environ 15% de la population globale. Je ne dispose pas de chiffres pour la Réunion, mais je crois savoir que ce groupe représente environ 30% de la population. Des raisons historiques (notamment la proximité du sous-continent) expliquent cette situation. Les Indiens de Maurice représentent 65% de la population, la plus forte diaspora indienne dans le monde, qui bénéficie d’ailleurs activement de l’aide et du soutien de L’Inde.  De tels chiffres sont impossibles à communiquer dans le cas de la Martinique : aucun recensement n’a été effectué dans ce sens et le métissage biologique y est très avancé. Jean Benoist a avancé – il y a plus d’une quinzaine d’années déjà – le chiffre approximatif de 6000 Indiens (métis compris), et Singaravélou, le pourcentage de 3%. Ces chiffres me semblent surévaluer la présence indienne à la Martinique. D’autant que toute la génération des aînés indiens a été emportée dans la décennie 1990. La réalité du métissage est tellement objectivée dans les discours et les considérations, que les Indiens qui veulent faire état du caractère biologique de leur indianité aujourd’hui, évoquent leur descendance de deux parents indiens. Il est en effet important de souligner que le courant de l’Indianité qui s’observe à la Martinique n’entretient pas (plus ?) de lien direct avec la population d’ascendance indienne qui survit à la Martinique. Les promoteurs de ce courant sont assez largement des métis descendants d’Indiens par une seule lignée ou des Noirs / gens de couleur descendants d’Africains et d’Européens. C’est un phénomène intéressant à analyser, car le sentiment que l’on a q’il n’y a plus beaucoup de types indiens à la Martinique tient sans doute autant au fait du métissage du groupe qu’au fait que les Indiens (issues de deux lignées indiennes) s’exhibent très peu dans les manifestations publiques destinées à valoriser leur présence.
       La situation est radicalement différente à La Guadeloupe, à la Réunion, à Maurice et dans les grandes îles anglophones, où l’importance numérique des groupes indiens favorisent une occupation de l’espace plus démonstrative et entreprenante, voire une concurrence économique et politique avec les populations d’origine africaine.

  • IR : Pouvez-vous rappeler les justifications de l'immigration indienne à la Martinique au XIXème s. et les données de l'opposition entre partisans et détracteurs de l'engagisme - sujet que vous abordez de façon approfondie dans votre livre ?

    JSA : L’immigration de travailleurs étrangers dans la colonie, après l’abolition de l’esclavage, devait répondre à plusieurs préoccupations, conçues unilatéralement par les planteurs et l’administration coloniale, qui se retrouveront plus tard dans le camp des partisans de l’immigration, à savoir : concurrencer la main-d’œuvre noire ; lui servir de modèle et augmenter les effectifs de la population agricole, afin de gêner les revendications salariales des nouveaux libres.
       Les adversaires de l’institution, qui regrouperont essentiellement les hommes de couleur (que l’on retrouvera dans le parti schœlchériste), reprocheront aux planteurs le caractère spécieux des arguments mis en avant pour imposer une institution durable et ruineuse à la colonie, alors que celle-ci pouvait s’en passer, puisqu’elle disposait d’assez de bras pour faire face aux besoins de son agriculture… Ils ont donc qualifié de scélérates les intentions qui ont présidé à l’entreprise d’immigration, tout en s’en prenant aux immigrants indiens en tant que tels, et en leur prêtant les intentions des colons qui les instrumentalisaient, leur faisant ainsi endosser la responsabilité de la scélératesse entrevue dans l’institution par ses adversaires. Pour plus de détails, je renvoie au pages 265-285 de mon ouvrage.

  • IR : D'un point de vue personnel , et en vous fondant sur des données historiques, diriez-vous que l'engagisme est prolongement de l'esclavagisme ?

