La scène se déroule quelque part, dans une zone qui fut jusqu'à une date récente le territoire celle d'une grande plantation sucrière. Une grande partie des terres a été lotie au cours des années 1970-1980, tandis qu'un quartier densément peuplé s'édifiait là où étaient dispersées les cases des travailleurs de la canne et de petits planteurs indépendants.

   La marche dans le feu aura lieu un dimanche de janvier. Des annonces ont été publiés dans la presse de l'île. Elles indiquent l'heure, le lieu, et elles disent que la cérémonie se déroulera en l'honneur des divinités indiennes,  et elles nomment "Pandyalé", sans autre explication.

Un regard ethnographique

Grâce à d'excellentes descriptions de Christian Barat[1], La Réunion dispose de documents très précis sur la marche dans le feu, dont il conte la chronique telle qu'il l'a suivie dans l'île. Il a pris la précaution de faire son relevé ethnographique dans deux temples, l'un de l'est et l'autre de l'ouest de l'île, et le lecteur peut juger que les différences de rituel entre ces temples n'entament en rien leur structure commune, qui est de loin l'essentiel.

Il est inutile de redire ici les détails de ces cérémonies; les ayant vécues à plusieurs reprises dans trois autres temples (La Plaine St-Paul, Saline les Hauts, Trois-Bassins) et ayant également plusieurs fois participé à toute la cérémonie de St Gilles les Hauts que décrit Barat, j'ai recueilli des observations qui recoupent largement ce qui apparaît à sa lecture ; on relève certes des variations, dans l'accent plus ou moins grand mis sur tel ou tel aspect de la cérémonie, dans l'importance des faits de possession, ou dans le nombre des participants, mais il en ressort surtout une remarquable constance dans la structure. Les variations ne dépassent pas celles qu'un chrétien pourrait constater entre des messes dites dans des églises différentes, et comme dans ce cas, la structure, les séquences, les moments forts sont aisément reconnaissables. On perçoit ainsi la solidité du modèle apparemment informel auquel se réfèrent les divers prêtres, modèle qui ne prend pas sa source dans un code explicité ou dans des textes prescriptifs, mais dans ce qui apparaît aux croyants comme les nécessités intrinsèques d'un culte, d'une séquence qu'il s'agit de ne pas négliger, tant l'enjeu est grand. 

 Les phases de la fête méritent d'être présentées avec un peu plus de détails, ce qui fait ressortir leur succession en une séquence significative :

Le premier soir ouvre le cycle cérémoniel. Le prêtre et tous ceux qui passeront sur le feu, ainsi que ceux qui, sans aller jusque là, ont fait la promesse de suivre toute la cérémonie, commencent leur carême, fait de privations alimentaires et d'une certaine austérité de comportements. Il durera vingt-cinq jours, jusqu'au remerciement qui suit d'une semaine la marche dans le feu

On désigne cette ouverture du nom d'une phase de la cérémonie qui est la marque essentielle de la journée : l'"ama-kap", c'est-à-dire le passage d'un bracelet (kap, tamoul kappou) au bras droit de chaque marcheur, près d'un point d'eau au cours d'une procession. Ce jour est aussi celui où l'on a confectionné les carlons. Petits édifices destinés à être portés sur la tête de certains marcheurs, ils sont le signe de la présence de l'une des trois déesses. 

A compter de ce premier jour, se déroulent des cérémonies quotidiennes dans la chapelle où les futurs marcheurs viennent le soir après leur journée de travail et restent dormir la nuit. Une cérémonie a lieu chaque soir[2], avant tout marquée par le récit d'épisodes du Mahabharata par le prêtre, épisodes que bien des marcheurs découvrent à cette occasion, surtout lorsqu'ils ne viennent pas d'un milieu religieux, voire hindou. Il s'agit là de l'un des nombreux espaces de transmission des héritages hindous auprès de la population réunionnaise.

