ANANDA DEVI :

"L'écriture est le monde,
elle est le chemin et le but"

Photo Sharvan Anenden (reproduction interdite)

     
  

La Mauricienne Ananda Devi, par ailleurs anthropologue, est une des romancières les plus en vue de l'Océan Indien et, au fil de ses publications, a su conquérir un public francophone exigeant. Son écriture vigoureuse et fine, ses héroïnes torturées, l'omniprésence du contexte indo-mauricien, créent un univers à nul autre pareil.
Ces quelques pages vous permettront de découvrir l'interview à laquelle l'écrivain a aimablement accepté de se prêter, ainsi que la présentation de trois de ses principaux romans.


Interview

Interview de 2008  Indian tango
Le Voile de Draupadi     Moi, l'Interdite     Pagli     L'Arbre fouet
Texte intégral : Les trois notes

Bibliographie


Interview

  • IR : Ananda Devi, votre œuvre littéraire est désormais reconnue internationalement, et c'est déjà le signe que sa portée dépasse les frontières. Cette œuvre, cependant, est intimement nourrie de vos racines mauriciennes : pouvez-vous dire quels liens, sentimentaux, culturels, charnels... vous ont attachée et vous attachent encore à l'île Maurice ?

    AD : Après de multiples ébauches enfantines, lorsque j’ai commencé à écrire sérieusement dans l’adolescence, l’émergence de l’écriture comme activité privilégiée de cette période de ma vie a été étroitement liée à mon environnement. C’est-à-dire que l’élan de l’écriture s’est confondu avec l’admiration exaltée que je ressentais pour la nature et dont mon besoin d’observation – de regard –  faisait tout naturellement le centre de mon inspiration. J’avais davantage de liens, et des liens infiniment plus profonds, avec cet environnement qu’avec les gens. Les personnages que je créais naissaient de mon imaginaire, ou peut-être de rencontres brèves et fulgurantes dans une rue, sans que j’en sache rien de plus, mais les paysages décrits étaient, eux, directement empruntés de la réalité. On peut dire ainsi des nouvelles de Solstices que le thème central de ces nouvelles est la découverte des liens tissés entre ces adolescentes qui sont d’autres visages de moi-même, avec la nature mauricienne dans tout ce qu’elle avait d’intense, de mystique, et de magnifié par le regard de l’écrivain en herbe solitaire que j’étais. Cette découverte est aussi, évidemment, celle de leur corps, celle de leur être intérieur, et celle de leur signification profonde : tout un processus d’initiation subi par mes personnages dans leur voyage au cœur de l’île.
       C’est pour cette raison, je pense, que Maurice est restée le cœur de tout ce que j’écris. Ce départ-là, avec sa charge d’inspiration et d’exaltation, entre quinze ans et dix-neuf ans (moment où je pars pour poursuivre mes études en Angleterre), s’est inscrit dans ma manière d’écrire ; c’est-à-dire qu’il me faut l’élan très fort d’un lieu pour faire démarrer et poursuivre une histoire. Je dirais donc que, très profondément, c’est la présence de l’île en moi qui me pousse à écrire – mais c’est l’île rêvée dont je parle toujours, l’île mystique qui a enveloppé et guidé mes débuts d’écrivain. Là-dessus sont venus se greffer les histoires à proprement parler, la société telle qu’elle était ou telle que je la voyais, et les personnages sont venus habiter cette île en porte-à-faux de la vraie en créant l’illusion que je racontais le pays véritable, mais de plus en plus, je sais que cela n’est pas tout à fait vrai. A partir d’un lieu véritable, au nom inspirateur, je tente de toucher à des préoccupations ou à des hantises universelles. Je citerais à cet effet une phrase d’Alejo Carpentier : « atteindre l’universel dans les entrailles du local ».

  • IR : Vous avez pu dire que la culture indienne vit intensément en vous et vous fascine : comment, subjectivement, définiriez-vous ou décririez-vous cette culture indienne ? Qu'est-ce qui, en elle, vous fascine ?

