Regard du "marcheur"

La structure générale de la cérémonie contribue à éclairer les deux types de rapports que l'hindouisme réunionnais met en jeu : celui des individus au divin, et celui d'une institution à la société où elle s'inscrit.

La marche dans le feu est la plus importante de toutes les "promesses" qu'un individu puisse faire face au malheur. Mais cette promesse elle-même n'a pas toujours la même signification selon les marcheurs. Les uns, nés et éduqués dans la tradition indienne rurale, y voient une des grandes cérémonies religieuses annuelles du temple de leur région. D'autres, qui viennent de l'autre côté de la frontière invisible au-delà de laquelle tout ce qui touche aux cultes indiens est maléfique peuvent s'être tenus prudemment à l'écart, dans un sentiment mêlé de crainte et de mépris. Talonnés par des difficultés, ils peuvent avoir demandé secours à un pusari et ils franchissent cette frontière quand, en garantie et en remerciement, ils décident de "passer dans le feu".

Il s'agit avant tout de la rencontre avec un pouvoir, de l'attestation d'un pouvoir que chacun peut constater lors de la cérémonie. Mais les choses vont ensuite plus loin. La longue pré­paration de la marche et l'ascèse qu'elle implique, la camaraderie qui peut naître entre les futurs marcheurs, les explications du pusari, leur font alors découvrir un univers de mythes et de rites auquel ils participent. Tout bascule alors et les phénomènes diaboliques se révèlent comme une autre façon de prier Bon-Dieu, un Bon-Dieu qui accorde souvent mieux que le Bon-Dieu créole, celui des églises à qui on avait vainement fait auparavant des pro­messes. On répète la marche durant 3, 6 voire 9 ans, et l'intégration se ren­force. Peu à peu certains deviennent des fidèles très attentifs. La consulta­tion auprès du pusari a été le prélude à un véritable apprivoisement qui assure aux cultes indiens un point d'ancrage dans la société qui les entoure.

Regards des curieux.

Un autre versant d'où la société regarde la marche dans le feu est très fréquenté, depuis que les Métropolitains sont nombreux dans l'île : c'est celui du spectacle. Peu sensibles aussi bien au caractère religieux qu'au contexte médico-magique, ils viennent en foule aux temples voir un spectacle qui tient de l'exploit sportif et du cirque, tout en se teintant vaguement de pouvoirs surnaturels émanés d'une Inde mythique. Attitude qui est parfois mise à profit par les pusari comme un moyen de montrer à leur public combien des gens importants et instruits sont fascinés par leurs pouvoirs. Et, bien que les participants, fidèles ou prêtres, ne se laissent pas entraîner du coté du spectateur incroyant, il semble s'amorcer çà et là un processus de sécularisation de la fête, proche de celui que Firth  a décrit en Malaisie[10]. La fête a lieu mais, même si la foi persiste entière, on tolère dans certaines circonstances qu'elle ne soit que spectacle, ou du moins accepte-t-on ceux pour qui elle l'est... Regards curieux des touristes, où l'exotique se mêle à un certain sadisme, mais qui, au constat d'un exploit inexplicable, se tourne vers des essais d'interprétation, voire vers une adhésion.

D'autres regards

Ils sont nombreux. Beaucoup parmi les regards qui se posent sur cette marche dans le feu l'isolent du reste de la cérémonie (qu'on ignore souvent) et retiennent avant tout le prodige. Regard de certains croyants indiens qui ont opté pour une religion modernisée et pour qui la marche représente à la fois un patrimoine et un archaïsme;  ils ont souvent les plus grandes difficultés à évaluer clairement s'ils l'approuvent ou s'ils la rejettent...

Regards de crainte, ou du moins regards longtemps craintifs des créoles qui constatent ce prodige et y reconnaissent, sous l'inspiration de leurs curés, la marque du Diable.

Regards savants des médecins et des psychologues, porteurs de discours souvent prétentieux qui avancent, sans beaucoup de preuves, des explications d'apparence technique...


[10] R.Firth, 1966


    

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