    JSA : D’un point de vue historique, compte tenu des structures héritées de l’esclavage dans lesquelles le système de l’engagisme a été versé, il était inévitable qu’il apparaisse comme un prolongement de l’esclavagisme. N’oublions pas qu’il s’initie à la Martinique notamment peu après l’abolition de l’esclavage, survenue en 1848 : les premiers engagés indiens y débarquent en effet en mai 1853. Du point de vue de la législation du travail, le fait que les travailleurs immigrants étaient soumis à un autre régime que celui du nouveau libre, a fait dire que l’immigration réintroduisait l’esclavage. En effet, le travailleur migrant relevait d’un régime du travail exceptionnel, réglementé donc et d’un salaire fixé par décret, tandis que le travailleur créole était soumis à un régime de droit commun, de travail libre et donc aux fluctuations salariales suivant la conjoncture économique. C’est essentiellement sur la coexistence de deux régimes de travail (l’un libre, l’autre réglementé) dans la colonie que vont se focaliser les adversaires de l’immigration, qui y voyaient un facteur de rétrogradation du projet assimilationniste qui était le leur et qui entendait remorquer la Martinique au pays libre et civilisé que leur paraissait être la France du travail libre.
       D’un point de vue objectif, il n’est pas juste de considérer que l’engagisme en tant qu’institution prolongeait l’esclavagisme : ce sont plutôt les résistances des colons à s’ajuster au nouveau modèle économique qui tentait de s’imposer (révolution industrielle dans la métropole et répercussions dans ses colonies). Le travail libre était objectivement en train de prendre le pas sur le travail forcé et s’accompagnait tant soit peu de l’immixtion de règles démocratiques dans la relation au travail.

  • IR : "[...] l'Indien sera honni et stigmatisé par les préjugés défavorables qui vont le transformer en sujet indésirable parce que perturbateur, "défaiseur de destins créoles"", écrivez-vous à la page 112 de votre ouvrage. Quelles sont la part de réalité, la part de fantasme, la part de malhonnêteté dans l'image négative de l'impact social et économique de l'engagisme ?

    JSA : Ce qui demeure dans l’instrumentalisation de l’institution-immigration, c’est qu’elle a servi les colons blancs, les grands planteurs en particulier. L’argument du « besoin de bras » était spécieux, si cela doit signifier que la colonie manquait de « bras ». Elle venait de libérer ses 75.000 esclaves, ceux-ci étaient donc présents sur son sol. Ils se sont éparpillés dans la colonie quelques deux mois après l’abolition, mais le manque de perspectives les a plus ou moins ramenés à la plantation. Le nouveau cadre dans lequel ils tentaient d’inscrire leurs rapports avec les planteurs – en posant les exigences d’un salaire plus élevé que celui qui leur était proposé et face au refus des planteurs, le caractère irrégulier qu’ils imprimèrent à leur présence sur la plantation – les rendaient indispensables et alimentaient les angoisses des colons, surtout en période de cueillette, où l’on doit pouvoir compter sur une main-d’œuvre abondante et régulière. Recourir à une immigration de travailleurs étrangers, pour pallier les « déficiences » des nouveaux libres, c’était retrouver sa liberté de transaction et des conditions d’exploitation de la main-d’œuvre proches de celles instituées pendant l’esclavage. Il ne faut pas perdre de vue que la main-d’œuvre indienne ne représenta jamais que 30% des effectifs présents sur les plantations : elle n’était donc pas destinée à se substituer à la main-d’œuvre noire, mais à la compléter seulement. Les sentiments négatifs qui se sont focalisés sur la figure de l’Indien sont d’une grande complexité : ils ont transformé celle-ci en une victime expiatoire, propre à endosser la responsabilité du malaise social des nouveaux libres – qui ne parvenaient pas à ébranler la suprématie du Blanc. L’Indien se mua en un jaune « défaiseur de destins créoles », parce qu’il servait les intérêts du colon dans la lutte qui s’engageait entre l’esclavagiste et l’esclave au sortir du système servile. Ce rôle – qui lui est prêté à tort, parce que l’Indien est loin de connaître les enjeux de sa présence – ne lui sera pas pardonné. Le fait est que la lutte est tellement inégale entre colons et nouveaux libres, ces derniers sont si peu armés pour défaire les ruses du « maître » qui finit toujours par l’emporter que, le seul recours qu’il leur reste est de s’en prendre à l’élément tiers dont se servent les colons en partie pour préserver leur suprématie. La lutte et ses enjeux n’eurent d’égal que l’animosité durable que développèrent les Noirs / gens de couleur envers les Indiens. C’est ce détournement des immenses frustrations des Noirs sur la minorité indienne dominée qui confère un tel sentiment d’injustice à la durabilité des griefs qui sont faits à ceux-ci, et dont les manifestations ne sont pas moins tangibles aujourd’hui encore.

  • IR : Dans quelle mesure le milieu coolie actuel est-il l'héritier de l'image tour à tour accusatrice et misérabiliste que l'on a donné des engagés du XIXème s. ?