    AD : Il y a ce qu’on appelle une « grande tradition » sanskrite, qui est une tradition écrite, et une « petite tradition » dans la culture indienne. Cette dernière est étroitement liée aux traditions religieuses et aux coutumes qui sont transmises oralement de génération en génération, ce qui fait que, pour les descendants d’immigrants indiens, il n’est pas toujours aisé de faire la différence entre culture et religion. Un exemple : les textes du Mahabharata et du Ramayana font partie à le fois de la tradition culturelle et de la tradition religieuse, parce que leurs héros ont été, à un certain moment de l’histoire de l’Inde, intégrés dans le panthéon hindou en tant qu’avtar, ou réincarnation, de Vishnu, l’un des membres de la Trinité hindoue - Brahma, Shiva et Vishnu - sans doute au moment où la tradition vaishnavite (dévots de Vishnu) atteignait son apogée par rapport à la tradition shaivite (dévots de Shiva). Pourtant, ces textes sont, à mon sens, principalement des textes littéraires. La richesse de ces récits, l’extrême plénitude de leur structure formelle, l’ampleur de ces histoires qui racontent l’Histoire sous forme de mythes, contribuent à en faire des textes fondateurs de la civilisation humaine, à l’instar de l’Odyssée et de la Divine Comédie. C’est dans cette grande tradition que je trouve une source inépuisable d’inspiration, plutôt que dans l’aspect religieux.
       De manière plus concrète, j’aime porter le sari parce qu’il me semble que ce vêtement a atteint un summum non perfectible en matière d’élégance et de simplicité. Ce simple pan de tissu, de cinq mètres de longueur et sans couture, habille le corps féminin d’une manière incomparable en toutes circonstances. Et le génie de cette culture a su décliner le sari dans des tissus d’une variété infinie ! Pour terminer avec cette question, je dois avouer que mon attachement à cette culture est résolument ancré dans le passé de la civilisation indienne. Au présent, je me sens une moindre affinité à son égard. Lors d’un voyage à Delhi, j’ai éprouvé, en visitant des monuments anciens, la sensation assez extraordinaire de respirer le souffle incandescent d’une civilisation révolue. Il me semblait à chaque fois devoir franchir une barrière temporelle pour revenir dans la ville du quotidien qui, elle, ne m’a guère inspirée. Les monuments sont les témoins d’une grandeur passée dont la lumière nous parvient encore par delà les millénaires.

  • IR : Vous avez dit également de cette culture indienne qu'elle sous-tend tous vos écrits... ce qui n'est pas toujours immédiatement visible. Pouvez-vous expliquer cette influence - si le mot est bien choisi - et la façon dont elle se traduit ?

    AD : Quand j’étais enfant, ma mère me racontait par épisodes les histoire du Mahabharata et du Ramayana, avec, souvent, des commentaires justes et même critiques à propos des différents personnages. Venant d’une famille de filles, nous étions à juste titre indignées par le traitement que Rama accorde à Sita – et étions d’accord que c’était elle la véritable héroïne de l’histoire. Au-delà de cette anecdote, je me suis rendue compte bien plus tard à quel point j’ai été influencée par ces textes. Je me suis longtemps demandée pourquoi mes romans n’avaient jamais une structure linéaire et chronologique, et que le temps était traité comme une boucle plutôt que comme une ligne. Ce n’est que récemment que j’ai compris que j’ai été inconsciemment influencée par la structure maillée, en réseau, du Mahabharata, où chaque récit débouche sur d’autres récits et ainsi de suite, sans que le fil de l’histoire et les relations de cause à effet ne soient perdus pour autant. Ainsi, dans Soupir, les personnages se succédant dans les différents chapitres ne semblent avoir que de vagues liens les uns avec les autres, jusqu’à ce qu’on comprenne, vers la fin du roman, comment ils étaient liés. Dans de précédents romans, tels le Voile de Draupadi et l’Arbre Fouet, je traite plus ouvertement de sujets liés à la culture indienne. Dans l’Arbre Fouet, la distinction que je fais entre la réincarnation comme explication philosophique de l’existence humaine et comme croyance aveugle est claire. Personnellement, la réincarnation d’un point de vue bouddhique me semble être une hypothèse intéressante de la destinée humaine ; par contre je ne souscris pas à la croyance qu’une personne peut être punie pour des fautes commises dans une vie antérieure. Dans ce roman, la foi aveugle du père est à la fois meurtrière et aboutit au parricide. On pourrait également voir un parallèle entre la fin de Pagli, où elle est ensevelie vivante dans un mur de boue, et la mort d’une héroïne, Anarkali, qui, avec le Prince Saleem, fait partie des amours légendaires connues dans la tradition littéraire indienne : pour l’empêcher de rejoindre Saleem, le père de ce dernier fait emmurer Anarkali vivante.

