"au
début du XXe siècle on comptait pas moins de trente troupes de marionnettes
yakshagana gombeyata dans la région de Kundapura"
C'est
à l'occasion de la prochaine prestation d'une troupe de marionnettistes du
Karnataka dans le cadre du Festival de l'Imaginaire, à la Maison des
Cultures du Monde, à Paris, que nous avons posé quelques questions à Pierre
Bois, coprogrammateur du Festival. Il nous parle donc ici de ces
marionnettes yakshagana gombayeta et de la troupe de Bhaskar Khamat...
En partenariat avec
La Nouvelle Revue de l'Inde.
Voir aussi notre dossier spécial
marionnettes indiennes...
IR/LNRI : Pierre
Bois, pourriez-vous commencer par vous présenter à nos visiteurs ?
PB : Je suis
ethnomusicologue de formation, conseiller artistique à la Maison des
Cultures du Monde, en charge d’une partie de la programmation du
Festival de l’Imaginaire.
IR/LNRI : Votre
parcours vous a-t-il déjà mis en rapport avec le milieu artistique et
culturel indien par le passé ?
PB : Travaillant à la Maison
des Cultures du Monde depuis bientôt vingt-cinq ans, j’ai effectivement
eu l’occasion de côtoyer plusieurs artistes traditionnels indiens par le
passé, notamment le chanteur de qawwâli de Lucknow Jafar Husayn Khân
avec lequel nous avons publié un CD, l’artiste baûl Parvathy, les
maîtres danseuses de Mohini Attam du Kerala, Leelamma et Kshemavathi
Kalamandalam, le musicien Ravi Gopalan Nair avec qui nous avons présenté
les rituels Teyyam, Tirayattam et Mudiyettu du Kerala, le joueur de
tabla tarang Pandit Kamalesh Maitra, Ashish Kar et sa troupe de danse
masquée Chhau de Seraïkella dans le Bihar, et bien d’autres.
IR/LNRI : Vous
proposez à la Maison des Cultures du Monde un spectacle de marionnettes
du Karnataka : dans quelles circonstances avez-vous découvert les
artistes créateurs de ce spectacle ?
PB : La découverte des
marionnettes Yakshagana gombeyata par la Maison des Cultures du
Monde est une longue histoire. Elle remonte à 1977, c’est-à-dire avant
même la création de la Maison des Cultures du Monde en 1982. À cette
époque, notre président, Chérif Khaznadar et son épouse Françoise Gründ
dirigeaient le Festival des Arts traditionnels à Rennes. Lors d’une
mission de prospection dans le Karnataka, un de leurs amis journalistes,
K. S. Upadhyaya, leur fit découvrir cette forme de marionnettes à fils
dans un petit village du district de Dakshina Kannada, le village d’Uppinakudru.
De cette tradition très vivante au début du XXe siècle, il ne restait
plus que la troupe de Kogga Kamath, et lui-même, faute de pouvoir en
vivre, avait dû abandonner cette pratique pour prendre un emploi de
facteur, plus rémunérateur. Par ailleurs, le conservateur d’un musée de
Delhi venait de lui racheter toutes ses marionnettes pour les mettre
dans son musée, ne lui en laissant que deux en mauvais état. Kogga
Kamath accepta néanmoins de rassembler les quelques membres de sa troupe
et, avec les deux marionnettes qui lui restaient, il improvisa la
représentation d’un épisode du Mahâbhârata qui subjugua ses
visiteurs. Le lendemain, Chérif Khaznadar lui proposa l’arrangement
suivant : en contrepartie de l’équivalent de six mois de salaire, il lui
proposait de laisser de côté son nouveau travail pour se consacrer à la
fabrication de nouvelles marionnettes et à la préparation d’un
spectacle. Si les délais étaient tenus, il l’inviterait l’année suivante
à venir présenter son spectacle au Festival des Arts Traditionnels à
Rennes.
En mars 1978, le Yakshagana gombeyata fut donc présenté pour
la première fois en Europe, tout d’abord à Rennes, puis au Festival de
Hollande et à l’Institut des Tropiques à Amsterdam, à l’Institut de
musicologie comparée à Berlin ainsi que dans d’autres villes
d’Allemagne. En novembre, la troupe revint, notamment aux Pays-Bas où
elle joua cette fois devant la reine Juliana. De son côté, K . S.
Upadhyaya accumulait des témoignages, des articles, des lettres qu’il
fit publier dans la presse locale à son retour en Inde.
En 1980, la troupe reçut le Prix de la Sangeet Natak Academy. Enfin
reconnue, elle allait pouvoir survivre et continuer son action dans son
village, dans sa région, dans son pays mais aussi dans plusieurs
festivals internationaux. Encouragé, Kogga Kamath transmit son art à son
fils Bhaskar qui reprit le flambeau en 1999. La même année, il revenait
en France et donnait plusieurs représentations d’un épisode du
Râmâyana à la Maison des Cultures du Monde et dans d’autres villes
françaises. Bhaskar Kamath représente la cinquième génération de cette
famille de maîtres de marionnettes yakshagana gombeyata.
