Monique Desroches
(ethnomusicologue) :
Réunion : une force vive de réinterprétation culturelle


    
  
L'ethnomusicologue québécoise Monique Desroches a mené des recherches à la Réunion, dans le milieu indo-réunionnais au cours des années '80-'90. Ces travaux ont abouti à la réalisation d'un CD audio et d'un cédérom


Interview

  • IR : Monique Desroches, question désormais traditionnelle pour débuter : pouvez-vous vous présenter aux visiteurs du site Indes réunionnaises.

    MD : Depuis 1988, je suis professeur d’Ethnomusicologie à l’Université de Montréal où j’assume aux côtés de l’enseignement, la direction du secteur Ethnomusicologie et du Laboratoire de recherche sur les musique du monde, le LRMM. Ce laboratoire comprend une Collection d’instruments de musique du monde, un Centre de documentation, une Station mutimédia, et des activités de recherche et d’animation.
       Ma formation de base relève à la fois de la musique et des sciences humaines, ayant d’abord cotoyé le champ de l’interprétation musicale (principalement en piano) avant d’entreprendre des cours en sciences humaines, (Bacc ès Arts) puis, finalement en ethnomusicologie à l’Université de Montréal, (M.A et PhD) et à l’Université de Londres (post-doctorat).
       Mes principaux intérêts de recherche tournent autour de la problématique identitaire et de la construction du jugement esthétique en musique. Ma démarche est guidée par une conception dynamique de la recherche, c’est-à-dire, qu’elle est marquée par un va-et-vient incessant entre les niveaux musical, religieux, social et culturel, entre aussi, les moments de collecte et les étapes d’analyse. La démarche est loin d’être linéaire. À travers la lorgnette ethnomusicologique, la musique n’est pas alors vue comme un simple produit artistique; porteuse de valeurs, de symboles, de fonctions propres à un individu, à un groupe donné, la pratique musicale devient une porte d’entrée exceptionnelle pour décoder le social.
       Examinant plus spécifiquement depuis une vingtaine d’années, les musiques créoles et indo-créoles des Antilles et des Mascareignes, j’essaie donc de comprendre comment s’articule la relation "pratiques musicales et stratégies identitaires".

  • IR : Vous avez eu l’occasion de travailler sur le terrain à la Réunion : quand ces travaux ont-ils eu lieu ? En quoi ont-ils consisté ?

    MD :
    Mes premières investigations à la Réunion remontent à 1987 alors que j’entreprenais des études post-doctorales sur les musiques rituelles tamoules aux Mascareignes. Alors aiguillée par l’ethnologue Jean Benoist, spécialiste des ces aires d’étude, je voulais voir dans quelle mesure le profil plus diversifié de la société tamoule des Mascareignes avait ou non exercé un impact sur les pratiques religieuses et musicales de cette communauté des îles de l’océan Indien. Je pensais alors n’effectuer qu’un seul terrain pour une mise en perspective… Mais c’est tout le contraire qui s’est produit ! Devant la richesse des musiques (tamoules et créoles) et des rituels, j’ai décidé d’y consacrer beaucoup plus de temps et d’énergie. Il faut dire également que la chaleur de l’accueil des Réunionnais a sûrement orienté ma décision! C’est ainsi que depuis 1988, je me suis souvent retrouvée à la Réunion vers les mois de mai et juin pour y conduire des terrains de recherche. J’ai surtout concentré mes observations dans les milieux ruraux (surtout les Hauts de St-Paul et de St-Gilles) et dans les bourgs du même nom, ainsi qu’à Saint-André et à Saint-Denis. Mes techniques d’enquête sont très semblables à celles utilisées par les anthropologues (entrevues, observation, descriptions ethnogaphiques, enregistrements sonores et audio-visuels), sauf, évidemment, qu’une emphase est mise sur l’expression musicale. Pour moi, la musique est un point d’observation privilégié pour tenter de comprendre le social. C’est pourquoi, les stratégies de production du matériau sonore sont tout aussi importantes que les conduites d’écoute et d’appréciation musicale. Aussi, mes enquêtes ne portent pas seulement sur les musiciens ou les prêtres, mais incluent également des fidèles, des amateurs de musique. Le pôle intentionnel des musiques rituelles et profanes occupe ainsi un temps d’investigation aussi long que celui du pôle attentionnel. Le terrain, comme l’analyse, suppose donc dans ma discipline, une approche dynamique, interactive, entre les niveaux musical et social, sans laquelle, toute démarche ethnomusicologique ne saurait être pertinente culturellement.