  • IR : Le regard que vous portez sur la société mauricienne, et notamment le milieu indien, les propos que vous tenez sur eux, sont souvent durs et sans demi-mesure. Je me contenterai de deux citations : "Une île, au vacarme de tous les mondes pressés de se développer ; des gens de plus en plus sourds à la voix du cœur..." (Moi, l'interdite, p.45) ; "Le gris des vertus sales m'entoure, un sommeil obscur et épais dans lequel ils s'enfoncent comme dans de la bouse." (Pagli, p.27). Que regrettez-vous ? Que dénoncez-vous ? Quelle est cette souffrance que l'on devine ?

    AD : Ce sont des questions difficiles parce que brûlantes. Ce que je dénonce ? C’est l’éternelle emprise du « communalisme », c’est-à-dire des divisions d’ordre ethnique, dans cette société, avec son cortège de préjugés, de mépris, d’incompréhension, ou plutôt de refus de comprendre. C’est le fait que, de plus en plus, elle se transforme en une société régie par l’argent et par le culte de la réussite matérielle. C’est que de nombreux parents démissionnent par rapport à l’éducation véritable et aux principes qu’ils sont censés inculquer à leurs enfants. C’est qu’on a l’impression de voir (et ce n’est pas à Maurice seulement, mais un peu partout dans le monde) s’instaurer le règne de la petitesse et de la médiocrité. C’est que les voix que l’on entend ne parlent pas de compassion ni de compréhension, mais de haine et de méfiance. C’est que c’est une pseudo-moralité basée sur des croyances religieuses aveugles et sans questionnement qui prend le dessus. C’est que ces mêmes croyances aboutissent à encore plus de différences, à encore plus de barrières. C’est que, au XXIème siècle, on tue autant au nom de Dieu que pendant les guerres dites de religion. Personnellement, c’est encore plus douloureux lorsque je réfléchis aux possibilités qu’aurait la société mauricienne d’être différente des mouvements que l’on voit un peu partout dans le monde. Sur ce petit bout de terre, tant de communautés différentes ont la possibilité de vivre ensemble sans barrières. Tous les enfants de toutes les communautés se rencontrent à l’école. Si cette proximité de fait était suffisamment renforcée par les professeurs et par les parents, si l’éducation nationale encourageait plus fortement les enfants à apprendre des langues autres que leur propre langue ancestrale, rendait obligatoires pour tous des cours sur les différentes civilisations dont les Mauriciens sont originaires, encourageait les enfants à participer plus activement dans les fêtes religieuses les uns des autres, insistait pour que l’enseignement de la littérature et des arts intègre la création littéraire, musicale et autre des différents continents, cette éducation commune et diversifiée aboutirait, à la fin de la scolarité, à des jeunes capables de se comprendre les uns les autres. Au lieu de quoi, on ne fait que renforcer les clivages en créant des centres culturels à foison qui chemineront en parallèle sans jamais se rencontrer ni se comprendre. J’ai une vision d’un unique, grand centre culturel mauricien qui regrouperait les meilleures compétences dans chaque aire linguistique et culturelle, et qui contribuerait à partager ces compétences et ces connaissances avec tous. Je verrais bien la région du Réduit et de Moka se transformer en une immense Cité du Savoir ! Personnellement, je me sens bien le produit d’une telle coïncidence des cultures : j’ai puisé à toutes les ressources culturelles et créatrices qui m’étaient ouvertes dès l’enfance du fait que j’étais née à Maurice et que mes parents étaient suffisamment éclairés pour cela, pour devenir aujourd’hui quelqu’un d’hybride dans le bon sens du terme. Je me sens Mauricienne parce qu’un peu Africaine, un peu Européenne et un peu Indienne. C’est une richesse formidable dont je suis pleinement consciente, tant est immense le bonheur que je ressens à détenir les clés de ces grandes civilisations. D’où ma tristesse que ce message simple soit si difficile à comprendre ou à communiquer…

  • IR : A vous lire, la place de la femme dans la société indo-mauricienne est des plus désolantes : "cette vie sans vivre, c'est à cela qu'elles sont destinées..." (Pagli, p.101) ; "Elles suivaient la voie tracée pour elles depuis des siècles quand avait commencé à s'abolir la pensée ses femmes" (Moi, l'interdite, p.53) ; dans le Voile de Draupadi vous évoquez "les femmes enchaînées, les femmes prisonnières" (p.88). Femme soumise et chosifiée : n'est-ce pas une vision excessive et décidément trop sombre ?

