Ananda Devi :

"Peut-être est-ce l'Inde mythique qui m'habite"

Photo © Harrikrisna Anenden (reproduction interdite)

    
  

   C'est en 2003 que nous avons pour la première fois eu le bonheur de rencontrer virtuellement Ananda Devi à l'occasion d'une précédente interview sur ces pages. Depuis lors, la romancière mauricienne a été récompensée par divers prix littéraires francophones prestigieux, notamment pour son roman Ève de ses décombres. Mais c'est un autre livre, paru en 2007, Indian tango, qui retiendra surtout notre attention, tant il apporte un riche éclairage sur la dimension indienne de l'oeuvre d'Ananda Devi. Rappelons peut-être aussi que celle-ci a eu la très grande gentillesse de préfacer notre ouvrage Lettres de Shandili, suivies du Devîsadangeï, publié à la suite de ses encouragements.


Interview  -   Site Internet  -  Indian tango
Le Voile de Draupadi     Moi, l'Interdite     Pagli     L'Arbre fouet
Texte intégral : Les trois notes

Interview de 2003


Interview

  • IR : Ananda Devi, depuis notre dernière interview, vous avez publié chez Gallimard sur un rythme soutenu, et avez connu les honneurs de divers prix littéraires : comment ressentez-vous cette reconnaissance de plus en plus évidente de la qualité de vos écrits ?

    AD : C'est une reconnaissance très relative qui n'a pas vraiment changé ma vie, d'autant plus que je suis de nature angoissée et que les doutes ne me quittent jamais. Mon parcours littéraire a évolué très lentement, et comme je ne m'attends pas à un succès fulgurant qui changerait ma vie (matériellement), je vois le reste du chemin comme la poursuite de ce processus de construction littéraire qui a commencé il y a plus de trente ans et dont j'espère qu'il me permettra un jour d'écrire le grand roman que j'attends...
     

  • IR : Vous avez aussi  mis en ligne un site Internet... qu'est-ce qui vous y a poussée ?

    AD : L'envie de me présenter autrement que par les articles que l'on trouve sur moi sur Internet, de faire connaître certains de mes premiers livres (le site n'est pas complet mais je dois y inclure des extraits de Rue la Poudrière, Solstices, etc.), de livrer quelques impressions à travers mes "carnets" - bref, c'est un espace d'existence virtuelle autre, qui se donne le temps d'exister. L'envie m'en est venue après la parution d'Indian Tango, qui a finalement eu peu d'échos dans la presse, et je me suis dit que par le biais de ce site, je pourrais parler de mes livres de façon plus approfondie. Me livrer aussi un peu, peut-être ?
     

  • IR : J'ai découvert sur ce site - excusez mon ignorance à ce sujet - l'existence du film La Cathédrale, inspiré par l'une de vos nouvelles : pouvez-vous nous en parler davantage ?

    AD : Ce film, réalisé par mon mari, Harrikrisna Anenden, est tiré d'une nouvelle de Solstices, que j'ai écrite à l'âge de dix-sept ans ! C'est le premier film de fiction de mon mari, qui est réalisateur de documentaires. C'est aussi le deuxième long-métrage de fiction réalisé à Maurice par des Mauriciens, c'est donc une sorte de première cinématographique pour notre pays. Il a été fait avec un tout petit budget et avec des acteurs non professionnels, mais le résultat est un film lent, attachant, qui prend le temps de se développer. Le scénario, que j'ai écrit, reste en phase avec le regard de l'adolescente que j'étais quand j'ai écrit l'histoire. Je ne pouvais changer cela, même si je ne suis plus la même. Mon mari en a fait un film très personnel et poétique. Ce film a été présenté dans une douzaine de festivals dans le monde, ce qui signifie qu'il est parvenu à toucher un certain nombre de gens. Nous venons d'ailleurs de le présenter au Japon.
     

  • IR : Je voudrais maintenant, surtout, m'attarder sur votre roman Indian Tango, paru en 2007 dans la prestigieuse collection "blanche" et sélectionné pour le prix Femina. C'est votre premier roman intimement lié à l'Inde, terre de vos ancêtres. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour évoquer ce pays ?