  • IR : Quels sont, dans leurs grandes lignes, les enseignements que l’ethnomusicologue que vous êtes avez retirés de vos recherches à la Réunion, dans le milieu particulier que vous avez étudié ?

    MD : L’ethnomusicologie m’a appris beaucoup de choses. La première qui me vient à l’esprit est peut-être celle de ne jamais conclure en la disparition d’une tradition avant d’avoir suivi sur de nombreuses années le groupe pratiquant ou utilisateur. Des mouvements de revivalisme, de retours aux sources, ou encore des recherches nouvelles d’authenticité font qu’un tradition moribonde ou que l’on croyait oubliée, rejaillit de ses cendres, souvent à des fins autres que purement musicales, (identitaires par exemple) pour atteindre ensuite des sommets insoupçonnés de popularité. Cette sorte de mise en veilleuse pour des raisons politiques, sociales ou économiques, n’attend en fait que les conditions propices de réveil pour occuper le champ à nouveau. C’est ce qui s’est produit à la Réunion avec le maloya ou encore avec la lutte dansée ; ces deux formes musicales rarement interprétées il y a 30 ans, connaissent aujourd’hui une grande popularité. Dans la même foulée, les musiques et les rituels tamouls des Antilles françaises ont connu ces dernières années une recrusdescence incroyable que nul n’aurait pu prédire il y a une vingtaine d’années. Des mouvements similaires se sont produits dans le nord du Québec avec les jeux de gorge des Inuit, désormais pratiqués par plusieurs jeunes dans les villages, en plus d’être entendus sur les scènes publiques non seulement au Québec, mais aussi en France!
       Dans un autre ordre d’idées, ce qui me frappe à la Réunion, c’est la force vive de réinterprétation culturelle, caractéristique propre aux milieux créoles ou métissés. Mais aussi, sans doute en raison de cette capacité exceptionnelle d’adaptation , on perçoit un souci d’authenticité culturelle qui appelle les uns vers une forme de pureté, vers une certaine exclusivité sociale et historique, (les Tamouls des grands bourgs, par exemple) et les autres, autour du maloya notamment, qui, au contraire, recherche cette authenticité dans la rencontre des cultures, dans la fusion, dimension qui caractérise également le milieu réunionnais. C’est cette dynamique socioculturelle particulière qui me fascine à la Réunion. La musique et les rituels agissent ici comme de véritables marqueurs identitaires, comme des délimitateurs d’espaces symboliques.

  • IR : Votre étude vous a-t-elle permis de faire des découvertes étonnantes ?

    MD :
    Je dirais plus ici, intéressantes, qu’étonnantes. Depuis quelques années, je me penche sur les conduites d’écoute, pôle de la réception des musiques. J’examine par exemple les critères à partir desquels les amateurs de musique apprécient et évalent les musiques qu’ils écoutent ; je regarde aussi comment les fidèles aux cérémonies participent à leur manière aux activités musicales et pourquoi ils s’y adonnent de telle ou telle manière. Ce changement d’angle d’observation (celui de la production à la réception) m’a permis de mettre en relief des attitudes et des conceptions musicales jusqu’alors insoupçonnées. Je pense entre autres, à ce que j’appelle les "systèmes d’équivalence" opérés par les participants aux cérémonies malbares de plantations et aux cérémonies malgaches. La présence fréquente de la transe ou de la possession, les procédés musicaux semblables utilisés dans les deux types de cérémonies (patterns rythmiques cycliques, par exemple), font que les utilisateurs de ces rituels interprètent à leur façon le degré de parenté entre les deux modes musicaux . "Quand ça ne fonctionne pas avec tel type de rituel, on va en voir un autre". Et cet autre n’est pas choisi au hasard. L’analyse des musiques et des rituels effectuée cette fois non pas à partir des acteurs mêmes mais des sujets utilisateurs, des fidèles, donnera lieu à des publications prochaines. On verra sans doute surgir des mécanismes de transfert ou d’équivalence entre les deux types d’activités rituelles et musicales, dimension qu’un regard axé uniquement sur les techniques de réalisation (production) propres à chacun des cultes n’aurait pu révéler.