    AD : Ce n’est pas tant la place de la femme dans la société indo-mauricienne ou à une époque précise que je décris et fustige, mais plutôt, à travers des situations individuelles, un état des choses qui dure depuis des siècles et qui perdure encore au XXIème. Je veux dire par là que je ne souhaite pas que l’on rattache mon propos critique à un lieu et un temps : de telles situations ont existé de tout temps et continuent d’exister. A Maurice, il est certain que les choses ont beaucoup évolué par rapport à certains autres pays. Mais dans un monde où des femmes sont lapidées en public sans pouvoir se défendre ni recourir à un système juridique équitable ; dans un monde où il y a autant de femmes battues, sinon plus qu’avant ; dans un monde où les « tournantes » font partie du vocabulaire courant lorsqu’on décrit les banlieues des grandes villes de France ; dans un monde où les femmes sont quotidiennement violées lorsqu’il y a des conflits civils, je ne vois pas en quoi ma vision est excessive ! Même à Maurice, une femme qui fait de la politique sait qu’elle s’expose aux pires médisances d’ordre sexuel. Une femme qui dénonce un viol dont elle a été l’objet se retrouve encore, de nos jours, mise en accusation et sa bonne foi systématiquement remise en cause. Et il est certain qu’il y a des sévices faits aux femmes chaque jour, quoi qu’on en dise. Je ne crois pas, dès lors, que ma vision soit si sombre. L’enfermement social dans lequel se retrouve Pagli existe encore. Il est vrai que je choisis de décrire ces situations-là plutôt que d’autres, plus optimistes, où les femmes réussissent et sont heureuses. Mais c’est ainsi. J’ai choisi d’écrire ainsi parce que j’ai besoin de cette douleur-là pour m’exprimer.

  • IR : Pour parler plus légèrement - peut-être - prenons un autre exemple, apparemment très anecdotique, de ce qui pourrait bien aussi ressortir de vos racines indiennes : l'image de l'arbre banyan dans vos récits. On croit y voir un signe, un symbole, un fantasme, empreint de formes douces et généreuses : qu'est donc ce banyan à vos yeux ?

    AD : C’est une très bonne question, très bien observée… mais difficile à répondre ! Le banyan est effectivement un symbole récurrent dans quasiment tous mes livres, une sorte de leitmotiv dont je n’ai pris conscience qu’après son apparition dans Pagli. Pourtant, je sais que j’ai été fascinée par cet arbre dès l’enfance, car dans la campagne mauricienne on en voit de magnifiques, leurs branches enracinées formant une véritable cathédrale ménageant au-dessous un espace clos et secret. En créole, on l’appelle le « pye lafus » (prononcer « pied lafousse »). Un dicton dit qu’on n’a jamais vu un singe beau et un jeune pye lafus – parce qu’on ne le reconnaît véritablement que quand il est vieux et a déjà son réseau de branches-troncs autour de lui.
       Ce qu’il représente à mes yeux ? Un espace maternel, peut-être ? Une cathédrale naturelle… Un lieu secret, un refuge, un espace de solitude qui nourrissait sans doute l’imaginaire de l’enfant solitaire que j’étais. Un témoignage du mystère de la nature, qui s’avère capable de créer un être d’une telle puissance, dont les branches torsadées ressemblent tantôt à des chevelures de très vieilles femmes, tantôt à des serpents aux corps puissants et à l’enserrement mortel. Dans Pagli, c’est le lieu des amours de Pagli et Zil. Dans un roman que je n’ai pas encore terminé, qui s’intitulera…. « L’enfant du banyan » (!), le banyan joue un rôle central dans l’histoire : une femme donne naissance à deux bébés dans un banyan où elle a trouvé refuge, et en abandonne un. Celui-ci est adopté par une meute de chiens sauvages et devient un enfant sauvage dont le banyan est le royaume, jusqu’à ce qu’il soit retrouvé par son jumeau. Ici, le banyan est un univers autonome, avec son cycle de naissance et de mort, et son indéfectible vitalité.
       Petite anecdote :
    quand j'ai été à Rodrigues, en ouvrant au matin les rideaux de ma chambre d'hôtel, je suis tombée nez à nez avec un magnifique banyan qui entrait pratiquement dans la chambre ! Cela m'a ravie et en même temps a été comme un signe... de quoi ? je ne saurais le dire. Un clin d'œil de la nature, peut-être?