IR/LNRI :
Pouvez-vous nous en dire plus sur cette longue lignée ?
PB : Les marionnettes
Yakshagana ont été inventées par trois frères de la famille Kamath d’Uppinakudru,
au milieu du XVIIIe siècle. À l’origine, le Yakshagana était – et est
toujours – un théâtre d’acteurs. Mais voyant que certaines familles
n’avaient pas les moyens de s’offrir une représentation d’acteurs, les
frères Kamath imaginèrent de l’adapter sous la forme d’un théâtre de
marionnettes à fils, plus léger et moins coûteux. Le succès fut tel
qu’au début du XXe siècle on comptait pas moins de trente troupes de
marionnettes yakshagana gombeyata dans la région de Kundapura.
Dans les années 50, les marionnettes connurent un premier déclin et
furent revivifiées par Devanna Kamath, le grand-père de Bhaskar.
Celui-ci en profita pour améliorer la facture des poupées, rajoutant
diverses articulations aux jambes. Plus tard, son fils Kogga Kamath
apporta sa touche personnelle en ajoutant une articulation aux
chevilles.
Aujourd’hui, Bhaskar poursuit ce travail d’amélioration en essayant
de donner vie aux visages par des mouvements de lèvres et d’yeux. Il a
également introduit dans le spectacle un bestiaire plein d’imagination
et de drôlerie. Mais c’est aussi un entrepreneur efficace. Utilisant les
moyens de communication modernes, il monte désormais des tournées un peu
partout en Inde, en Asie, en Amérique et en Europe, où il organise aussi
des ateliers. Il fait ainsi vivre une dizaine de personnes,
marionnettistes, narrateurs-dialoguistes, chanteur et tambourinaires.
IR/LNRI : Quelles
sont les spécificités de ces marionnettes du Karnataka ? Qu'est-ce qui
notamment les différencie de celles - peut-être plus connues chez nous -
du Rajasthan ?
PB : Les marionnettes
Yakshagana sont très différentes du Kathputli du Rajasthan, même si dans
les deux cas il s’agit de marionnettes à fils. Une marionnette du
Yakshagana est une poupée en bois, recouverte de riches vêtements de
tissu, qui mesure environ soixante-quinze centimètres et pèse en moyenne
sept kilos. Les plus grosses, comme l’éléphant, peuvent peser une
trentaine de kilos. Elles sont animées par quatorze à seize fils,
maintenus par deux poignées de bois, une pour chaque main. Ces fils sont
attachés à toutes les articulations du corps de la marionnette,
chevilles, genoux, hanches, épaules, coudes, poignets et mains, cou et
tête. Les mouvements sont donc beaucoup moins rapides et sautillants
qu’avec les poupées légères du Kathputli, mais ils sont en revanche
beaucoup plus fluides, beaucoup plus élaborés. La thématique est
également différente puisqu’il s’agit ici d’une tradition issue du sud
de l’Inde, profondément hindouiste : ce sont généralement des épisodes
des Purana ou, plus souvent encore, des épisodes du
Mahâbhârata ou du Râmâyana.
IR/LNRI : Et
quelle est la teneur du spectacle présenté dans le cadre du festival de
l'Imaginaire ?
PB : La troupe d’Uppinakudru
présentera à la Maison des Cultures du Monde un épisode extrait du
cinquième chant du Râmâyana. Râma, parti à la recherche de son
épouse Sita qui a été enlevée par Ravana, fait appel à Sugriva, le roi
des singes. Celui-ci envoie des armées de singes aux quatre points
cardinaux. Toutes reviennent bredouille, sauf une qui, après avoir
souffert de la faim et de la soif, rencontre l’aigle Sampathi. Celui-ci
informe les singes que Sita est retenue par Ravana dans son palais de
l’île de Lanka. On décide d’envoyer Hanuman en éclaireur. D’un bond,
celui-ci franchit la mer et atterrit dans le jardin du palais de Ravana.
Il découvre Sita assise sous un arbre, affaiblie et déprimée, mais elle
résiste toujours aux avances de Ravana. S’étant fait connaître, Hanuman
lui explique les raisons de sa présence et elle lui confie son bijou de
tête, le chudamani, afin qu’il le remette à Rama en signe d’amour et de
fidélité. Pris d’une fringale soudaine, Hanuman se jette sur le verger
royal de Ravana. Son saccage ameute les gardes de Ravana et Hanuman se
fait arrêter. On le condamne à être brûlé mais, parvenant à s’échapper,
la queue en flammes, il met le feu au palais de Lanka.
IR/LNRI : Ce
spectacle sera-t-il fidèle à la tradition des marionnettes gombeyata
? Ou bien sera-t-il adapté, d'une manière ou d'une autre, au public
occidental ?