  • IR : Y aurait-il éventuellement une ou deux anecdotes extra-professionnelles qui vous auraient marquée ?

    MD : À ce chapitre, ce qui me vient à l’esprit est un événement qui s’est produit à la Martinique en 1979, au sein du groupe tamoul. Je terminais mon séjour d’une année de recherche et d’administration au Centre de recherches caraïbes avant de revenir à Montréal, quand, quelques jours avant mon départ, arrive au Centre de recherche où j’habitais, un prêtre que j’avais plusieurs fois vu opérer lors de cérémonies tamoules et que j’avais eu l’occasion d’enregistrer. Spontanément, il me signale qu’il avait noté mes présences répétées aux rituels, qu’il se faisait vieux, et que devant le manque d’intérêt de son fils pour la poursuite de cette tradition, il serait disposé à m’initier comme prêtresse ! Bien que flattée et honorée de la confiance exprimée par ce prêtre, je n’ai pu donner suite à sa demande. D’abord cela supposait une présence prolongée à la Martinique pour effectuer la série d’apprentissage et de rituels initiatiques que je ne pouvais assurer (cf, notamment, la montée, pieds nus, sur un sabre). Ce qui m’a étonnée est le fait d’offrir cette possibilité à une femme. Car selon la tradition, les femmes demeuraient périphériques aux activités rituelles. Le fait d’être étrangère me procurait-il un statut qui me permettait de transgresser certains tabous ? Enfin, il me fallait considérer un dernier aspect non négligeable au plan méthodologique, et qui concerne le degré d’identification à un groupe étudié. Dans quelle mesure cette initiation éliminerait-elle ou non la distance minimale d’observation essentielle à toute recherche de terrain. Dans quelle mesure également je m’insérais malgré moi dans une dynamique complexe de relations, à l’époque, difficiles, entre tamouls et créoles avec lesquels je poursuivais toujours des recherches ? Devenir "l’Autre" ne m’est pas apparu dans cette perspective,  garant d’une meilleure ethnographie. Je suis donc rentrée chez moi, sans connaître les secrets de l’initiation, ce qui me permet par ailleurs de parler encore aujourd’hui librement de ces dimensions du culte et de la musique.

  • IR : Plus généralement, quel regard portez-vous sur les cultures indiennes de la Réunion ?

    MD :  Quand on parle de cultures indiennes, il m’est difficile de dissocier le social et le culturel, du religieux et du sacré. Le monde indien demeure fondamentalement guidé par une dimension spirituelle qui structure la majorité des comportements mêmes les plus actuels (l’ouverture d’un restaurant ou d’une salle de cinéma est souvent précédée d’une cérémonie religieuse, par exemple). Face au monde créole, deux avenues sont empruntées : l’une privilégie un certain purisme qui tente d’éviter les rencontres et les contacts ; l’autre au contraire, favorise les échanges et les fusions. L’une est tournée vers le passé, les racines; l’autre vers la modernité et l’expérience esthétique nouvelle. Je m’interdirai ici de choisir entre les deux avenues. Peut-être doivent-elles cohabiter ? L’une saurait-elle d’ailleurs exister en ignorant la présence de l’autre ?

  • IR : Avez-vous mené des recherches comparables dans des milieux Indiens ou d’origine indien en dehors de la Réunion ? Si oui, quelles comparaisons pouvez-vous établir ?