  • IR : La religion est un sujet sensible. Quelques formules, dans Moi, l'interdite, tendraient à prouver que vous la considérez elle aussi d'un œil fort critique : "Ainsi étaient les hommes, qui croyaient racheter leur haine par la prière. en réalité, elle en sortait renforcée" (p.11) ; "C'est l'espoir des hommes qui donne une raison d'être à Dieu et non le contraire. (p.45). Vous n'êtes pas tendre non plus dans le Voile de Draupadi... Est-ce à dire que la religion, que l'hindouisme... se confondent avec illusion, avec formalisme creux, avec désirs inavouables - la haine étant une forme parmi d'autres de ces désirs ?

    AD : J’ai effectivement un profond recul par rapport à la religion formaliste, bien que je ne sois aucunement agnostique. J’ai construit une sorte de philosophie personnelle en puisant dans les enseignements du Bouddhisme et du Soufisme, qui me semblent les deux formes de pensée mystique les plus proches de ma conception d’un lien vertical, unique, avec la Pensée supérieure qui nous a engendrés, et qui pourrait tout aussi bien se trouver en nous-mêmes. Force nous est de constater que les religions finissent toujours par engendrer la haine de l’autre et le conflit. Cela me semble une aberration parfaite, que la croyance en Dieu puisse mener à un tel besoin de destruction de ceux qui ne croient pas de la même façon ; ce qui me mène à la conclusion que la religion n’est qu’une forme de cohésion sociale, de « liant » tellement solide et rigide qu’il n’y ait plus de place, à l’intérieur, pour quelque autre forme de croyance que ce soit. Elle n’est donc nullement une croyance en Dieu, car le paradoxe serait que, si un petit groupe a été ‘choisi’ par Dieu, les autres ont été, soit lâchement abandonnés par lui, soit créés par quelque chose d’autre, ce qui impliquerait qu’il existe une puissance égale à lui. Le pire est que de tels raisonnements n’ont aucune résonance à l’intérieur du discours religieux, puisque la raison n’y a pas beaucoup de place. Je crois que les rituels collectifs et l’aspect formel et codifié des religions conduisent à une absence totale de questionnement et d’interrogation, à un abandon de la raison et de la lucidité. (Je parle des religions dans ce qu’elles ont provoqué d’intégrismes et de fondamentalismes à travers le monde, pas en tant que croyances individuelles qui permettent à chacun d’imprimer un ordre et une justification à son existence). Comme je le disais plus haut, les livres sacrés tels que la Bible, le Coran, la Torah ou les Védas ont énormément de choses à nous apprendre, et peuvent nous donner les clés d’une certaine compréhension de l’univers, à condition que nous ne les prenions pas à la lettre pour en appliquer des préceptes souvent archaïques qui ne se justifient plus aujourd’hui. Cheminer à travers ces livres pour en extraire des leçons personnelles et en obtenir un éclairage philosophique de l’univers – oui ; les utiliser pour établir des règles immuables qui n’auraient rien à voir avec les principes de bonté et de justice – non.

  • IR : D'autres passages, tirés de Pagli, à l'opposé de la religion suggèrent une sorte de philosophie existentialiste ("Nous sommes ce que nous avons vécu", p.73) et sensualiste ("je suis vivante, j'ai arrimé ma vie à chacun de mes sens", p.115) : ces qualificatifs s'appliquent-ils effectivement à vos conceptions ?... alors qu'ailleurs on utilise au sujet de votre œuvre un autre adjectif : "mystique"...