Une semaine avant la marche dans le feu, donc en général dix jours après l'ama-kap a lieu une cérémonie importante, la sortie d'Alvan, Alvan-Katapouli Ce jour inaugure la série de représentations publiques de scènes du Mahabharata, auxquelles participent activement les marcheurs sous la conduite du prêtre. Cette cérémonie qui se déroule le soir, est accompagnée de la représentation de quelques épisodes légendaires rattachées à la figure d'Alvan[3]. Alvan, figure nécessaire à la marche, en raison de son rôle légendaire, entre ainsi en scène. Il entre voilé, et après avoir été honoré, par l'arrosage de lait, son voile est retiré, et l'on découvre qu'il s'agit d'une tête sans corps, très grande, qui se retrouvera face aux marcheurs, à l'extrémité de l'aire de marche, le jour du passage dans le feu.

La nuit qui précède la marche est celle de l'un des épisodes les plus importants, que l'on désigne généralement par la phase où il culmine, le mariage Bon-Dieu c'est-à-dire le mariage d'Adjounin et de Druvédé. Se déroulant tout au long de cette nuit, la cérémonie n'est pas seulement à la fois belle et empreinte d'un  sentiment de sacré qui se mêle à celui d'une fête[4]. Elle représente aussi l'un des temps où les liens sociaux s'expriment le plus clairement, liens sans lesquels la séquence cérémonielle n'aurait aucune chance de se perpétuer.

On ne s'attachera ici qu'à dégager les lignes conductrices de cette nuit, le lecteur pouvant retrouver dans le livre de Barat un reportage de son déroulement minute par minute.

Dans une première et longue partie de la soirée et de la nuit, s'affirme la participation de la communauté : accompagnées des tambours, des offrandes convergent vers le temple, apportées par de petites processions de jeunes filles et d'enfants qui tiennent des plateaux de fleurs, de fruits, de gâteaux et les déposent devant la statue de Draupadi et des autres divinités. Cependant, devant chaque statue du temple et devant les représentations situées à l'extérieur (Suryan, Nargoulan) se déroule, à compter de 19 heures environ, une prière conduite par le prêtre. Vient alors le temps d'un premier partage de nourriture végétarienne, tandis que les statues sont transportées sous un dais construit dans la cour du temple. face au public, à droite, se trouve Kali, à gauche Mariémin; entre elles Adjounin et Druvédé, et devant eux Vinaryégel. Alvan, à quelque distance, fait face au groupe.

Le prêtre et les marcheurs se placent en cercle à proximité pour une cérémonie d'environ deux heures où se succèdent des offrandes de fleurs, puis la prière autour d'un feu qui servira plus tard à allumer la flamme, entretenue jusqu'au lendemain que l'on conduira vers le bûcher préparé pour devenir le lit de cendres ardentes.

Commence alors la double narration du récit mythique : orale par le prêtre, mais surtout théâtrale par les marcheurs qui incarnent divers personnages et vivent certains des épisodes du Mahabharata qui précèdent ou qui suivent le mariage de Druvédé avec Adjounin; ils assistent au mariage, célébré par le prêtre, et qui unit selon le rituel d'un mariage tamoul les deux statues des divinités. On assiste successivement à l'éviction de prétendants de Druvédé, au concours d'arc que gagne Adjounin, et surtout à l'ascension de l'Himalaya par Adjounin, qui effectivement escalade un mat, image de la haute montagne, le tavesi, au sommet duquel il rencontre Krishna et revient invincible car il a désormais l'appui du Dieu.