    MD : Mes premières recherches sur les musiques et cultes indiens se sont déroulées aux Antilles françaises. Dans ces îles, le groupe tamoul est beaucoup plus restreint que celui des Mascareignes. À la Martinique, ils sont à peine 5 000 ! La dynamique sociale est y donc différente. La majorité de la population des Antilles est de descendance africaine. Jusqu’à tout récemment, les descendants des Tamouls occupaient peu la scène politique et économique. Ils demeuraient au bas de la hiérarchie sociale. Aujourd’hui, ils accèdent petit à petit à des postes de direction, à des professions libérales, etc… . Les tamouls qui délaissaient massivement aux Antilles leur culte et leurs musiques au début des années 80, reviennent maintenant à leurs racines. On ouvre des écoles de danse, on diversifie les expressions musicales et cultuelles, on dispense des cours de tamoul, bref, on assiste là à une renaissance spectaculaire d’un patrimoine qu’on aurait qualifié de moribond, il y a vingt ans, et qui aujourd’hui, est marqué par une vitalité étonnante, En même temps, ce revivalisme culturel pose des questions relatives à l’identité, à l’authenticité et à l’esthétique des pratiques. Car quel cadre de référence adopter. Celui de l’’Inde villageoise du X1Xe siècle, lieu et période de l’arrivée des premiers tamouls aux Antilles françaises, ou celui d’une Inde contemporaine, diversifiée et moderne. Le débat est jusqu’à maintenant ouvert, et je le suis avec grand intérêt.

  • IR : Vos travaux à la Réunion ont abouti à la réalisation d'un CD audio et d'un cédérom. Pouvez-vous en préciser la teneur et les objectifs ?

    MD : Le cédé audio "Musiques de l’Inde en pays créoles", fait en collaboration avec Jean Benoist, et le cédérom "Musique et identité à la Réunion" visent à illustrer la richesse et la diversité des musiques indiennes à la Réunion (et aussi à Maurice pour le cédé audio). Mais au-delà de cette dimension musicale et esthétique, les deux réalisations tentent de montrer combien les groupes tamouls réunionnais ne sont pas homogènes et que cahcun d’eux est engagé dans la conduite d’un projet identitaire qui place la musique au coeur du débat. Investie de symboles spécifiques, la pratique musicale de chacun des groupes participent à l’édification d’une "authenticité" et d’une identité culturelle qui répondent à des logiques religieuses, sociales et culturelles distinctes, celle des cultes de plantation et celle des cultes des grands temples urbains.

  • IR : Quels sont vos projets professionnels ? Vous conduiront-ils une nouvelle fois vers les rivages réunionnais ?

    MD : Je m’intéresse beaucoup ces temps-ci, au champ technologique du multimédia, de l’internet et des cours en ligne. Le multimédia est un outil approprié pour l’ethnomusicologie puisqu’il permet d’intégrer du texte, de la voix, des documents visuels, sonores et audio-visuels, le tout, sur une plateforme interactive. Je poursuis dans cette perspective la réalisation de cédéroms sur les musiques du monde avec l’équipe du Laboratoire de recherche sur les musiques du monde, ici, à la Faculté de musique. Nous terminons un cédérom sur Madagascar (2002) et autre sur l’île Maurice (2003). Pour en savoir plus sur ces projets, j’invite vos lecteurs à consulter notre site internet à l’adresse suivante : lrmm.musique.umontreal.ca (sans les 3 W !).
       D’ici quelques mois, et devant l’intérêt manifesté par l’institution, nous proposerons à l’Université de la Réunion, un cours en ligne axé sur " l’Introduction à l’Ethnomusicologie" (hiver 2003).
       Parallèlement à ces champs d’intérêt, le terrain, c’est-à-dire les missions de recherche et la rencontre avec les musiciens ou autres acteurs du culturel, demeurera toujours au cœur de mes préoccuations et de mes projets futurs. Dans cette optique, je devrais revenir régulièrement, et avec grand enthousiasme, dans la zone de l’océan Indien.

 

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Jaquette du cédérom
Musique et identité à l'île de la Réunion

          Pour commander ce cédérom, ou le CD audio, ou tout simplement pour contacter Monique Desroches :
Prof. Monique Desroches
Faculté de musique
Université de Montréal
C. P. 6128, Succ. Centre-ville
MONTREAL H3C 3J7
CANADA
Télécopieur: (514)-343-5877
Courriel: [email protected]
SITE : www.mdesroches.com 
Site du laboratoire: http://lrmm.musique.umontreal.ca

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