    AD : Je pense que je n'étais pas prête et que je ne savais pas par quelle porte y entrer. Je ne pouvais prétendre connaître l'Inde, et pourtant ce pays est intimement mêlé à ma personne, à ma pensée. Je le connais d'une manière profonde mais je n'en connais pas nécessairement le quotidien. Ou peut-être est-ce l'Inde mythique qui m'habite, tandis que le pays du réel reste une contrée inconnue ? Par ailleurs, je ne prémédite pas le sujet de mes romans, ils me viennent d'eux-mêmes et il s'est trouvé que jusqu'ici, même si certains de mes romans sont "indiens" de par leur sujet (Le Voile de Draupadi, L'Arbre Fouet et même Pagli), aucun de mes romans précédents n'a souhaité se passer en Inde! Pour Indian Tango, ce n'était pas non plus prémédité. Le roman a démarré à partir de la première phrase, écrite alors que j'étais de passage à Paris. Je ne savais pas très bien quoi en faire. J'ai pensé que cette histoire se passait à Maurice, puis je me suis rendu compte que cette phrase parlait de transgression féminine. Il fallait que cette transgression aille très loin dans la chair du personnage. Cela ne pouvait se passer en Europe, mais même à Maurice, le poids de la transgression n'aurait pas été aussi grand. C'est là que j'ai commencé à comprendre que cela allait se passer en Inde, mais je dois avouer que j'ai hésité et que cela m'a fait peur.
     

  • IR : Ce seul roman résume-t-il l'essentiel de ce que l'Inde vous inspire ?

    AD : Non, certainement pas ! Je voudrais encore écrire quelque chose qui se fonde sur l'un des thèmes de la mythologie, j'ai toujours eu envie d'écrire une pièce de théâtre moderne en reprenant un sujet du Mahabharat - par exemple Draupadi jurant de ne pas s'attacher les cheveux jusqu'à ce qu'elle les ait lavés dans le sang de Dhusashana, ou même le jeu de dés où le roi la perd au jeu -, j'aurais voulu trouver cette puissance extraordinaire de La Machine Infernale de Cocteau, qui est peut-être la pièce que j'aime par-dessus tout, et j'espère donc revenir vers l'Inde ultérieurement. Cela dit, ce roman exprime assez bien, me semble-t-il, le sentiment de décalage, de familiarité et d'étrangeté que je ressens dans ce pays. Le rapport de l'écrivain avec Delhi est assez proche du mien.
     

  • IR : La société et la vie politique indiennes constituent un arrière-plan très présent dans le livre : suicides de paysans, élections de 2004, silhouette de Sonia Gandhi, bidonvilles, sourire provocateur de Bijli l'intouchable, sourire édenté d'un marchand de thé suicidaire... Vous semblez porter un regard très critique sur cette société indienne, inique, dure. Vous semblez vouloir dire que l'Inde devrait changer en profondeur mais qu'elle ne le peut pas : est-ce une interprétation correcte de votre propos ?

    AD : Mon regard sur toutes les sociétés est critique, ce n'est pas caractéristique de ce roman-ci. Je choisis de décrire les lieux où passent les failles, et où on sent donc le plus intensément l'onde de choc entre l'ancien et le moderne, entre une possibilité de civilisation et une autre. L'Inde ayant une civilisation très ancienne, j'ai effectivement juxtaposé la liberté accordée au corps de la femme dans l'antiquité et l'étroitesse de vision qui prévaut dans l'Inde moderne, à travers ce seul personnage de Subhadra. Changer en profondeur ? Je ne pense pas que cela soit possible, hélas !


Photo © Harrikrisna Anenden (reproduction interdite)

  • IR : On sent cependant à travers bien des pages une authentique et intime connaissance de la culture indienne, une attirance peut-être plus nette encore qu'auparavant : ces chansons lourdes de sens, ce sitar presque humain, cette porte - l'Alai Darwaza - ouverte en plein Delhi sur une scène quasi-fantasmagorique... Y a-t-il eu chez vous une évolution de vos rapports à la culture indienne ?

    AD : Je ne pense pas qu'il y a eu une évolution, mais que j'ai simplement laissé libre cours à une fibre autobiographique qui m'a permis d'utiliser pleinement mon "expérience" de l'Inde depuis mon enfance, c'est-à-dire à travers les films, la musique - classique et moderne -, les mythes, la religion, la peinture, la sculpture etc. Peut-être n'aurais-je pas pu faire cela avant, qu'il me fallait cette maturité pour le faire. C'est comme si j'avais creusé dans ma propre terre et avais touché à la couche enfouie, souterraine, constituée par la culture indienne, et avais ainsi pu y puiser à volonté pour bâtir Indian Tango. Tout cela a toujours été là, il ne s'agit pas d'une attirance mais d'une présence. Je ne l'avais tout simplement pas décrite de cette manière - encore une fois, en me permettant un récit qui, pour la première fois, se tourne vers l'autobiographie.
     