    JSA : Le sentiment de n’avoir pas été pleinement adoptés par leur société d’accueil n’a jamais cessé d’habiter les Indo-Martiniquais. Cette non-acceptation n’a pas revêtu les formes d’un rejet brutal mais pernicieux : les mille et une anecdotes que racontent les Indo-créoles en témoignent assez. Ce rejet tacite et la perception qu’en ont les « victimes » a donné naissance à deux comportements exclusifs l’un de l’autre : chez les uns, toute référence à une appartenance indienne est bannie et très mal acceptée venant de l’extérieur. L’on se définit « nègre », s’engage dans les luttes de libération nationale et stigmatise tous les « coolies » qui risquent de confirmer le stigmate de « jaune » qui entache l’image de tout Indo-Martiniquais ; chez les autres, l’on est Indien, rien qu’Indien. L’on ne se sent pas de communauté de vie avec les autres créoles (du moins par le discours), l’on se réfère assez systématiquement au 5000 ans de civilisation indienne que l’on a derrière soi, d’autant plus facilement qu’il s’agit de l’opposer aux Nègres qui seraient sans culture, comme le veut la tradition de dénigrement qui pèse sur ceux-ci. Il s’agit de se venger ainsi des humiliations subies et de sortir de l’enfermement de représentations collectives durablement défavorables, pour se rattacher à une société plus vaste, prestigieuse et fantasmée, pour ceux qui souffrent de n’être que des coolies aux yeux des Nègres… Des trajectoires douloureuses et perverses, on le voit…
       Tout le mouvement de l’Indianité s’est structuré autour du souci de déconstruire cette image misérabiliste de l’Indo-Martiniquais. Ce travail a été si actif que, en quelques années, l’image de l’Indien s’est fortement améliorée, mais c’est au moment même où cette image réhabilitée est en passe de se cristalliser, voire de revêtir les signes d’une certaine dominance, que l’on voit ressurgir les vieux démons des origines : l’on rappelle volontiers aux descendants d’Indiens leur intouchabilité, leur misérabilité des premiers temps. En un mot, l’on est actuellement en train de les « remettre à leur place ». A celle décidée pour eux.
       A l’heure où l’Inde est en train de rappeler à elle sa diaspora (qui peut être vieille de quatre générations), il faut s’attendre à un redéfinition de certains destins indo-créoles : à ceux-ci s’offrent le choix de demeurer créoles ou de « redevenir » Indiens, puisque cette option s’assortit de la prise de la nationalité indienne…

  • IR : Quelle est actuellement l'image de l'Indo-antillais, de l'Indo-martiniquais dans la société créole, quels sont ses rapports avec les composantes blanche, noire et métisse de la population ?

    JSA : L’Indo-Martiniquais – au–delà d’un discours fortement racisé – n’est pas une espèce distincte des autres Martiniquais : autrement dit, il passe par les mêmes processus d’ascension sociale que ses compatriotes. Le fort métissage du groupe que l’on observe dans ce pays n’est pas, contrairement aux considérations admises, le fait des femmes mais celui des hommes d’origine indienne, qui ont assuré plus tôt leur mobilité sociale en épousant notamment des femmes créoles. Je développe cette idée dans un article publié dans Semailles indiennes, édité par Liliane Mangatal, en 2003. D’une manière générale, l’on peut donc considérer qu’au-delà de certaines sensibilités, les descendants d’Indiens ne vivent pas, à proprement parler, des problèmes d’existence ou de ségrégation raciale, qui nuisent à leur avancée sociale, quoique des témoignages recueillis ici et là peuvent laisser perplexe. L’image de l’Indo-Martiniquais est donc – surtout depuis l’hyper-activité développée autour du mouvement de l’Indianité – plutôt positive et son esprit d’entreprise tend même à faire craindre une certaine indianisation de la Martinique, à l’instar de ce qui se passe dans la Caraïbe anglophone et au su des contacts qui se sont (re)noués avec Mother India…
       Les contacts avec les Blancs métropolitains sont ceux observés chez les autres Martiniquais : mariage interraciaux, assimilation aux normes occidentales, etc. Avec les békés, si l’on a beaucoup glosé sur les préférences des Békés pour les Indiens (comparés aux Noirs), les relations qui unissent ces deux groupes sont des relations de travail construites sur une base inégalitaire (salaire, conception raciale, dominance économique…).

  • IR : On parle souvent de la représentation du coolie... vu par des yeux extérieurs. Mais a-t-il existé, existe-t-il une parole coolie qui se fasse entendre et qui porte sa propre représentation, qui se prolonge par une image de la société créole ?