    AD : Dans mon premier recueil de nouvelles, écrit entre 17 et 19 ans, j’ai exprimé une vision très forte que j’ai eue des liens entre l’homme et la nature. Une nature déifiée, toute-puissante, mais également très maternelle, à laquelle les êtres étaient liés non seulement par leur esprit et leur cœur, mais également par leur corps. Le corps était le conduit par où passaient les grandes expériences mystiques que je décrivais dans les dernières nouvelles du recueil, en particulier « Les immortelles ». Je crois que cette vision n’a pas changé : l’amour que ressent Pagli pour Zil est un amour entier. Il est spirituel autant que charnel, et il est fait de joie autant que de brûlure. Cette manière de décrire une femme qui apprend son corps (ce corps violé à treize ans, puis renié), est également une réaffirmation des droits que la femme a sur son propre corps. Très souvent, ce droit lui est refusé : le port du voile est l’un des moyens que les hommes ont trouvé pour refuser à la femme le droit à son corps. Il y en a d’autres – l’excision est une des formes les plus brutales de ce refus. Je n’ai pas une philosophie formelle à ce sujet, mais d’instinct, je sais que je n’ai jamais séparé le corps de l’expérience mystique, et que la honte du corps, et une sorte de culpabilité primaire du corps est ce qui a de tout temps maintenu la femme en état d’asservissement.

  • IR : Le Voile de Draupadi comporte un épisode clé évoquant la marche sur le feu de la narratrice : avez-vous marché sur le feu vous-même ? Quel est votre sentiment au sujet de cette cérémonie ?

    AD : Je n'ai pas marché sur le feu, et je crois que mes sentiments sont identiques à ceux de mon héroïne : je ne refuse pas d'emblée la possibilité d'une expérience mystique très forte, mais à un niveau individuel et non collectif. Et je ne crois pas que ce genre de rituel devrait être imposé sur qui que ce soit, ni même qu'il soit souhaitable.

  • IR : Vous dites apprécier beaucoup les œuvres d'écrivains réunionnais : Carpanin Marimoutou et Axel Gauvin. Qu'avez-vous envie d'en dire, pour aller à l'essentiel ?

    AD : J’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de rencontrer Axel Gauvin, Carpanin Marimoutou et Monique Agénor lors de rencontres littéraires et des liens différents, mais étroits, nous ont liés – peut-être une sorte de fraternité en écriture, alliée à un sentiment de sympathie commun. Axel et Carpanin ont tous deux beaucoup fait pour la littérature de langue créole, et j’admire la manière dont ils sont restés fidèles à leurs convictions, tout en poursuivant leur œuvre créatrice personnelle. Axel a une discrétion qui le démarque des écrivains très en vue dans les cercles littéraires parisiens, en particulier ceux qui ont reçu un prix prestigieux tel que le Goncourt. Je ne pense pas que le Goncourt l’ait le moindrement changé ou ait fait vaciller sa modestie naturelle. Il me semble que, pour ces trois écrivains, l’écriture est ce qui compte avant tout, elle est le monde, elle est le chemin et le but, elle est, d’une certaine manière, autosuffisante. C’est peut-être ce qui me rapproche d’eux. J’ai aussi l’impression de suivre un chemin, un peu en marge des grands courants ou mouvements littéraires, un chemin solitaire et très personnel, mais qui me rapproche, peu à peu, du but. A New Delhi, Carpanin a lu un très beau poème où il raconte ce qu’éprouve Rawan pour Sita, qui a bouleversé son audience. Je m’en souviendrai toujours. Cette fraternité en écriture est très importante pour moi, elle est une sorte d’ancrage, loin du tintamarre des médias, une manière de se remettre en mémoire ce qui est véritablement important.


Photo Sharvan Anenden

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Bibliographie

  • Solstices - Regent Press - 1977

  • Le Poids des êtres - Editions de l'Océan Indien - 1987

  • Rue de la Poudrière - Nouvelles Editions Africaines - 1989

  • Le Voile de Draupadi - L'Harmattan - 1993

  • La Fin des pierres et des âges - Editions de l'Océan Indien - 1993

  • Solstices (nouvelle édition) - Editions Le Printemps - 1997

  • L'Arbre Fouet - L'Harmattan - 1997

  • Moi, l'interdite - Editions Dapper - 2000

  • Les chemins du long désir - Grand Océan - 2000

  • Pagli - Gallimard - 2001

  • Soupir - Gallimard - 2002

  • La vie de Joséphin le fou - Gallimard - 2003

  • Le long désir - Gallimard - 2003

  • Ève de ses décombres - Gallimard - 2006

  • Indian Tango - Gallimard - 2007

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