  • IR : Comme dans Ève de ses décombres et dans bien d'autres textes précédemment, "l'ange noir de l'écriture" semble vous attirer inexorablement vers l'évocation du sordide, de la cruauté des choses et des êtres... Votre écriture transcende esthétiquement ces laideurs, dans une dynamique peut-être baudelairienne, mais ne les sauve jamais de ce qu'elles sont : peut-on parler d'une écriture sans espoir ?

    AD : Pour moi, l'acte d'écrire constitue l'espoir. La mise en mots et en images, la restitution, par le biais de la beauté, d'un univers fait de rage et de violence, est un miracle intime qui me permet de vivre. Dans le livre, je parle ironiquement de cette attirance envers les ténèbres, de cette inspiration dictée par "l'ange noir", je dis que, même si l'on explique cela par un besoin d'interpeller le lecteur, ce genre d'écrivain cache peut-être par là une attirance quasi malsaine pour le sordide et la cruauté ? Ce n'est peut-être pas un hasard si un de mes personnages s'appelle Sadiq/Sad? Cela dit, je crois que Indian Tango contient de l'espoir, puisque pour une fois mes personnages ne meurent pas à la fin ! L'écrivain restera peut-être enfermé, mais ce n'est là que le sort de l'écrivain et son rôle - comme le moine Ananda, il recrée ses personnages mais ne peut trop se hasarder à vivre...
     

  • IR : Ce roman, dans lequel vous menez aussi une réflexion identitaire - sur vous-même, sur l'écrivaine que vous êtes, sur ce que cette écrivaine a enfanté jusque là -  semble se vouloir une sorte d'aboutissement, la découverte d'une vérité longtemps côtoyée mais toujours ignorée, une admission "dans le secret des dieux" (p.166) : est-ce exact ? Quelle est cette vérité ?

    AD : C'est un roman que j'ai eu du plaisir à écrire et qui m'a paru, à la fin, être une sorte d'étape. A cinquante ans, je suis parvenue à parler d'écriture et des femmes comme je ne l'avais jamais fait avant. Cela m'a rendue heureuse, oui, on pourrait parler d'aboutissement, même si l'angoisse de la suite m'a aussitôt reprise ! C'est un roman autant sur l'énigme des femmes que l'énigme de l'écriture, qui, dans mon cas, sont la même chose. Je ne pense pas avoir été si loin dans aucun de mes romans, même si tous se dirigeaient vers ce point de fuite à l'horizon. Je ne sais pas ce que j'écrirai après (j'ai en ce moment des ébauches mais je ne sais pas si elles aboutiront) mais je crois bien qu'Indian Tango restera mon roman testament.
     

  • IR : Vers quelles autres vérités, ou quels autres horizons allez-vous diriger à présent vos pas ?

    AD : Justement, je ne le sais pas... J'ai un texte en cours, difficile, ardu, qui semble se refuser à moi. Je ne sais pas si j'arriverai au bout. Je dois aller plus loin, pousser davantage cette recherche de ce qu'est l'homme, de ce qu'est l'écriture, du sens du monde, mais je ne sais pas si j'y arriverai. C'est pourquoi, à la première question, je répondais que ma vie n'a pas changé. Cette recherche-là sera toujours présente, peu importe le destin de mes livres. Et ma grande frayeur est de ne pas faire mieux, de rester en deçà de mes exigences.

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Site Internet

  

   Ananda Devi a désormais son propre site Internet. A l'image de la romancière, il nous propose quelques trésors, quelques textes inédits aux beautés jamais fades (rubriques "Carnet", "Lettre", "Inédit"), mais aussi une présentation du film La Cathédrale, évoqué au cours de l'interview ci-dessus et réalisé par le mari de la romancière à partir d'une de ses nouvelles de jeunesse.
     On découvrira aussi avec intérêt diverses images, une bibliographie et une rubrique consacrée aux traductions étrangères des oeuvres de l'auteur.

Le site se trouve à cette adresse : http://anandadevi.cinequanon.net/Ananda_Devi/Accueil.html

     

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