    JSA : Sans doute l’année 2003 aura-t-elle marqué cette parole coolie par la très grande émulation qui a été ressentie chez les descendants d’Indiens à l’occasion de la commémoration du cent cinquantenaire de l’arrivée des premiers Indiens à la Martinique (1853-2003). Au moins quatre ouvrages (essai, roman, compilation de témoignages) ont vu le jour cette année-là. L’écriture et l’image portée par ces traces sont indiscutablement créoles, même lorsqu’elles ne se formulent qu’en termes d’appartenance à une « essence » indienne. Le premier texte à avoir fait figurer le terme « coolie » dans son titre remonte cependant aux années 70 et nous vient de Maurice Virassamy, dans un roman intitulé Le petit coolie noir qui, à mon avis, n’est pas un roman indien à proprement parler, tout comme le deuxième roman de cet auteur intitulé Ne crachez pas sur Sangaré, qui situe l’Indien dans une position dominante par rapport au Noir, dans le contexte de l’immigration en France. Dans son premier roman, l’on trouve plusieurs références au stigmate que constitue le fait d’être « coolie », mais l’auteur n’y défend aucune cause indienne. Plus marquant dans la périodisation de l’émergence d’une littérature indienne à la Martinique me semble être le roman de Michel Ponnamah, intitulé La dérive de Josaphat (L’Harmattan, 1991), qui traite d’une certaine condition indienne aux prises avec une perception misérabiliste intégrée et combattue à la fois, dans un rapport douloureux au sentiment d’exclusion qui ne se décline jamais ouvertement mais est omniprésent… L’année 2003 aura contribué à l’éclosion d’une « littérature indo-créole » certes de qualité inégale mais diversifiée, prometteuse de lendemains indo-créoles plus riches et plus structurés, dans leur tentative de faire fusionner les modèles identitaires de l’Indianité, de la koulitude, et de la Créolité associés à des stratégies de mobilité sociale qui puisent dans le patrimoine commun ses spécificités…

  • IR : Avec un peu de recul, pouvez-vous dire quelle est l'importance de l'apport indien dans la culture créole actuelle aux Antilles, à la Martinique ?

    JSA : Je crois que c’est à travers les écrits récents que cet apport peut le mieux se mesurer. L’on a en effet longtemps parlé de l’héritage biologique (type indo-créole et « échappé-coolie »), de l’importance de l’hindouisme dans le paysage cultuel, et des traditions culinaires… en termes quantitatifs donc. Ce qui reste un exercice hasardeux, parce que le groupe des descendants d’Indiens a – à de rares exceptions – peu vécu en autarcie (comme à la Guadeloupe). L’espace géographique et les promiscuités qu’il favorisait ne permettaient pas un isolement des groupes ethnoraciaux…
       Le plus intéressant – au plan qualitatif – eût été de rendre compte de l’apport indien à partir d’une mesure du remaniement de l’imaginaire créole tout entier. Or, hormis quelques contes créoles, aucun travail systématique sur cette aspect de l’identité créole n’a encore été réalisé.
       Pour ma part, je reste persuadée – mais ce n’est encore-là qu’une intuition – que le courant de l’Indianité – même dans ce que l’on peut regarder comme des dérives – a modifié certains aspects du lien social à la Martinique (dans les autres îles également), mais que les modalités n’en seront rendues apparentes que lorsque l’on s’attachera à entreprendre une étude moderne de l’influence de ce courant culturel.

 

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La Question de l'immigration indienne
dans son Environnement Socio-Economique Martiniquais
1848 - 1900

      Ce livre de plus de 400 pages, publié chez L'Harmattan en 1996, aborde de façon très documentée et approfondie le sujet résumé par son titre. Après avoir campé les principaux acteurs de la sociéte martiniquaise de la "période post-esclavagiste avant la venue des Indiens", l'auteur consacre la partie la plus développée de l'ouvrage à la naissance et au développement de l'engagisme, ainsi qu'à la polémique qui opposera pendant trente ans opposants et partisans de cette institution.
   Les "autres immigrations" - africaine et chinoise - font l'objet d'une troisième partie, elle-même suivie de documents annexes éclairants tels que, par exemple, le texte d'un contrat d'engagement de travailleurs indiens dans les années 1850.
   Un ouvrage qui ne pourra laisser indifférents les Réunionnais d'origine indienne, dont le destin ancestral fut en grande partie comparable à celui des Indo-martiniquais.
  
   Les personnes qui souhaiteraient se procurer le livre de Juliette Sméralda peuvent s'adresser à la librairie L'Harmattan, 16 rue des Ecoles, 75005 Paris. Il n'est pas toujours en rayon : il suffit de s'en assurer en téléphonant au 0140467914. Si vous résidez aux Antilles ou à la Réunion, vous pouvez  le commander par le biais des grandes librairies sur place, qui devraient l'avoir sous quinzaine.

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