PB : Ce spectacle sera donné
tel qu’il est représenté en Inde, sans aucune adaptation particulière.
En revanche, un surtitrage succinct permettra au public français de
suivre l’action.
IR/LNRI :
S'agit-il d'une tradition figée, d'une tradition en danger, en évolution
?
PB : Le yakshagana
gombeyata est en constante évolution. Mais c’est une évolution dans
le bon sens, qui doit tout à la civilisation qui a vu naître cette forme
d’expression exceptionnelle et se refuse à sacrifier à l’autel de la
mondialisation. Bhaskar Kamath a parfaitement compris, lorsqu’il se
produit en tournée à l’étranger, que ce que le public attend, c’est un
spectacle qui témoigne de la spécificité culturelle de sa région natale.
On a vu que la facture des marionnettes avait considérablement
évolué au cours des trois dernières générations. Il en va de même en ce
qui concerne la manipulation. Autrefois, les marionnettistes jouaient
aussi les dialogues de leurs personnages. Mais la manipulation est
devenue aujourd’hui si complexe et si prenante pour les marionnettistes
que les dialogues sont désormais confiés à deux personnes qui ne font
que ça. La musique quant à elle est toujours omniprésente, fidèle à la
tradition des ragas et des talas du Karnataka. Le chanteur, bhagavata,
assure la narration du récit et surtout il exprime avec émotion les
états d’âme des personnages. Enfin les tambours chande et
maddale continuent de rythmer l’ensemble du spectacle.
Peut-on parler d’une tradition en danger ? Il faut parfois peu de
chose pour qu’une tradition bascule et s’effondre ou qu’au contraire
elle renaisse comme on l’a vu ici. Bhaskar Kamath est dans la force de
l’âge et il poursuit avec passion et enthousiasme l’œuvre de ses
prédécesseurs, avec un projet à long terme : la création d’un centre de
la marionnette à Uppinakudru. Le terrain est choisi, les plans sont
prêts, il lui reste à trouver les moyens de construire et il s’y
emploie. Ses enfants lui succéderont-ils ? Ils sont encore bien jeunes
pour se déterminer et l’avenir nous le dira.
IR/LNRI :
Êtes-vous impliqué dans d'autres projets relatifs à la culture indienne,
pour un avenir plus ou moins proche ?
PB : Le Yakshagana sera
représenté à la Maison des Cultures du Monde du 6 au 9 avril 2012 dans
le cadre du Festival de l’Imaginaire. Les 19 et 20 mai, le Festival
présentera une jeune danseuse de Kathak, Vidha Lal, accompagnée de
remarquables musiciens de la tradition de Lucknow qui, en première
partie, improviseront un duo de sarod et de sarangi. Quelques semaines
plus tard, du 8 au 10 juin, le Festival présentera au musée du Quai
Branly une cérémonie Sankirtana de l’État du Manipur, véritable oratorio
chanté, tambouriné et dansé à la gloire de Krishna. Et à la rentrée de
septembre, la collection de disques INEDIT/Maison des Cultures du Monde
publiera un compact disc de musiques de Mohini Attam, la danse classique
du Kerala. Depuis sa création en 1982, la Maison des Cultures du Monde a
présenté pas moins d’une centaine de formes spectaculaires
traditionnelles de l’Inde, musique, danse, théâtre et rituels. L’année
dernière, le Festival de l’Imaginaire avait également présenté dans le
cadre de la Saison des Outremers le Narlgon ou Bal tamoul de la Réunion,
faisant ainsi écho à une programmation de Teru Koothu du Tamil Nadu en
1997. L’Inde est riche, nous n’en avons pas encore découvert toutes les
merveilles culturelles.
La Maison des
Cultures du Monde (101, Bd Raspail - 75006 Paris) présente la 16ème
édition de son Festival de l'Imaginaire, du 9 mars au 17 juin. Dans ce cadre,
plusieurs spectacles indiens seront proposés :
- YAKSHAGANA - MARIONNETTES DU KARNATAKA, AVEC LA TROUPE UPPINAKUDRU
YAKSHAGANA GOMBEYATA, SOUS LA DIRECTION DE BHASKAR KOGGA KAMATH
Vendredi 6 et samedi 7 avril à 20h30
Dimanche 8 et lundi 9 avril à 17 heures.
-
VIDHA LAL, DANSE KATHAK - PRÉCÉDÉE D’UN RÉCITAL DE MUSIQUE
HINDOUSTANIE
Samedi 19 mai à 20h30 et dimanche 20 mai à 17 heures.
-
SANKIRTANA - CHANTS ET TAMBOURS RITUELS, AVEC LES GRANDS MAÎTRES
DU MANIPUR
Vendredi 8 juin et samedi 9 juin à 20h30
Dimanche 10 juin à 17 heures
Attention, ce spectacle est présenté à l'Auditorium du musée du quai Branly
37 Quai Branly 75007 Paris.