La dernière phase peut commencer, mais il faut encore près d'une demi-journée. avant la marche proprement dite. La matinée et le début de l'après-midi sont dévolus à d'autres prières, à une longue procession qui conduit à nouveau tout le monde, mais cette fois de façon publique et avec l'accompagnement de tous ceux qui ont participé au mariage Bon-Dieu près de l'eau, au lieu où avait été pris l'engagement initial. Ceux qui portent sur la tête un carlon pour une divinité le gardent durant toute la procession, et ils traverseront aussi la braise avec ce poids sur eux. Quand la procession revient, l'aire de la marche est prête. On y a apporté, de bon matin, le feu que l'on a placé sous le tas de bûches. Plus tard on a étalé les braises et les cendres et enfin on a ratissé le tout. L'aire rectangulaire, sept grands pas de long sur trois ou quatre de large, a été préparée; le prêtre a installé toutes les protections indispensables: saclons[5] enterrés à chaque coin, au dessus desquels une touffe de lilas[6] est déposée après une prière, mise en place d'Alvan, creusement au long du petit côté opposé à celui où pénétreront les marcheurs du fossé empli d'eau où des femmes verseront du lait lors de leur passage.

Peu avant le soleil couchant, la procession arrive devant l'aire. Elle  y trouve la foule, curieux, touristes, voisins, tous tendus vers le spectacle. Mais la tension des marcheurs et des femmes qui participeront à la cérémonie est, elle aussi, manifeste. Quand les premiers passages commencent, les deux tensions s'unissent, dans un silence attentif, où le caractère irréfutable de l'exploit frappe tous les assistants. Après que les marcheurs soient passés trois fois, des femmes qui ont fait cette promesse, vêtues en jaune safran, se jettent face contre terre. Dans chaque main, elles tiennent une touffe de lilas dont elles se flagellent. Puis elles contournent l'aire, par trois fois, dans le sens des circumambulations. Parvenues au milieu de chaque côte et devant Alvan, elles se jettent chaque fois à terre. Un cabri noir est sacrifié devant Alvan, et le sacrificateur le traîne tout autour de l'aire. La nuit est tombée, et le public se disperse, tandis que les marcheurs et les femmes  reçoivent à manger.

Dans son intense brièveté, la marche apparaît clairement comme l'acmé d'une longue suite d'étapes qui l'ont rendue possible.

Le lendemain on casse les carlons et on défait les atours des dieux. Avec l'aide des marcheurs et des femmes, chaque statue, après une prière, se voit enlever ses vêtements de cérémonie; on détache les décorations du temple. Tous vont en procession vers l'aire où le prêtre récupère les piquets posés aux quatre coins et les saclons qu'il avait enterrés. Ceux-ci sont recueillis avec respect et déposés dans un pot de cuivre empli d'eau. Certains ramassent de la cendre pour l'emporter chez eux. Les fleurs, recueillies dans des sacs seront déposées au bord de l'eau, là où avait eu lieu l'ama-kap.

Une semaine plus tard, le remerciement ne regroupe guère que les marcheurs, leurs femmes et leurs proches. C'est le jour où cesse la carême[7].. Il est marqué par le démontage du Tavesi, et par une cérémonie assez brève suivie d'un repas qui achève le cycle festif..


[1] C.Barat , 1989, pp 190 à 262.
[2] Pour une description très détaillée de tous ces épisodes, voir Barat (1989), pp 192-262. on s'attachera ici à mettre en relief la structure générale de la cérémonie et de dégager le sens de ses phases.
[3] On en trouvera le récit détaillé dans Barat, 1989, p. 203-209 et 228-253
[4] Plusieurs prêtres, doutant quelque peu de la qualité du carême suivi par les marcheurs effectuent une petite cérémonie de purification au bord de l'eau, généralement là où ils ont fait l'ama-kap, la veille du mariage bon-dieu.
[5] Plaques métalliques portant une gravure capable d'invoquer une divinité. On donne aussi ce nom au dessin lui-même
[6] Margosier
[7] Certains prêtres dissocient le remerciement de l'ensemble cérémoniel. Ils le célèbrent plusieurs semaines plus tard, en présence de tous les marcheurs, après un nouveau carême de huit jours. Cela permet de reccourcir la pèriode de carême directement liée à la fête et d'y mettre fin dès le lendemain de la marche. Ils craignent en effet que certains marcheurs, après avoir passé sur le feu avec succès et fatigués d'un si long sacrifice ne respectent plus les interdits, ce qui aurait des conséquences imprévisibles.


    

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